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“Sam’suffit” (pas) par Elodie C

“Sam’suffit” (pas)

La cuillère tinta sur le verre. Le café tournoya encore quelques secondes, puis la surface s’immobilisa dans un calme trompeur : au fond achevait de se dissoudre le carré de sucre, et les petits cristaux s’éteignaient les uns après les autres. Un gros tas s’appesantit au fond, car la masse est docile. Lina prit la tasse, huma le parfum du breuvage, but une petite gorgée dont elle se laissa envahir avec bien-être. Elle percevait avec une acuité toute particulière sa propre matière, elle se sentait entière, très clairement elle-même, et les autres étaient comme des images avec des bouches animées, et les sons étaient eux indistincts, formant des masses mobiles qui s’approchaient d’elle et repartaient sans jamais l’atteindre. Elle sentit ses joues qui s’échauffaient à cause de la différence de température. Dehors, il commençait à faire froid, un vrai temps de Toussaint comme elle avait dû l’entendre au moins quinze fois ce matin. Elle détestait éperdument ces considérations sur le temps, qui n’étaient même pas un prétexte à entrer dans une quelconque conversation, seulement l’illusion d’exister l’espace de quelques secondes. S’ensuivait la plupart du temps un laïus comparatif avec les années précédentes, et l’exaspération était alors totale, car il fallait vraiment n’avoir rien vécu entre temps pour se rappeler les températures d’il y a douze mois ! Lina reprit une gorgée tout en contemplant le mur du cimetière, derrière la rue. Maintenant, ses parents étaient dans la terre, derrière ce mur, et c’était fini. Elle eut une légère crispation du visage, et les yeux bordés de larmes. L’une d’elles se mit à couler le long de sa joue, s’attarda à la commissure des lèvres. Elle renifla. Non ça va merci, j’en ai un. Elle ne regarda pas celui qui lui proposait un mouchoir. Elle fixait le mur. Elle se concentrait pour essayer de comprendre ce qui se passait : ses parents étaient morts, et maintenant enterrés, et la vie continuait, ce qui était à la fois logique et incongru. Elle se demandait le sens de tout cela. Pourquoi s’attache-t-on autant pour finalement être dépossédé si cruellement ? Ne vaudrait-il mieux pas ne pas s’attacher ? Elle fit la moue en considérant cette perspective qui proposait une vie sans amour. Berk. Néanmoins, quel vache de système : aimer pour souffrir, c’est vraiment dégueulasse. Ou alors, il faudrait être mieux prévenu : attention, là où ça fait du bien, ça fait mal. Ou alors, le bien est le mal. Peut-être. Le plaisir est une souffrance. Bof. Elle mit sa tête entre ses mains. Ces réflexions étaient absurdes, tout comme la situation, elle buvant un café après s’être gelé les pieds dans un cimetière sans oiseaux. Non pas que les oiseaux désertent les cimetières, à l’enterrement de Thomas il y avait même des cigales, mais là, aucun chant, la mort totale. Elle mit son manteau.

            Dehors, elle fut rattrapée par un vague cousin, émissaire dérisoire du choeur des pleureuses, toutes ces grosses qui gémissaient sur leur sort, soudain désangoissées de n’y être pas passé cette fois-ci. Elle allait bien, merci, mais elle avait envie d’être seule, de marcher un peu, de profiter du rayon de soleil qui tentait de percer, et puis peut-être aussi de chanter, de danser, de crier... Le cousin resta sur le trottoir, interloqué, l’air encore plus con. Lina allongea le pas, mais elle sentait derrière elle le mur qui se dressait, et ces deux-là qui se gelaient au fond du trou, noir et glacé, sûrement humide, et ça s’était injuste, car sa mère ne détestait rien tant que l’obscurité et l’humidité. Elle eut un frisson immense en pensant ce que pourraient être ses parents tout pourris, pleins de vers, et eut un haut le coeur qu’elle réprima avec peine. Elle comprit pourquoi on dit aux enfants que les morts sont en haut dans le ciel et qu’ils les regardent en souriant : c’est pour ne pas regarder au fond du trou noir et humide. Elle leva la tête pour regarder le ciel, qui n’offrit qu’une traînée blanche qui bientôt ne fut qu’un mirage, car l’avion était passé depuis plusieurs minutes. Elle éternua encore : elle s’était caillée à l’église, et après au cimetière. Elle se dit que la mort vous ramène à la vie, esquissa un presque sourire. Elle fit courir ses doigts sur le mur rugueux du cimetière. Elle se revit soudain sur la plage, suivant les grosses fesses qui se dandinaient grotesques en patinant dans le sable pour avancer à la recherche de la meilleure place où planter le parasol Miko. Qui n’a jamais été à la plage avec ses parents et le parasol Miko n’a jamais été à la plage. Elle sentait encore le sable entre ses dents, collé inévitablement inexplicablement aux gâteaux pourtant sortis du paquet. Des années à bronzouiller bêtement sur une plage comme il y en a trop au mois d’août, où la moindre parcelle de sable est masquée par une serviette où sourit un dauphin pathétique, voire un Mikey. Le seul truc marrant, c’était de sauter toujours plus haut sur le trampoline du club des mousses, super dangereux mais super excitant. Elle avait encore mal au coeur des chichis trop gras enfilés à la foire, trois baraques plantées là pour faire rire les aoûtiens, après que les juilletistes se soient bien marrés sous la pluie. Elle shoota rageusement dans un caillou, pourtant la mer c’est tellement beau : pourquoi l’homme sait-il si bien rendre méprisable ce qui est naturellement puissant ? Elle s’arrêta net, alors que surgit soudain à sa mémoire la bicoque au toit plat. Qu’allait-elle en faire ? Car naturellement, elle héritait de tout, même de la maison de vacances, tu parles du cadeau, merci les morts. Elle décida que la question se réglerait d’elle-même.

