Il sembla hésiter quelques secondes, ouvrit les bras, ce qui eut pour effet de déployer la voûte du Ciel.
- J'ai créé le Jour, et j'ai aussi créé la Nuit, déclama-t-Il, j'ai créé la Lumière et les Ténèbres, j'ai créé l'Envers et l'Endroit, le Bien et le Mal, j'ai créé la Liberté et l'Esclavage, la Joie et la Peine, le Soleil et la lu...
Sa phrase demeura en suspens. Patrak, qui n'avait pas remarqué qu'il s'était présenté tout nu devant Dieu, n'avait pas pu se retenir plus longtemps ; un jet vertical atteignit l'extrémité de la barbe divine.
- Excusez-moi... pardon..., articula l'enfant, confus et gêné, si je peux...
- Ce n'est rien, rétorqua Dieu, un peu agacé. Maintenant tu dois t'en aller car le temps est accompli.
Patrak le remercia mais il ne s'en trouva pas moins triste pour autant. Il songeait à sa maman qui disait toujours : « s'il y a un bon Dieu sur terre ».
Il marcha au hasard, sans savoir où ses pas le conduisaient. Il ne reconnaissait pas le chemin qu'il avait emprunté auparavant pour aller voir la Vie. Il se mit à sangloter, il se sentait très triste, triste et perdu : personne n'avait vraiment répondu à ses questions. Il trébucha et s'affala sur le chemin, il aurait dû écouter son papa qui disait : « quoiqu'on fasse dans la vie, ça ne sert à rien, tout est écrit à l'avance ». Alors, se dit Patrak, si tout est écrit à l'avance, ça ne sert à rien de savoir pourquoi les gens sont si malheureux. Il pensa à son Pépère qui devait l'attendre dans son cabriolet avec la Grisonne, là-bas, près de l'Arbre de Vie. Il se releva péniblement, se frotta les yeux, stupéfait en voyant devant lui les grilles de sa maison. Il poussa le portail qui gémit et ne trouva personne à l'intérieur. Epuisé et triste, il s'écroula sur son lit.
Lorsqu'il se réveilla, il découvrit qu'il se trouvait dans une chambre inconnue. Assis à son chevet, sa maman et son papa l'observaient d'un air inquiet.
- Est-ce que tu te sens mieux, demanda sa maman, tu nous as fait tellement peur !
Regardant la pièce, puis ses parents, Patrak demanda :
- Mon Pépère, où est mon Pépère ?
Ses parents échangèrent un regard embarrassé.
- Où est-il ? cria Patrak, est-il revenu de la grande prairie où brille l'Arbre de la Vie ? Dites-moi la vérité, où est mon Pépère ?
Sa maman posa sa main sur son front brûlant.
- Je savais que tu serais triste, dit-elle en hésitant, ton Pépère n'est pas revenu de cette prairie... comme tu l'appelles, mon pauvre petit...
Patrak enfouit sa tête sous l'oreiller, ses larmes coulaient comme l'eau du grand fleuve au fond du jardin. « Mon Pépère, mon Pépère, hurlait son cœur, mon petit Pépère, pourquoi m'as-tu abandonné ? Pourquoi ne m'as-tu pas dit au revoir ? Ne me laisse pas tout seul avec eux... »
Il pleura longtemps, et quand ses yeux n'eurent plus de larmes, il pleura avec son cœur. Sans son Pépère, il allait être encore plus malheureux.
Une nuit, sans faire le moindre bruit, Patrak entassa quelques affaires dans son sac et quitta ses parents. Il voulait retrouver le chemin de la Vie, mais seul, sans son Pépère, cela n'allait pas être si facile ! Il se dirigea droit devant lui, marchant aussi longtemps que ses jambes le portaient. Il traversa des paysages grandioses, escortés de rangées de collines couvertes de forêts ensoleillées. Il gravit péniblement le grand chapiteau d'une montagne coiffée d'un drapeau de brume, puis franchit plusieurs fois les méandres capricieux d'une rivière qui rampait comme un serpent géant à travers une immense vallée. Il poursuivit son chemin, au-delà du monde, arriva un jour dans une région très plate où le soleil dardait ses rayons de feu sur le sable brûlé. Laissant tomber son sac, Patrak n'alla pas plus loin, et s'écroula, épuisé, face contre terre.
