La fille est entrée dans le bar, et j’ai su qu’elle me ferait bander rien qu’en fermant les yeux. Elle était d’une beauté renversante. L’atmosphère électrisée se figea une seconde, le temps d’apprécier l’onde de choc. Une sorte de halo invisible semblait l’entourer, qui la protégeait des autres. Elle avança jusqu’au comptoir la tête légèrement baissée, cherchant quelque chose dans son sac. Je savais pourtant qu’elle n’était pas dupe de ce qu’elle dégageait. Elle savait qu’elle avait irradié l’espace tout entier, que des regards curieux se posaient sur elle cherchant à deviner ce qu’elle allait faire, quelle attitude elle allait prendre. Elle leva la tête, m’adressa un sourire qui me désarma complètement et s’assit tranquillement sur le tabouret le plus haut, au comptoir. Je vis ses lèvres bouger mais n’entendis rien. Mon barman fut plus vif et lui servit son perrier. J’avais l’air d’un con, je le voyais bien, l’oeil rivé sur elle comme un alcoolique sur son demi, j’allais baver dans deux minutes. La fille me regardait tranquillement en sirotant son verre, et je me liquéfiais sur place. Petit à petit, je sentis que mon corps retrouvait vie. La musique me parvint aux oreilles, les éclats de rire, les cuillères sur les verres, les chaises qu’on déplace, la porte qui s’ouvre. La fille me regardait toujours, et alors que j’allais saluer des amis qui venaient d’entrer, je sentis son regard dans mon dos bien qu’elle ne détournât pas la tête, m’observant dans le miroir devant elle. Je ne me rappelle plus de ce que l’on m’a dit, ni ce que je fis ensuite, j’étais comme hypnotisé, un automate a plus de vie. Elle reçut un coup de fil, nota quelque chose dans son agenda, finit son verre, et je ne savais plus comment je m’appelais. Qui était cette fille? Elle ne pouvait être du quartier, je l’aurai déjà remarquée. D’où venait-elle? Elle partit alors que je discutais avec des clients, que j’aurai bien lentement étranglés, un par un, pour m’avoir fait rater sa sortie. Je baissais le rideau de fer quand soudain je la revis.
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Je suis triste, car le grand-père va mourir. En fait, c’est le frère de ma grand-mère, mais on l’a toujours appelé grand-père. Le plus triste, ce n’est pas tant qu’il va mourir, mais que je me suis trompée. Je me suis trompée, dans tous les sens du terme. Il ne faut pas inventer, il faut vérifier, ou savoir, mais savoir juste. Je n’étais pas encore juste. Mais voici l’histoire.
Quand j’étais petite, nous allions régulièrement déjeuner chez ma grand-mère. Son frère, qui habitait la maison à côté, venait manger avec nous avant de rentrer chez lui faire sa sieste. Nous avions l’habitude de prendre un apéritif sous le tilleul, avant de débarrasser pour mettre les assiettes et passer à table. J’étais petite, délurée, et tout m’intriguait, mais au lieu de poser des questions, je m’inventai souvent des histoires. Plusieurs dimanches se sont succédés où un même manège s’est répété, et pendant plus de vingt ans, jusqu’à aujourd’hui pour être exacte, j’ai pensé que le grand-père était un peu fêlé, un peu fou, et je n’ai dès lors jamais essayé de mieux connaître le vieil homme.
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Je suis caissier dans un supermarché. Je suis le seul homme à ce poste. Ça n’a pas d’importance. J’aime mon métier. On a beau dire, mais c’est un métier sympathique : on peut rêver, surtout quand c’est un gros caddie.
J’aime les gros caddies, bien remplis, surtout ceux qui passent pour la livraison, avec eux, on est moins pressé. J’essaie le plus possible d’être à la caisse livraison, quitte à échanger avec Martine ou Pierrette, qui sont gentilles avec moi. Quand un gros caddie se pointe à l’horizon, je peux reprendre ma rêverie : j’aime poursuivre les mêmes rêves, les peaufiner, les compléter, les refaire exactement pareils aussi. Par exemple, je suis pêcheur dans le grand large, et chaque produit est un poisson, un gros poisson, et ran, une belle prise, et ran, une autre, la lessive, un beau flétan, le camembert, un thon extraordinaire, les petits pois, un saumon magnifique… Je sais que je souris quand je poursuis mes rêves, et les clients croient que c’est pour eux, et me sourient aussi, jusqu’à ce qu’ils soient gênés, surtout quand ce sont des hommes, allez comprendre. Voilà un caddie, il fait beau, je suis sur le pont, et puis soudain le ciel se voile, un gros grain arrive, c’est la tempête, il faut s’amarrer, s’arque bouter, s’accrocher au bastingage, le vent hurle, la pluie tombe en rafales, c’est une tempête énorme, gigantesque, les marins crient sous l’effort, les ordres se succèdent, les muscles sont bandés, les mâchoires crispées, des bruits sourds ébranlent le navire, des sifflements claquent, tout n’est qu’un vaste chaos de bruits énormes et monstrueux, puis petit à petit les stridences s’espacent, la pluie se fait moins forte, le vent moins violent, les bourrasques plus timides, et nous pouvons hisser les filets, jeter les poissons dans la cale, souffler, et la partie prend fin, et nous sommes fiers.
