La mer frappait à leur porte mais ils étaient sourds.
La mer léchait les jalousies de la chambre et projetait sur le sol des gouttelettes d'eau trouble, mais ils étaient aveugles. Aveugles et sourds ils s'aimaient. Ils avaient tout oublié, lui le bagne, elle, son gouverneur de mari. Seul comptait l'incroyable plaisir qu'ils avaient découvert l'un en l'autre. La mer avait beau faire, la jouissance les projetait bien au-delà du pays, de la forêt, de la morale et des gardiens.
La jeune femme avait laissé deux enfants blonds là-bas dans la grande maison blanche, deux enfants qu'elle considérait plutôt comme ses frères, elle était si jeune. Si jeune et privée d'amour depuis tant de temps.
Les enfants étaient nés pourtant de cet homme qu'elle ne détestait pas, qui avait été bon, mais l'ennuyait.
Avec lui elle avait découvert le monde des sens mais sans l'explorer. Il lui semblait toujours être en attente. Pourtant ce mariage n'avait pas été le fruit d'un arrangement familial, elle avait voulu cet homme déjà mûr, elle n'aimait pas les jeunes gens qu'on lui avait présentés jusque-là. Et puis Marie savait qu'il devait partir dans les colonies, c'était un fonctionnaire important, déjà sous-préfet de l'Allier quand ils s'étaient connus. Mais une fois passé la joie de la liberté offerte par le mariage, une fois celles de la maternité consommées, elle s'était demandé ce qu'elle faisait avec cet homme.
Le départ aux colonies n'avait rien changé. Pis encore. Elle avait traversé la mer, quittant la société mondaine de Vichy, ses soirées au Casino, ses bals élégants et le château de son mari pour aller vers un monde refermé sur lui-même. Un monde aussi sévère que le plan tout militaire de ses villes et la loi de ses pénitenciers, aussi cruel que la forêt alentour. S'écarter du modèle c'était encourir le risque de subir presque le même sort que ces forçats échappés, condamnés à errer toujours. Pourtant Xao, l'homme endormi près d'elle au creux de la maison de bois, avait fui le camp de la Crique Anguille où il était détenu depuis quelques mois. L'évasion avait été facile. Xao était attaché à la maison du gouverneur et jouissait ainsi d'une plus grande liberté. Dans la journée, dehors, la surveillance était relâchée. On pouvait s'éloigner du camp sans attirer l'attention des tirailleurs sénégalais : chacun était occupé par diverses activités : défrichage, culture, chasse, pèche, fabrication du nuoc mam. Xao était l'un de ces hommes arrêtés après le soulèvement de la garnison de Yen-Bay, en Indochine, qui avait entraîné des troubles dans Hanoï. Il avait été pris après l'explosion d'une bombe qu'il venait de poser. Xao était né de l'union d'un fonctionnaire français et d'une jeune fille de Pnom Penh. Son père ne l'avait pas reconnu mais s'était occupé de lui, de loin. Il lui avait permis de faire des études. Xao avait passé avec succès sur place, tous les examens possibles dans la branche qu'il avait choisie, l'architecture. Alors son père lui avait fait profiter de la nouvelle loi qui permettait aux jeunes indigènes brillants de partir en France pousser plus loin leurs études. Et comme tous ces jeunes gens là il était revenu de France avec la ferme volonté de voir les choses changer dans son pays. A Paris la fréquentation des milieux trotskistes universitaires leur avait mis en tête des idées de liberté et d'indépendance qui n'étaient pas près de les quitter. Le durcissement de la mainmise coloniale n'avait fait qu'empirer les choses, des groupes terroristes s'étaient constitués et Xao s'y était engagé.
Après son arrestation le jeune indochinois resta peu de temps dans la maison d'arrêt de Hanoï. Les menaces d'insurrection firent prendre au Gouverneur Géneral la décision d'éloigner du Cambodge les prisonniers politiques. On mit alors des océans entre eux et leur pays et Xao débarqua en Guyane.
C'est là qu'il la vit, c'est là qu'il la voulut. Elle, dans les plis de sa robe de coton blanc, accompagnée de son mari en visite dans les camps, lui en tenue de travail dans un abattis ( terrain cultivé dans la forêt après abattage des arbres). La conjonction de leur regard les avaient unis ce jour-là et depuis lors Xao n'avait plus pensé qu'à retrouver cette femme. Il avait réussi par sa bonne conduite et son éducation à faire partie du personnel choisi parmi les détenus pour servir dans la maison du Gouverneur du territoire de l'Inini, nouvellement créé pour abriter les pénitenciers.. Xao avait donc un matin rejoint la grande maison. Marie n'avait plus vécu que dans le mensonge et les ruses aidée en cela par le silence bienveillant du personnel des "garçons de famille" ( détenus mis à la disposition du gouverneur pour remplir les tâches domestiques)
Et puis un jour ils s'étaient enfuis.