De même que la plante du désert réduit ses besoins au minimum et transforme ses feuilles en épines, Patrak vécut de peu. Pourtant, il survécut. Ses nouveaux compagnons étaient le vent et le soleil, le silence et les étoiles, et des nuages si sauvages qu'ils demeuraient tapis au fond de l'horizon. Jamais il ne reçut une goutte de pluie. Des années passèrent ainsi, et son corps avait poussé comme une plante du désert, rabougri et un peu tordu. A force de silence et de sécheresse, sa peau avait adopté la teinte et les gerçures du sable, la pulpe de ses lèvres s'était ratatinée comme un fruit sec, ses yeux ne formaient plus que deux minuscules interstices sombres qui laissaient à peine pénétrer la lumière aveuglante du désert. Il ne rencontra aucun être humain, seulement escorté par l'ombre de lui-même qui croissait et décroissait chaque jour avec la course immuable de l'astre de feu. Il se déplaçait parfois afin de trouver un endroit un peu moins inhospitalier. Le temps avait oublié le temps, Patrak ne compta pas les années. L'enfant au drôle de sourire de jadis, aux cheveux blonds comme le blé mûr, aux yeux bleus voletant comme les ailes d'une tourterelle, était devenu un vieillard à moitié fou qui avait quasiment perdu l'usage de la parole, courbé comme un arbre ployant sous les ans, n'ayant plus que la peau sur les os, affublé de misérables oripeaux, lambeaux cent fois rapiécés des vêtements qu'il avait autrefois emportés dans son sac.
Tandis que Patrak dépérissait dans le désert, la Vie, parée de ses plus beaux atours, s'en fut un jour rendre visite à Dieu dans les hautes sphères célestes. Comme chacun sait, malgré l'isolement inhérent à Sa nature divine, Dieu a toujours eu un faible pour les charmes de la Vie. Celle-ci salua respectueusement le Créateur et lui confia son inquiétude :
- Te souviens-tu, car la Vie tutoyait Dieu, de ce petit garçon malheureux qui était venu poser des questions ? Nous n'avions rien fait pour lui. A l'époque, je m'étais attachée à lui et...
- Depuis le commencement du Monde, coupa Dieu d'une voix solennelle en lissant instinctivement l'extrémité de sa barbe, rien ne m'échappe. Je l'observe souvent, il vit retiré dans le désert, menant l'existence d'un ermite.
Dieu, qui s'attendait à cette scène, mima l'agacement pour dissimuler la jalousie dont il avait honte.
- A-t-il conservé le cadeau que je lui avais donné ? Interrogea la Vie, résolue à tirer profit de son avantage.
- Il l'a gardé, assura le Seigneur, même si à plusieurs reprises, il a été tenté de s'en débarrasser.
Dieu hésita avant de demander :
- Croyez-vous, reprit-Il, que le temps soit accompli ?
La Vie s'empressa d'acquiescer car elle n'était venue que dans l'espoir de L'entendre prononcer ces paroles.
- Il a attendu tant d'années, plaida-t-elle en fixant Dieu droit dans les yeux.
- Alors agissons immédiatement, déclara-t-Il d'un ton catégorique comme si la décision venait de Lui.
La Vie, surprise par ce brusque empressement, afficha une mine contrariée pour arrêter l'élan du Créateur :
- Il y a si longtemps qu'il n'a plus parlé, qu'il attend et se désespère, si longtemps qu'il est malheureux, que son cœur et son âme se sont desséchés. Il est devenu si frêle et si fragile qu'un souffle de vent suffirait à le briser. Non, Seigneur, il ne faut pas se précipiter, mais plutôt l'apprivoiser comme un animal sauvage, renouer doucement le contact sans l'effrayer, agir à son insu pour l'accoutumer de nouveau au commerce avec ses semblables...
Dieu gratta Sa longue barbe de nuages en plissant Ses yeux qu'on n'apercevait plus du tout. Il réfléchit un long moment, et la Vie craignit qu'Il ne se fut endormi. A l'instant où elle s'apprêtait à Le secouer, Dieu parut s'éveiller :
- Sans l'effrayer, marmonna-t-Il, je crois me souvenir que le rusé Merlin l'Enchanteur envoyait des songes aux vaillants chevaliers de la Table Ronde pour les guider sur le chemin de leur quête...
