Je savais que c'était idiot.
Rentrer dans le Grand Bazar du Centre à 18h59 et me perdre au rayon cosmétique, c'était la dernière chose à faire. Surtout ce soir. Mais il fallait que je le récupère, ce bâton de rouge nâcré. Il était tombé dessous. Et j'aurais voulu vous y voir, à quatre pattes sous le présentoir, la jupe coincée dans ce satané bout de ferraille. Et les caissières qui ne m'entendaient pas appeler. Tout ça pour un rouge à lèvres. Un cadeau de Bertrand. Pour une fois que mon fils me montre un peu d'affection. Enfin voilà, ma grande Josie, où ça te mène, la sentimentalité. Dans une heure, sa nouvelle fiancée arrive. Il va être surpris. Lui qui pensait en me quittant que je le rejoindrais bientôt à l'appartement. Heureusement, Rose s'occupe du repas. Quoique....Je n'ai pas bien compris si elle prend sa soirée ou si elle est de service ce soir. C'est Bertrand qui lui a parlé, et je n'ai pas bien entendu. Enfin, il est grand maintenant, il est capable de donner des consignes à la cuisinière.
Pour l'heure, il faut me sortir de là. Je ne tiens pas à rester enfermée dans ce temple désert de la consommation toute la nuit. Juste le temps de trouver le gardien, et je serai libre. Il y a toujours un gardien. Et peut-être de la vidéosurveillance. C'est pratiquement sûr, dans un magasin de cette taille. Oui, c'est sûr. Voyons, par-là, à droite, derrière les bijoux fantaisie. Je crois entendre des bruits de pas. Oh mais, ce collier en azurite est très beau.....D'habitude je n'aime pas la pacotille, mais ce collier.....vraiment...Bon, enfin, n'en profitons pas, ce serait malhonnête.
Alors, par là. Pourtant, je n'entends plus rien. Comme mes pas résonnent.... C'est tout différent de la journée. Ah! J'entends à nouveau quelqu'un. Encore un tournant derrière la gondole de produits amaigrissants.
"-Oups, pardon Monsieur, je ne m'attendais pas du tout à tomber si vite sur le surveillant.
-Alors, ma petite dame, que faites-vous ici à cette heure?
-C'est stupide, comprenez-vous, je me suis laissée enfermer.
-Voyez-vous çà. Il y a longtemps que vous êtes là?
-Environ une heure. Oh, mais je vous reconnais.....Mon Dieu! Pintard!
-Exactement, Madame la Responsable du personnel. Hector Pintard. Vous m'avez licencié il y a tout juste un an de l'entreprise de prêt-à-porter Chainelle- Garinier.
-Quelle surprise!
-N'est-ce pas Madame! Et maintenant, si vous me disiez ce que vous emportez sur votre sac à mains?
-De quoi parlez-vous, Monsieur Pintard?
-Je parle, Madame, de cet objet bleu accroché à votre sac. Et ne prenez pas cet air pincé, le sourire vous va mieux.
-Monsieur Pintard, que vous avez un esprit suspicieux. Cet objet a du tomber là par hasard, lorsque j'ai contourné le présentoir. Je m'acquitte sur le champ du prix de l'objet, naturellement. Et ne croyez pas....
-Se faire enfermer au Grand Bazar après la fermeture, pour se servir ni vue, ni connue, dans les bijoux fantaisie, je n'aurais pas cru ça de vous, Madame Chainelle. Suivez-moi. Rassurez-vous, je ne vous passerai pas les menottes. Je vais me contenter de dresser un procès-verbal. Simple formalité.
-Vous n'allez pas me conduire là-bas derrière, dans cette loge sordide, tout de même!
-Mais si, mais si. Cette loge sordide, comme vous dites, est le nouveau bureau de cet employé aux comptes que vous avez licencié l'année dernière pour tenue incorrecte. Mais l'habit ne fait pas le moine, pas plus que le tailleur une femme d'honneur, à ce que je constate.
-Je n'en ferai rien.
-Voulez-vous que j'appelle la police, Madame?
-Je vous suis.
-Asseyez-vous. Alors, si vous n'avez pas emporté volontairement le collier, pourquoi êtes-vous ici à cette heure?
-J'avais oublié le bâton de rouge. Je suis rentrée, et je me suis trouvée coincée une heure sous le rayon cosmétique. Regardez mon tailleur, il est couvert de poussière.
-Très joli. Le rouge à lèvres, disiez-vous.
-Oui. Celui que m'a offert mon fils.
-Vous avez un fils?
-Bertrand Chainelle. Il est chef de secteur au BHF. Et il m'attend ce soir à la maison pour un dîner important.
-Je connais votre fils, vous savez.
-Plaît-il?
-Vous avez bien compris. Je connais votre fils. Poussez la petite porte à droite.
-Je regrette ce que je vous ai fait subir, Monsieur Pintard. Mais là, vous commencez à exagérer. Appelez la police si bon vous semble, mais je ne vous obéirai plus désormais.
-Poussez la petite porte, je vous dis. Vous verrez.
-Vraiment?
-Oui, allez-y.
-Ce que je regrette d'être rentrée à nouveau dans ce magasin! Vous êtes sûr que vous n'abusez pas de la situation? Dressez-le, ce procès-verbal. Faites ce que vous voulez. Mais ne jouez plus avec mes nerfs.
-Parce que vous n'avez pas joué avec les miens, Madame Chainelle, en me jetant au chômage, sachant pertinemment qu'à 57ans, je risquais de ne plus retrouver d'emploi?
-Je regrette, Monsieur Pintard, mais vous n'étiez plus dans le style de l'entreprise.
-Peu importe, Madame. Maintenant, ouvrez cette porte, je vous le demande courtoisement.
-Puisque vous insistez. Dieu qu'elle est lourde. Et ça grince, en plus........
Ciel ! C'est toi, Bertrand? Que fais-tu là?
-Eh oui, c'est moi, Mère. Et voici Julie, ma fiancée. Julie est la fille de Monsieur Pintard. Je ne savais pas comment te la présenter. Tu es tellement à cheval sur le protocole. Alors j'ai monté cette petite mise en scène. Tu vois, j'ai apporté des chandeliers et une nappe blanche. Prends place à table. Et vous aussi, Monsieur Pintard. Nous devions dîner, n'est-ce pas?
***
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Style : Nouvelle | Par valig patoyea | Voir tous ses textes | Visite : 948
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Commentaires :
pseudo : Minotaure
Pas mal cette petite nouvelle. C'est bien mené et bien écrit. La chute est trop improbable, mais bon, je ne regrette pas ma lecture ;-)
pseudo : valig patoyea
Merci pour ces critiques constructives à propos de mes textes.Je n'adhère pas toujours à tes positions, que ce soit pour mes écrits ou ceux d'autres auteurs, mais cela m'aide à prendre du recul. Continue.
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