 

            La mouette en haut du phare vacilla sous le coup de vent, et s’envola soudain. Les embruns parsemaient son manteau, rendaient poisseux son visage. Elle se lécha les lèvres et respira très fort. Au loin, un bateau croisait, suivi par des baleines. Non, c’est pas vrai. Elle tourna les talons, évita un pêcheur du dimanche, assis les pieds ballants au bord de la jetée, sa canne plantée devant, attendant le miracle. Elle faisait face au front de mer, pas encore trop défiguré que c’en était étonnant. Les restaurants, pour la plupart fermés en cette saison, pleuraient des devantures déchirées. Quelques chaises renversées par le vent tentaient vainement de se retourner comme les gros scarabées lorsqu’ils sont sur le dos, mais elles n’y arrivaient pas, parce que c’étaient des chaises. Un bar était ouvert dans lequel elle entra. Elle but un kir qui lui donna un peu mal à la tête. Il était trop tôt. Elle n’avait rendez-vous qu’à onze heures et il n’était même pas neuf heures. Elle regarda la pluie qui commençait à tomber subrepticement sur la vitrine, merci la Bretagne, c’est trop gai comme ça.

 

            La maison sentait le renfermé. Elle ouvrit tous les volets, referma les fenêtres, d’abord parce qu’il pleuvait et puis pour que l’odeur ne parte pas. C’est ce qu’elle préférait, l’odeur du moisi. D’abord, ça signifiait que c’était le début des vacances, et que tout était encore permis. On espérait encore que la plage serait moins populeuse et que le prince charmant serait en basse Bretagne cette année-ci. Son évidente absence les années précédentes n’était là que pour le rendre plus merveilleux encore. Et puis ça lui rappelait aussi chez sa grand-mère, non pas que ce fut un souvenir plus radieux, mais malgré tout, ça avait la saveur d’une petite madeleine, et c’était cette fonction même qui était délectable. Elle s’allongea sur le matelas bosselé de la chambre bleue, tira sur elle la courtepointe jaune à grosses surpiqûres qui le recouvrait. Elle puait quand même un peu trop. Elle s’endormit lentement, des bribes de souvenirs affleurant à sa mémoire, les cris des enfants sur la plage, le vent qui emporte les matelas en plastique plein d’air, les avions avec leurs réclames, concert exceptionnel ce soir sur la plage des oursins. Concert dans le vent.... Des coups redoublés frappés à la porte la réveillèrent brutalement. Elle regarda sa montre : onze heures. On n’était pas à Paris, les beaufs sont à l’heure. Elle descendit les marches, encore sommeillante.

            Sur le perron, Monsieur et Madame Comme Il Faut, les candidats idéaux du “Sam’suffit”. Elle esquissa un sourire et leur dit obligeamment d’entrer. C’est petit, mais très pratique, là c’est la cuisine, là la salle de bain, non il n’y a pas de garage mais la voiture tient devant le portail. Elle leur laissait tout, les meubles et la table en Formica, le vieux frigo et la petite télé dans la cuisine. Alors ? Monsieur et Madame se regardèrent, demandèrent pourquoi la maison était en vente. Because my parents dead. Ouais, morts et enterrés, merci pour les condoléances. Non, elle n’était pas nostalgique de son enfance passée à “Sam’suffit”, elle leur donnait tout, sauf les souvenirs, c’est le seul truc qui te reste à toi tout seul quand tout le monde est mort. Ne réfléchissez pas trop longtemps, déjà deux couples sont sur le coup. Elle referma la porte. Aux suivants, comme dit la chanson. Ce fut une femme, mais la maison ne lui plut pas. Les enfants des postulants d’après étaient trop nombreux pour les deux petites chambres. Elle se dit qu’elle avait été peut-être un peu trop cynique avec les premiers, qui finalement étaient les candidats les plus adéquats. On verrait demain.