La Vie trouva l'idée merveilleusement divine !
Cette nuit là, avant de s'endormir, Patrak crut voir briller une nouvelle étoile parmi le carrousel éternel des constellations. Durant son sommeil, un rêve étrange vint le visiter : il était allongé sur sa maigre couche, contemplant la voûte étoilée, et percevait un gazouillis régulier, une sorte de doux murmure qui lui procura une impression oubliée depuis si longtemps qu'il n'osa la nommer. A l'aube, il se réveilla avec une sensation inhabituelle de fraîcheur sur les lèvres, avec dans la bouche un goût dont le souvenir était enseveli dans les replis du passé. Durant la journée, des images insolites envahissaient son esprit, son corps était troublé par une agitation fébrile.
La nuit suivante, il entendit les mêmes grelots légers, et cette fois il vit couler un filet d'eau limpide reflétant les couleurs d'un ciel qui lui rappela le ruisseau qui courait au milieu du jardin de son enfance. Le rêve semblait si réel qu'il ressentait les picotements vifs de l'eau froide sur ses mains. Il s'éveilla en sursaut, le front ruisselant de sueur, tremblant des pieds à la tête, découvrant devant lui l'immense lagon d'ivoire étincelant que la lune bientôt ronde avait creusé dans le désert. Sa quiétude disparaissait, une alêne invisible forait sa mémoire, ressuscitant des souvenirs enfouis au plus profond de son cœur.
La prochaine nuit le laissa en paix, la Vie avait prié Dieu de l'épargner afin que Patrak ne s'affaiblisse pas trop.
Survint le troisième songe où Patrak rêva qu'un puits avait fleuri à proximité de sa hutte d'argile, un puits très ancien et ouvragé, la margelle finement décorée de jade et de rubis, la chaîne faite d'anneaux d'or semblables à celui que la Vie lui avait donné jadis. Dès qu'il se réveilla, il chercha en vain le puits des yeux. Il passa sa main décharnée sur son front brûlant, remarquant à son index l'anneau de la Vie qui avait grossi avec son doigt, bien peu en vérité.
Malgré la fièvre, Patrak arpenta le désert toute la journée, cherchant sans savoir ce qu'il cherchait. L'obscurité le surprit loin de son abri, et il se dirigea grâce aux étoiles pour retrouver sa hutte. En arrivant, il eut l'invraisemblable impression qu'une forme l'épiait dans l'obscurité. Grelottant de fièvre et de fatigue, il s'endormit aussitôt.
La nuit à venir allait lui envoyer le quatrième songe qui le bouleversa encore davantage que les précédents. Patrak revit le même puits sur lequel un homme était maintenant penché, en train de tirer la chaîne. Patrak distinguait mal ses traits demeurés dans l'ombre, mais sa silhouette un peu raide lui était familière. Il aperçut à ses pieds un chapeau haut de forme et regarda à nouveau son visage; l'homme portait à ses lèvres une louche débordant d'eau fraîche et se désaltérait avec plaisir. Patrak le vit enfin de face : c'était son Pépère, là, debout, près du puits miraculeux ! Son Pépère qui lui souriait tendrement comme jadis il souriait au petit Patrak. Son Pépère qui lui faisait signe de venir boire mais Patrak s'évanouit.
Le soleil au zénith le surprit encore endormi, ou plutôt à moitié inconscient, pouvant à peine bouger. Sa carcasse était comme un vieux sapin, ses os comme l'aubier, durs et noueux à force d'ans, ses racines tendues à craquer comme si on voulait le déraciner, ses épines cassantes étaient sur le point de tomber, son écorce l'étouffait comme un carcan, son cœur n'était plus protégé par les cernes. Des gouttes de sueur dégoulinaient sur son front brûlant et trempaient des poignées de cheveux.