Le vacarme des chiens lancés à leur recherche avait fini par s' apaiser. Ils avaient trouvé refuge, épuisés, dans la maison sur la plage, loin de tout, la maison au bout d'une trace envahie par la forêt, la maison aux volets de bois délavé, autrefois bleu et blanc. Quand le vent dans les feuilles imitait trop l'aboiement des chiens Marie se serrait plus fort contre Xao. Sa rêverie l'élevait alors au-dessus des arbres, là où les oiseaux sifflent, ces oiseaux qu'on entend mais qu'on ne voit pas dans la forêt.
Ils sortaient seulement pour la pèche et parfois Marie accompagnait Xao. La mer avait déjà ravagé le rivage.
Des arbres étaient posés sur le sable, brûlés par le sel, noirs, la tête dirigée vers le large, les racines en l'air, enchevêtrées, encore ruisselantes. Les palétuviers calcinés dominaient de leurs échasses grises tout un monde qui s'en allait vers le large, dans les vagues. Des torrents d'eau noire échappés de l'intérieur des terres se déversaient à gros bouillons sur le sable en rejoignant la mer. Une chouette veillait sur un tronc d'arbre mort. C'est là qu'il la prit encore un soir sous le regard de l'oiseau. Avec le sang de l'homme c'était le flux et le reflux qui lui entrait dans le ventre, l'ouvrant à des mondes jusque-là inconnus d'elle. Il lui semblait aller au-delà de la mer, toucher aux rivages asiatiques. Ces rivages que cet homme jaune connaissait et dont il lui parlait dans les pulsations de son sexe qu'elle sentait battre doucement à l'intérieur de sa chair.
Tout le souffle d'un peuple meurtri mais fìer était là qui entrait dans son corps avec la marée. Ils ne rentrèrent que tard dans la soirée en longeant la côte avant que la mer ne la recouvre entièrement.
Un soir Xao dut tuer un homme qu'il avait rencontré sur la plage. Un homme qui n'aurait pas manqué d'avertir les autorités. Xao avait jeté son corps à l'eau après l'avoir lesté d'une grosse pierre. Il n'avait rien dit à Marie mais il craignait que des recherches soient entreprises. Alors il décida de sortir moins souvent et fit des réserves de poisson en le faisant sécher comme il savait le faire. Xao et Marie s'enfermèrent peu à peu dans leur amour et dans la maison.
Et puis la mer vint à eux.. Elle avait peu à peu mangé tout le sable de la plage, l'emmenant avec elle, ne laissant à marée basse que de grandes formations de boue grise séparées d'espaces miroitants striés de dégoulinures noires. Un matin la mer sauta le mur qui longeait la maison, pénétrant dans ce qui avait été un jardin. Plus tard ce fut le petit bassin dont les vagues enlevèrent une à une les pierres. Et puis la mer monta vers la maison.
Mais les amants s'en moquaient, ils étaient bien, là, dans la maison de la plage, la maison aux amours, au bout du sentier camouflé. Un arbre tomba, arraché par les flots dans la pétarade de son tronc éclaté et la maison de bois entra dans l'eau comme un vaisseau.
Elle dériva d'abord, comme ajoutant une île nouvelle à celles qui bordent déjà la côte des Guyanes. Des forçats effarés virent passer au large de l'île du Diable la maison des amours qui flottait, ses volets bleu et blanc grands ouverts.
La maison disparut dans les eaux là où le ciel tombe dans la mer aux jours des grandes pluies.
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Style : Nouvelle | Par TORREON | Voir tous ses textes | Visite : 941
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Commentaires :
pseudo : mentor
Pour être allé une seule fois en Guyane, je peux dire que j'ai retrouvé dans ce texte des images de cette contrée où la modernité cotoie maintenant la nature à l'état brut. Cette description des côtes changeantes au gré des mouvements de l'océan m'y a ramené. C'est très beau. Pour ma part j'aurais peut-être un peu édulcoré le début, les circonstances, certains détails qui unissent ces deux là, mais c'est ton choix. En tout cas bravo pour le côté descriptif, j'ai beaucoup aimé.
pseudo : Un lecteur de passage
Texte dépaysant et bien écrit
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