            Elle trempa sa tartine dans son chocolat chaud. La date de péremption du Nesquik disait qu’elle allait être très malade, mais le chocolat était bon, surtout qu’elle avait mis tout ce qui restait pour faire comme si c’était un vrai chocolat chaud. C’était un peu écoeurant. Aujourd’hui, deux visites seulement. Tant pis, après, elle rentrerait, c’était déprimant ici.

            Deux jeunes gens se montrèrent fort intéressés, et l’on se redonna rendez-vous le soir même, après qu’ils soient allés chez le notaire derrière l’église. Vous verrez, il est véreux, comme tous les notaires... Non, elle n’avait pas dit ça, elle avait dit : vous verrez, mes parents en étaient très contents. Forcément, ses parents... Après que la marmaille d’un couple de hollandais lui eut donné un mal de crâne mémorable, elle retourna sur la plage, pour tuer un temps qui ne mettait vraiment pas du sien pour en finir. Elle s’assit sur un bout d’épave, une vieille embarcation qui laissait deviner qu’elle avait été bleue. On était en Bretagne. Elle fixa l’immense étendue, éternua pour la dix millième fois, parce que les enterrements, c’est dit, ça enrhume, et que la Bretagne, c’est sûr, ne les soigne pas, les rhumes. Elle avait le nez d’un chien en pleine santé, par contre. Tout froid. Elle sourit. Décidément, la “Sam’suffit” ne lui suffisait pas. Elle ferma les yeux et espéra que le temps allait s’écouler en accéléré. Mais le temps prit son temps, tranquillement, et mit le temps qu’il faut pour passer, c’est-à-dire, du temps, un temps interminable, éternel, et elle crut qu’elle avait pris racine sur son épave tant elle eut du mal à se mouvoir pour repartir, bien qu’il restât encore une heure à tuer. Dans le seul bar ouvert, le même que le matin précédent, elle était seule avec un pauvre type qui se finissait au blanc, soliloquant devant son verre à moitié plein, comme lui. Les princes charmants n’étaient décidément pas en basse Bretagne.

           

            Dans le train qui la ramenait à la civilisation, un Quemper-Paris pas trop bondé, elle regarda défiler le paysage, sourit aux vaches, et eut envie soudain de poser sa tête sur l’épaule de son voisin, un type sérieux qui compulsait des dossiers, sérieux aussi, certainement. Elle en avait marre des gens sérieux, mais il faisait chaud, et elle souhaita qu’il lui caresse la joue, qu’il lui embrasse les cheveux de temps à autre alors qu’elle serait blottie contre lui, comme ça, parce qu’il se rappellerait malgré ses gros dossiers qu’il avait à côté d’elle une femme aimante, un havre de paix à la peau douce, l’assurance d’un amour bienveillant. Peut-être que cet homme avait tout cela, et même plus. Elle s’en voulut d’un désir aussi commun, mais décidément, l’automne est morose, encore plus quand on vient de perdre ses parents. Elle n’était pas certaine d’ailleurs de jamais les avoir eus, tant elle se trouvait différente d’eux, ayant grandi à côté d’eux, mais pas vraiment avec eux. Elle crut qu’elle n’avait rien partagé de leurs plaisirs, mais elle était injuste, elle n’avait pas non plus été sans rien ressentir. Juste, elle ne les comprenait pas, car c’était toujours les mêmes, immuables, avec des plaisirs qui n’en procurent pas, mais qui sont là pour qu’on croit que le bonheur existe. Acheter une lampe pour la “Sam’suffit”, s’avachir devant son émission préférée... on n’en connaît pas d’autres… Jamais ses parents ne s’étaient dits : ça ne me suffit pas. Trop d’angoisse. Quand même, c’est quand ça ne suffit pas que l’on rencontre, que l’on s’émeut, que l’on jouit ! Elle espéra que le jeune couple ne se satisferait pas trop de la petite maison et qu’il n’irait pas à la plage avec un parasol Miko. Elle soupira, puis posa doucement sa tête sur l’épaule de son voisin qui se raidit un peu et la regarda en coin, étonné. Pendant quelques secondes le temps fut suspendu, l’un et l’autre écoutant leur respiration, elle portant un peu sa tête pour qu’elle ne pèse pas et qu’il ne la repousse pas brutalement, lui ne bougeant plus parce qu’il ne souhaitait peut-être pas qu’elle l’enlève. Le train continua d’avancer, et lorsque son oreille se fit plus lourde sur l’épaule de l’homme sérieux, le bruit du train réapparut, un peu plus fort et un peu plus palpitant, puis énergique et décidé, envahissant l’espace, un grondement d’acier lancé en rase campagne, définitif et engageant, puissant, troublant et inquiétant.

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