Durant dix jours et dix nuits, la Vie, avec la bénédiction qu'elle avait extorquée à Dieu, se glissa au chevet de Patrak pour lutter contre la Mort. Elle traça à l'aide d'un de ses anneaux magiques un cercle d'or autour de la hutte de Patrak, un cercle de lumière que la faux de la Mort, sifflant dans l'air tel un serpent dangereux, tenta de transpercer à plusieurs reprises. L'issue du combat fut longtemps incertaine, et la Vie en sortit vainqueur, mais harassée, amaigrie, de profonds sillons creusés autour de ses beaux yeux de jais.
Tandis que se livrait cette âpre bataille entre la Vie et la Mort, l'esprit de Patrak errait parmi des univers irréels, des scènes et des décors surgissaient, des séquences de son existence se succédaient, certaines se répétant sans cesse, d'autres apparaissant fugitivement, comme une parenthèse, comme un infime détail qui revêtait parfois une signification puissante qui ébranlait Patrak. Ainsi il revécut son existence d'ermite comme une brève péripétie, alors que d'autres événements prenaient des proportions étonnantes, comme l'adieu à son Pépère, ce jour là, dans la prairie de l'Arbre de Vie. Certains rêves se confondaient également avec la réalité, des rêves d'enfance dont il avait perdu le souvenir. Ou bien il revivait des épisodes en étant à la fois acteur et spectateur, avec une conscience si aiguisée qu'elle le saisissait comme une révélation.
Patrak se rétablit lentement, une douleur piquante persistait à lui tordre le ventre. Après de nombreux jours de convalescence, il put se remettre à marcher à travers le désert. Des fragments de mémoire indéfinis et confus, séquelles de cette périlleuse épreuve, l'abîmaient dans de longues et pénibles méditations insondables, et provoquaient une sorte d'état second, un état d'égarement qui le conduisait à se comporter à son insu d'une manière étrange. Par exemple, il ne quittait plus sa hutte sans avoir décrit au préalable une série de cercles autour, reproduisant le même rituel au retour. D'ailleurs les changements les plus spectaculaires se produisaient lorsqu'il revenait, son cœur se mettait à battre sans raison, son regard, du plus loin qu'il apercevait son refuge, fouillait les alentours, comme s'il s'attendait à trouver quelqu'un. Une présence ? Cette impression d'être épié se répéta plusieurs fois, notamment au crépuscule, au moment où le ciel embrassait la terre.
L'esprit de Patrak discerna peu à peu ce qui s'enfantait en lui : amicale et bouleversante, lente et obstinée, la chose s'était immiscée, et il n'y avait plus moyen de la nier, de faire comme si elle n'existait pas. Car il s'était mis à attendre. Et il savait que c'est du puits de l'attente que les hommes tirent l'espoir.
Il fit un autre rêve où il voyait son Pépère près du puits, donnant à boire aux animaux qui l'entouraient : des poules, un âne, un bœuf et une chèvre. Pépère leur tendait le seau rempli à ras bord en leur parlant tendrement. Cette fois Patrak voulut courir rejoindre son Pépère, mais ses jambes se dérobèrent. Il voulut l'appeler, mais sa gorge était paralysée.
Au matin, Patrak s'éveilla en se souvenant avec tristesse des circonstances de son rêve et de son impuissance à effectuer le moindre geste. Une pensée singulière lui traversa l'esprit : depuis combien de temps n'avait-il plus approché un être humain et parlé avec lui ? Patrak considéra la taille respectable de sa barbe bientôt complètement blanche : des années, se dit-il, des années et des années qui avaient déposé leur sédiment, couche après couche. Il se souvint de la dernière parole qu'il avait jadis adressée à des êtres humains, c'était pour demander à ses parents où était parti son Pépère. Patrak sentit des larmes franchir ses paupières, cette humidité salée qu'il croyait avoir oubliée.
Des souvenirs d'enfance déferlèrent, il entendait les piaillements stridents des « cocottes » se bousculant à qui mieux mieux lorsqu'il leur lançait des grains de maïs. Il se remémorait le temps où il sautait par dessus le ruisseau joyeux qui gazouillait au milieu du jardin. Il se souvenait des longues promenades avec son Pépère, sur la rive du grand fleuve, sa petite main d'enfant blottie dans la grande main chaude du vieil homme, dont il retrouvait l'odeur des vêtements, une odeur un peu moisie et poivrée mais douce et réconfortante.
