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L’aïeule par Elodie C

L’aïeule

Il la regarda longtemps fixement puis son esprit se mit à vagabonder au delà du corps parcheminé, vers la voix, éteinte désormais, qui parlait des poules aux oeufs fragiles, du voisin disparu, des pommes véreuses cette année là, de l’eau qui boue il faut mettre les patates. Il était comme avant au fond du canapé défoncé, entre l’armoire et le buffet, au fond de ce salon-salle-à-manger si petit qu’il contenait à peine la grosse table au milieu, un gros fauteuil en face. Avec la machine à coudre, quand on était cinq la pièce était remplie. C’est l’odeur qui lui revint tout à coup, cette odeur aigre et poussiéreuse, un peu froide, mêlée à celle du vernis passé, celle qu’il reniflait avec scepticisme au fond du canapé, sous l’oeil sévère de l’arrière grand-père en uniforme de la guerre de 14 campé fièrement sur le buffet. Petit il regardait en levant les yeux le ballet des assiettes que l’on mettait sur la table, et l’odeur sure était supplantée par celle du poulet qui commençait à être doré dans son chaudron en fonte, sur la cuisinière à bois de la cuisine à côté. Il se souvint de la faim qui le taraudait et de l’ennui qui se distillait doucement en lui, que le chat vite chassé ne pouvait pas distraire : un éternuement ramenait les autres à lui, on va bientôt manger vas te laver les mains. Alors il s’extirpait du canapé, se frottait à l’armoire en contournant la table, allait à l’évier. Il se passait rapidement les mains sous l’eau glacée, ne sachant si le gros morceau noir au bord était du savon, et se séchait les mains près du poulet, pas trop longtemps parce qu’après il avait les joues toutes rouges et beaucoup trop chaud. Le repas l’engourdissait davantage, les gâteaux trop secs de la boîte en fer achevaient le travail. Il glissait alors de sa chaise, entrouvrait la porte, et traversait la route toujours déserte jusqu’à la cabane à lapins, de guingois dans la boue, improbable assemblage de planches disparates qui recélaient les incroyables bêtes aux yeux rouges. D’abord il ne les voyait pas, seulement la paille qui débordait du grillage, et puis soudain celle-ci s’animait, des brins tombaient et un énorme lapin se mettait à faire de petits bonds au fond de la cage, et lui avait un peu peur. Il cherchait dans les clapiers ceux qui contenaient des lapereaux, essayait de les caresser d’un brin d’herbe. Il ramassait les morceaux de carottes tombés dans la boue, les faisait passer dans les interstices du grillage, y faisant des gros trous par lesquels les lapins reniflaient l’inconnu. C’était quand ses chaussures étaient bien crottées d’avoir piétiné dans la boue que les autres arrivaient, pour faire trois pas au bord du champ voisin, tu viens on va ramasser quelques pommes. Alors il quittait à regret les lapins et se mettait à courir vers l’arbre au milieu, scrutant dans la lumière grise des cinq heures de septembre la pomme miraculée, celle épargnée tombée après les autres. Plus tard quand la nuit serait tombée, les portières claqueraient, le coffre serait rempli de bois, de pommes de terre, d’oeufs frais et du reste de compote, quand vous arriverez vous serez bien contents de le trouver. Il dirait au revoir à l’aïeule le nez contre le pare brise arrière, jusqu’à ce que la silhouette penchée disparaisse au virage. Alors, le dimanche serait fini, et l’on reviendrait maintenant avec la neige, peut-être, pour manger un lapin, certainement.

            Il contempla encore le visage de cire, se leva, essuya une larme en pensant qu’il connaissait de l’aïeule ses lapins, l’odeur de sa petite maison, le champ en pente tout à côté, mais très peu celle-ci, et que maintenant c’était trop tard, il n’avait pas grandi assez vite pour la rattraper avant la mort. Prends bien soin de toi mon lapin, c’est ça qu’elle disait en partant. Il sortit de la pièce.

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Style : Nouvelle | Par Elodie C | Voir tous ses textes | Visite : 1263

Coup de cœur : 15 / Technique : 13

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