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Juillet par Elodie C

Juillet

Je suis caissier dans un supermarché. Je suis le seul homme à ce poste. Ça n’a pas d’importance. J’aime mon métier. On a beau dire, mais c’est un métier sympathique : on peut rêver, surtout quand c’est un gros caddie.

J’aime les gros caddies, bien remplis, surtout ceux qui passent pour la livraison, avec eux, on est moins pressé. J’essaie le plus possible d’être à la caisse livraison, quitte à échanger avec Martine ou Pierrette, qui sont gentilles avec moi. Quand un gros caddie se pointe à l’horizon, je peux reprendre ma rêverie : j’aime poursuivre les mêmes rêves, les peaufiner, les compléter, les refaire exactement pareils aussi. Par exemple, je suis pêcheur dans le grand large, et chaque produit est un poisson, un gros poisson, et ran, une belle prise, et ran, une autre, la lessive, un beau flétan, le camembert, un thon extraordinaire, les petits pois, un saumon magnifique… Je sais que je souris quand je poursuis mes rêves, et les clients croient que c’est pour eux, et me sourient aussi, jusqu’à ce qu’ils soient gênés, surtout quand ce sont des hommes, allez comprendre. Voilà un caddie, il fait beau, je suis sur le pont, et puis soudain le ciel se voile, un gros grain arrive, c’est la tempête, il faut s’amarrer, s’arque bouter, s’accrocher au bastingage, le vent hurle, la pluie tombe en rafales, c’est une tempête énorme, gigantesque, les marins crient sous l’effort, les ordres se succèdent, les muscles sont bandés, les mâchoires crispées, des bruits sourds ébranlent le navire, des sifflements claquent, tout n’est qu’un vaste chaos de bruits énormes et monstrueux, puis petit à petit les stridences s’espacent, la pluie se fait moins forte, le vent moins violent, les bourrasques plus timides, et nous pouvons hisser les filets, jeter les poissons dans la cale, souffler, et la partie prend fin, et nous sommes fiers.

 

            Avec les petits paniers, je ne peux pas m’embarquer ainsi, alors j’ai des petits rêves en réserve, des bribes de rêves. J’aime bien celui où je danse, c’est un bal musette comme on n’en fait plus, il fait chaud, mais un petit vent soulève les jupes et fait balancer les lampions. Parfois je peux danser toute une valse, parfois seulement esquisser quelques pas, ça dépend. Un autre rêve merveilleux : je suis allongé sur la mer, jambes et bras écartés, les yeux fermés, caressé par le soleil, un vent doux, j’entends le rire des enfants, des éclats de rires comme autant de paillettes d’or qui se fragmentent et parsèment l’espace sonore. Je suis bien, dans une juste chaleur, une sensation de plénitude béate, je suis serein.

 

            Le plus dur, c’est quand il n’y a que quelques articles dans le panier, parfois deux ou trois. Là, je ne m’amuse plus, c’est du travail à la chaîne, pas le temps de rêver, de m’absenter. Le pire, c’est le mois de juillet, après le 15 pour être précis, surtout par chez nous dans les grandes villes. Parce qu’après le 15 juillet, dans les supermarchés, les clients, ce sont surtout des petits vieux. N’allez pas croire que je critique, j’ai bien conscience qu’un jour je serai comme eux ! C’est peut-être ce qui me fait le plus peur, quand je les vois. Et il y en a plein, au mois de juillet. En tout cas, on les voit davantage, les autres sont en vacances, surtout ceux qui ont des gosses… et donc des gros caddies…. Ils sont là, tous chétifs, malingres et déformés, qui achètent peu, parce qu’ils mangent peu, n’ont pas beaucoup d’argent, et ne peuvent pas porter de sacs trop lourds. Ils mettent des plombes à trouver leur carte de fidélité, vous font répéter trois fois le montant de leurs achats pour finalement vous tendre leur porte monnaie, et c’est à vous de prélever la somme exacte. Ils me touchent, mais m’empêchent de m’échapper, de m’évader, de broder à loisir mes petits paradis : je ne suis pas moins souriant, mais je suis beaucoup moins gai.

 

Allez, je ne me plains pas, mais quand même, faut le dire, les petits paniers du mois de juillet, ça fait pas rêver.

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Coup de cœur : 13 / Technique : 10

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