La nuit qui suivit lui envoya un sixième songe : la scène était identique au précédent, son pépère abreuvait les animaux près du puits. Patrak voulut à nouveau courir vers lui. A sa grande surprise, il parvint à se déplacer et se précipita comme un petit garçon dans les bras de son Pépère. D'ailleurs, il était bien le petit garçon aux yeux bleus et au drôle de sourire que son Pépère serra dans ses bras comme il faisait d'habitude en lui caressant les cheveux, avec cette lueur de tendresse que Patrak aimait tant. Pépère lui offrit de l'eau en lui recommandant de boire doucement, et il avait raison car Patrak s'étrangla, pleura, cracha l'eau par le nez, manqua s'étouffer. Pépère lui tapa vigoureusement dans le dos, puis ensemble ils donnèrent à boire aux animaux que le vieillard nommait chacun par son nom.
De son côté, la Vie retourna visiter le Seigneur dans les hautes sphères célestes pour l'entretenir de sa satisfaction :
- Bientôt, annonça-t-elle sans dissimuler sa joie, nous irons le chercher.
Dieu, dont la jalousie renonçait à prendre une revanche facile, se montra plus circonspect :
- C'est vrai, concéda-t-Il, Patrak va mieux, mais un dernier songe ne sera pas superflu. Vos sages conseils auraient-ils été dévorés par l'impatience ?
La Vie, prise sur le fait, devint rouge comme une écrevisse :
- Il me tarde d'abréger sa réclusion, avoua-t-elle. J'ai vécu des moments si éprouvants auprès de lui.. j'ai failli... j'ai eu si peur...
L'ultime et dernier songe suscité par le Créateur, le septième, plongea Patrak dans un état d'espérance qu'il n'avait sans doute jamais connu. Autour du puits, les animaux s'ébattaient paisiblement, et son Pépère était parti se promener dans le désert. Patrak attendait son retour avec confiance en observant le paysage. C'est alors qu'il aperçut de minuscules silhouettes qui se découpaient dans le lointain et venaient dans sa direction. Dès qu'ils arrivèrent assez près, Patrak reconnut les deux étrangers : la Vie, toujours aussi belle et resplendissante, accrochée au bras d'un simple moine chaussé de sandales et portant une longue barbe. Patrak ne douta pas un instant qu'il s'agissait de Dieu en personne.
L'aube éclaboussait l'intérieur de sa hutte de cette lumière très pâle et aveuglante qui annonce le grand vent du désert. Patrak demeurait étendu, songeur, persuadé d'avoir entendu le chant d'une mésange ; hallucination qu'il repoussa de toutes ses forces. Pour la première fois depuis très longtemps, il éprouva le poids de la solitude sur ses maigres épaules, comme si son isolement n'avait plus rien de naturel. Des questions saugrenues assaillirent son esprit : où suis-je ? Quel âge est le mien ? Qu'ai-je trouvé dans ce désert ?
Patrak était gagné par une anxiété inhabituelle, comme s'il attendait quelque chose. Il se leva pour contempler le spectacle silencieux du désert, ses yeux se dirigèrent instinctivement vers le sud, dans la direction où étaient apparus les deux étrangers dans son rêve. Il avait fait tant de rêves étranges ces derniers temps, puis cette fièvre dont il avait miraculeusement réchappé. Et toutes ces scènes du passé, tous ces souvenirs ressuscités ! L'image de son Pépère à qui il n'avait pas pu dire au revoir autrefois ; cette eau claire et pure qu'il avait bue grâce à lui ! Patrak se mit à songer à ses parents : étaient-ils morts à présent ? Pourquoi l'avaient-ils laissé partir sans jamais chercher à le retrouver ? Et ses frères et sœurs, et toutes ces générations entassées dans la vieille maison près du grand fleuve ? Il songea au monde qu'il avait connu et qu'il avait fui car personne n'avait apporté de réponse à sa question. S'en était-il allé aux confins de la tristesse pour qu'aucun être humain n'ait pu le suivre ?
Une énorme vague de chagrin le submergea aussi brutalement que jadis, lorsqu'il était arrivé ici, petit garçon pleurant et trébuchant de désespoir et d'épuisement. Qu'ai-je fait ? se demanda-t-il.