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Il a peint un miroir qui n’avait pas d’oreilles, j’ai trouvé ça bizarre. J’ai pas aimé qu’il reprenne de la glace devant moi, je lui dirai tout à l’heure. Encore qu’elle était bonne. Martine a dit “ça suffit on range”. Mais elle est bête Martine, tout a une fin, et c’était pas très en désordre.
J’ai crié dans la cour et hop, trois jours à m’faire la gueule : c’est pas ce qu’ils attendaient. Je m’en fous, je m’en fous, je m’en fous. Ah, ah, ah. Fou, c’est le mot qui couve. La poule va être déçue. Il est tout pourri son oeuf. Je suis fou, c’est écrit. J’aime bien être fou, mais pas chez eux, t’as l’air d’un fou. Je ne suis pas un fou qui s’ignore, je suis un fou qui se respecte. J’aimerais qu’on me laisse ma place de fou, je ne dérange personne ! Alors que le Docteur D., elle, dérange tout le monde, surtout quand t’es enfin tranquille dans ta chambre.
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Un jour, il avait trouvé cette enfant. Le bébé n’était pas sevré, il braillait sans cesse. Aux gendarmes qui avaient rédigé le procès verbal, Léopoldine avait demandé s’ils pourraient garder l’enfant. Le vieux avait scruté la femme pour essayer de deviner ce qui avait bien pu lui passer par la tête. Le gendarme le plus jeune avait dit qu’il n’en savait rien, mais qu’ils pouvaient toujours adresser une requête à l’Assistance Publique. Le vieux avait souri car ni lui ni sa femme ne savaient vraiment écrire. Il était sûr qu’elle laisserait tomber. L’enfant braillait toujours, c’était à fendre l’âme. Ils s’en allèrent, et le vieux pensa que cela aurait pu être beaucoup plus compliqué.
Assis sur le banc à droite du perron, le vieux bourra sa pipe et hocha la tête lorsque la voisine d’en face lui sourit avant de fermer ses volets. Sa femme parut dans l’embrasure de la porte, à sa gauche, et le fixa ostensiblement. Lui fit comme s’il ne voyait rien, dérangé dans son plaisir quotidien, de préférence solitaire. La vieille ne bougeait pas. Il la regarda, secoua la tête et dit:
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Madame Champagne grimaça en fermant son poing à cause des engelures. Elle humecta ses lèvres gercées. La peau de son visage était toute tendue, rêche, prête elle aussi à se fendre, elle en aurait pleuré. Quarante-sept ans que ça durait ! Mais ce matin, elle en avait assez. Ce con du sixième, aussi ! Il mettait ses pieds dedans alors qu’elle venait de finir, c’était tout propre. Même pas une excuse, juste ce petit sourire hypocrite que lui croyait de connivence : tu-laves-et-je-marche-dedans-mais-je-m’-excuse-quand-même. Pauvre imbécile. Elle préférait presque M. H, qui passait sans même la voir depuis toutes ces années : lui n’en avait ostensiblement rien à faire qu’elle lave ou pas, il était là chez lui et elle était là comme un dû.
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Il avait traîné pour regarder plus longtemps le robot gris métallisé dans sa prison de plastique et carton. C’était le même que Léo, qui n’avait certainement pas eu à mouiller ses yeux pour l’avoir. Il n’avait pas repris la main de sa mère, pourtant insistante, quand elle avait refusé de jeter même un petit coup d’oeil sur ce que tous ses copains auraient demain, c’était sûr, et lui il serait seul au fond de la cour. Il la détestait, vraiment elle ne comprenait rien, elle trouvait tout inutile et cher. Impossible de discuter, il savait que c’était perdu d’avance. Comment expliquer à sa mère que tout est relatif, que l’inutile pour les uns est utile pour d’autres, que ce qui est cher ne l’est pas en comparaison du gain de popularité, d’estime et d’intérêt suscité auprès de ses copains, et qu’en plus, il s’en foutait complètement, lui, Archibald, de la cherté des choses. C’était le problème des adultes, pas le sien, et si ce jouet coûtait cher, c’était peut-être parce qu’ils étaient pauvres, ce qui était le plus triste dans cette histoire. Il haïssait ce discours, ne voulait pas être raisonnable, non merci, devenir comme eux qui croient savoir, qui pensent comme tout le monde, qui n’achètent pas de jouets à leurs enfants parce qu’ils sont chers, non, non, et non, il ne voulait pas devenir sage, et tant pis pour la gifle au milieu du rayon playmobile, alors qu’il avait encore une fois insisté, pensant que sa propre mère ne pouvait pas être si injuste avec lui, ce n’était pas possible. Mais si, tout est possible, même ça.