Accablé par ces amères réflexions, il n'avait pas vu approcher la Vie accompagnée de Dieu, venus par le sud et dans le même équipage que dans son rêve. Le Créateur répéta la question d'une Voix puissante dont l'écho se répercuta dans le désert :
- Qu'as-tu fait Patrak ?
Le vieil anachorète tourna son regard humide vers Celui en qui il n'avait plus rien espéré. Il ne semblait pas étonné de la présence de la Vie et de Dieu qui l'observaient avec compassion.
Patrak répondit en serrant leurs mains, et, tandis qu'il parlait, Dieu lui-même fut surpris par la chaleur qui émanait de l'ermite, de sa voix, de ses yeux, de son corps malingre, de son être tout entier, comme s'il était devenu une étincelle de la Vie ; l'anneau à son doigt illuminait son visage ridé, et on avait l'impression que les mots qui coulaient de ses lèvres étaient vivants, profonds, graves, comme si s'ils provenaient du cœur de la terre. Dieu entendit des paroles que Lui-même n'osait prononcer par peur de se tromper :
- Qu'ai-je fait ? Reprit l'ermite à son tour, qu'ai-je fait de ma vie depuis notre dernière rencontre ? J'ai vécu seul dans ce désert, avec le vent et le soleil pour uniques compagnons. Jour après jour, j'ai poussé modestement, telle la plante du désert, j'ai réduit mes besoins, j'ai réduit mon apparence et me suis contenté de peu.
« Qu'ai-je fait ? J'ai vécu seul si longtemps, et j'ai tant attendu que quelqu'un vienne me chercher, mais le vent n'apportait aucune réponse. J'ai tant attendu qu'à la fin j'ai cessé d'attendre.
« Qu'ai-je fait ? Avec quelle eau croyez-vous que j'ai bâti les parois de cette cahute ? Il n'y a pas d'eau ici, ni en haut, ni en bas, ni jamais.
Patrak se tut un bref instant pendant que la Vie et Dieu comprirent ce qu'il voulait dire : il avait pétri le sable avec ses propres larmes. Dieu fut ébranlé : combien de jours et de nuits le petit Patrak avait-il pleuré ?
- Qu'ai-je fait ? continua-t-il. J'ai cherché la Vérité, j'ai cherché la réponse que personne n'avait voulu me donner. J'ai cherché et cherché, j'ai interrogé les étoiles, elles ont scintillé comme à l'ordinaire, j'ai interrogé la terre, elle s'est craquelée un peu plus, j'ai interrogé le nord et le sud, l'est et l'ouest, ils sont restés cardinaux. J'ai tant cherché, j'ai interrogé en vain le temps, mes souvenirs se sont enfuis, l'avenir s'est obscurci. J'ai interrogé le hasard, et toujours pas de réponse. Il n'y avait que le vent qui soufflait ici jour après jour.
Patrak regarda Dieu et la Vie en face :
- Les rêves auraient dû me mettre sur la voie, aujourd'hui vous êtes venus me donner la réponse, et je vous en remercie. Qu'ai-je attendu d'autre que ce moment où vous viendriez ensemble en regrettant d'avoir envoyé un enfant au désert ? Qu'ai-je attendu d'autre durant toute mon existence que ce moment où vous auriez des remords ? Je me disais « ils viendront bien un jour, si ce n'est pas demain, ce sera après-demain ». Puis j'ai perdu la notion de demain et après-demain, j'ai cessé d'attendre, et cessant d'attendre, j'ai cessé d'interroger l'univers, et cessant d'interroger l'univers, j'ai cessé d'attendre une réponse. J'ai entendu le vent qui passe par ici, et cessant d'entendre le vent, j'ai entendu le silence, et cessant d'entendre le silence, j'ai écouté.
La voix de Patrak devint quasiment inaudible :
- J'ai écouté et je crois bien que c'était le vent qui me parlait. Voici ce qu'il disait :
« Le vent va et vient, il souffle et ne souffle plus, il passe et s'en va, tourne puis repart, il t'enveloppe et te libère. Les nuages passent et jamais ne s'arrêtent, ce sont des nuages et pourtant ce ne sont jamais les mêmes. Le vent revient et si tu pouvais le colorer, tu verrais que ce n'est jamais le même souffle de vent.
Les sons qui ébranlaient Dieu et la Vie ne venaient plus de la voix de Patrak mais de la vibration de son âme, semblable au cœur d'un violon silencieux :
« La Vérité, la voici puisque tu désires la connaître : une chose est et en même temps, elle n'est pas, elle existe et elle n'existe pas. La Vérité est et n'est pas, Dieu existe et n'existe pas, la Vérité coule dans le grand fleuve qui ne charrie jamais les mêmes eaux, et pourtant c'est toujours de l'eau. La Vérité est tout et elle n'est rien. Les gens sont heureux ou malheureux, toute chose est son contraire...
La Vie avait les larmes aux yeux, émue d'entendre dévoiler son propre secret.
- Qu'ai-je fait ? Répéta Patrak. J'ai attendu la Vérité et quand elle s'est approchée, je n'en ai pas voulu car elle n'était pas celle que j'attendais...
Le visage de Dieu affecta une moue de fierté, il n'avait pas sous estimé les capacités de ce petit garçon.
- Qu'ai-je fait ? reprit Patrak, j'ai côtoyé Dieu et me suis enfui, j'ai fui l'amour et pourtant j'en avais besoin. Qu'est-ce que l'amour ? Mes parents ne m'aimaient-ils pas assez ? Assez pour me laisser découvrir les secrets du monde ? Ont-ils eu assez de chagrin en voyant leur enfant partir seul à la recherche de la Vérité ? M'ont-ils assez aimé pour savoir que tel était mon destin, et que je n'en aurais accepté aucun autre ? M'aimaient-ils assez pour supporter mes larmes ? M'ont-ils assez aimé pour me transmettre l'énergie du désespoir dont aucune épreuve n'est venue à bout ?
« Qu'ai-je tant cherché ? Y a-t-il quelque chose de plus précieux au monde que la Vérité ? Existe-t-il des êtres plus merveilleux que Dieu et la Vie ?
« Qu'ai-je fait ? Tel l'animal assoiffé découvrant une oasis dans le désert se lamenterait de devoir s'incliner pour s'abreuver, vais-je vous émouvoir avec ma peine ? Vais-je me plaindre moi aussi que l'amour est à portée de main mais qu'il faut la tendre pour l'atteindre ? Vais-je me plaindre que la Vérité soit à la portée de l'homme ?
Dieu trembla sur ses bases, et la Vie fut saisie d'un grand frisson, cependant Patrak poursuivit :
- Que suis-je d'autre qu'un vieux sac à patates qu'on retourne d'un côté ou d'un autre ? Je suis vide, et quiconque vient me visiter est le bienvenu.
Alors Dieu prit enfin la parole :
- Tu es toujours aussi sage que l'enfant qui était venu me rendre visite naguère. Je ne m'étais pas trompé sur ton compte ; ainsi tu sais la Vérité. Je ne m'étais fait aucune illusion à ce sujet...
Il lança un regard appuyé du côté de la Vie avant de proclamer :
- Tout au plus ai-je donné le change à la Vie pour lui faire plaisir, comment aurait-il pu en être autrement ?
Dieu ouvrit Ses larges mains vers le ciel, et Patrak vérifia que son propre destin était écrit sur Ses Paumes.
- Puisque tu es si savant, déclara Dieu en faisant semblant de n'avoir rien remarqué, je vais te révéler un secret. Tu dis que tu es un sac à patates ; tu as de la chance de posséder une enveloppe, car moi je n'ai rien, ni forme ni contour. Je vais te livrer le fond des choses : je suis comme toi, enfin comme le petit garçon que tu étais, je ne suis qu'un enfant naïf qui a besoin d'amour. Mon unique plaisir, c'est de parler avec les petits enfants car je suis en tous points identique à eux, je suis complètement impuissant. Tu le sais, Patrak, c'est la raison pour laquelle les enfants m'aiment bien, et pour la même raison qu'ils me détestent souvent en grandissant. Dans leur vie d'homme, ils souffrent d'être séparés de moi, c'est-à-dire de la source de leur enfance, et ils croient que je les ai abandonnés. Ils ont tout simplement oublié, tu le sais, Vénérable, ils ont oublié qu'au début de leur existence, faibles et sans défense, ils sont à l'égal de Dieu.
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