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La vieille dame déplia le napperon et le regarda en transparence, face à la vitre de la fenêtre du salon. Aucune tâche, si toutefois ses yeux usés y voyaient encore assez pour être aussi péremptoires. Elle le posa sur le petit guéridon qui était à côté du bon gros fauteuil, celui où elle aimait s’asseoir après la sieste, quand la lumière est encore pleine, pour crocheter, ravauder, coudre et repriser les mille et un bouts de tissus qu’elle sortait de l’armoire, celle qui était dans sa chambre. Mais là, elle avait fait une folie, comme depuis longtemps elle ne se l’était pas permis ! Eh bien, ce napperon, il était tout neuf, oui, tout neuf, de chez Bringart. Mais si, la maison Bringart, vous connaissez, enfin, ne faites pas vos petits modernes, même les grands magasins font encore cette marque. Elle en avait tâté, du tissu, avant de se décider. Elle en avait effleuré, de la dentelle, avant de la choisir pour celui-ci, parce que c’est lui qui irait bien sur son guéridon, et pas un autre, elle le savait, elle le connaissait quand même, son guéridon !
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Elle aurait bien aimé qu’il mange un peu, il est tellement chétif ! Mon Dieu comme il est mignon ! Elle lui caresse la tête, c’est doux comme la peau du lait chaud, et si fragile. Non vraiment, celui-ci il vivra, elle le veut, c’est son amour, son bébé, ça la picote de partout de penser qu’il pourrait lui arriver quelque chose. Il a les yeux mi-clos, c’est pas possible ce qu’il est attendrissant. Elle ose à peine l’embrasser, elle ne bouge plus et respire son souffle, léger, tiède et ténu.
Elle le berce un peu, en pensant qu’il a eu plus de chance que l’autre, et elle est bien contente, elle a senti qu’elle l’aimait dès qu’elle l’a vu. Elle le dépose dans son giron, le regarde, attendrie. Ses petites côtes s’écartent doucement, il bouge à peine. Elle pense qu’elle pourra l’aimer comme personne, elle se sent responsable, bien qu’elle soit jeune. Lui l’aimera aussi, elle sera parfaite, elle n’oubliera rien.
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Elle va de prison en prison, de petits enfermements en petits enfermements. Tranquillement elle construit les murs. Doucement elle s’y enferme. La solitude, elle la hait, mais la recherche et la souffre, douloureusement. Elle la hait, plutôt, par incapacité.
Ici c’est jaune et vert, avec une porte qui bat, le bourdonnement du frigo. Elle voit toutes ces fenêtres empilées, étirées, parfois allumées. Il y a un téléphone qui sonne très fort. Exilée. Ici ce n’est pas chez elle. Ici, c’est comme quand la balle du flipper tombe au fond du trou, loin de la lumière, des autres balles, des cross qui la cherchent, qui la touchent, la poussent. C’est loin, dans un dédale tout noir qui descend. C’est froid sans personne. C’est perdu, c’est la honte. Le trou.
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Elle est assise en face du mur vert. Attention, un vert clair. Sur le mur, en face d’elle, un tableau. Style : un tableau fait maison. Genre : laid. Le problème c’est les couleurs. C’est tout fondu, tout passé, pas décoloré, non, brouillé. Et grisâtre foncé. Le seul truc à peu près identifiable dans ce remugle c’est une espèce de maison dans un halo jaune. Mais un halo rectangulaire.... Le pire, c’est qu’on dirait que le barbouilleur y a mis les doigts, à cause de certaines traces. Bon, pourquoi pas, mais c’est pas ça qui sauve le tableau, hein.
Peut-on aimer un homme dont les parents ont accroché pareille horreur au mur ? Oui, bien sûr, d’ailleurs c’est pour beaucoup de monde ainsi, même en l’an deux mille. On dira ce qu’on voudra, mais c’était pas la peine d’en faire toute une histoire de l’an deux mille quand ce genre de croûte est encore accrochée au mur. Un millénaire qui ne sait pas se débarrasser de ses croûtes, c’est pas beau à voir, moi j’vous l’dis. Un millénaire qui voit encore arriver sur la table le gigot aux fayots dominical, c’est raté. RATE.
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“...chèvre !”.
Quand elle était toute petite déjà elle aimait le fromage de chèvre ! Elle a du caractère cette gosse, qu’est-ce que tu crois !
“...Et alors je l’ai grondée mais Emilie s’est mise à crier....”
Mon Dieu, elle est comme ma mère, elle crie. Ma petite fille, ne crie pas quand ce n’est pas grave, s’il te plaît ! N’énerve pas ta mère, s’il te plaît, je peux rien faire, moi, alors l’énerve pas...
“Tu me manques, c’est pas facile les gosses toute seule...”
Putain, si tu savais comme tu me manques aussi.
“...je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir attendre comme ça, j’en ai marre...”
Merde, mais tu m’écris ça ? Toutes ces conneries pour m’écrire ça ? Mais j’ai choisi, moi, peut-être, d’être dans cette turne de merde ! Bon Dieu, c’est pas possible, on n’a pas vécu tout ça pour que tu me dises ça au bout de deux mois ! Merde, merde et merde !
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