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Alice par wasser

Alice

 

Invraisemblable laisser aller

Depuis quelques temps déjà Alice s'était installée en lui. Il l'avait rencontrée un soir en rentrant après le boulot, elle se trouvait assise avec sa maman en face de lui dans le métro. Cinq ou six ans, il ne connaissait pas exactement son âge. Un visage qui ne savait pas le monde des adultes, avec des bouclettes blondes et des grands yeux qui regardent au-delà de l'univers. En sortant du métro il n'avait rien remarqué de spécial, sentant seulement combien il avait aimé cette petite inconnue. Il s'était surpris à contempler le décor de sa rue comme s'il le découvrait pour la première fois, les gens qu'il avait croisés lui semblaient bizarres, pressés, soucieux, préoccupés. Arrivé chez lui, dans sa cellule de célibataire, il avait éprouvé une nostalgie inhabituelle, ne s'était pas servi son verre de whisky avant de lire le journal qu'il avait d'ailleurs oublié d'acheter. Le téléphone avait sonné plusieurs fois et il n'avait pas décroché, ni songé à écouter son répondeur.

Il s'était mis à parler avec Alice, de la même façon qu'il dialoguait avec lui-même auparavant. Des choses qu'on dit à son âge, des questions apparemment sans importance, des gouttes anodines de chagrin qui entraînent parfois des fleuves de tristesse. Il apprenait à l'écouter, à réagir comme elle, à regarder le monde avec ses yeux aussi vastes que des planètes.

Ce matin là, la réunion hebdomadaire avait débuté par l'exposé agressif de madame Hyppo, la nouvelle responsable de l'agence, une longue femme sèche au bec pointu, qui fustigeait le laxisme de ses collaborateurs, « cet invraisemblable laisser aller pendant que nos chiens de concurrents marquent des points ! ». Aucune réaction parmi ses collègues qu'il connaissait personnellement depuis des années.

Il sentait les larmes jaillir de ses yeux, se frottant discrètement les paupières pour dissimuler cette manifestation incongrue. Alice pleurait, ses larmes de petite fille s'écoulaient par ses yeux à lui. Quelque chose n'allait pas, mais il ne pouvait pas l'interroger en pleine réunion, tandis que les masques de ses collaborateurs affichaient une mine contrite de circonstance. Alice pleurait de plus belle et bientôt il ne pourrait plus retenir le flot de larmes qui empourprait son visage. Le chagrin d'Alice lui serrait le cœur, avait-elle mal quelque part ? Etait-ce un petit chagrin qui séchera grâce à un petit baiser ou bien une méchante tempête qui submerge les digues du monde adulte ?

« Humhum », lâcha-t-il en portant la main devant sa bouche, les yeux larmoyants et congestionnés, « excusez-moi un instant » souffla-t-il en se levant maladroitement, « je hum hum reviens » se racla-t-il la gorge en se dirigeant vers la sortie sans oser regarder les autres.

Vite aux toilettes. S'enfermer à double tour. Laissant les larmes déferler, le cœur gros, inondé par une détresse inconnue, fuyant son reflet dans les miroirs.

« Que se passe-t-il mon petit ange ? » demanda-t-il de sa voix la plus douce. Attendant la réponse d'Alice avec angoisse comme si on allait lui apprendre la désintégration imminente de la planète Terre. « Mal ici » trembla la petite flûte d'Alice entrecoupée de sanglots, montrant l'endroit sans savoir le nommer. « Mal comment ? Très mal ? » demanda-t-il encore, de plus en plus inquiet, tandis qu'Alice désignait son ventre. Lui aussi avait mal au ventre, un nœud dur pesait sur son estomac, une grosse corde rêche toute emmêlée à l'intérieur. Il cherchait des mots pour la consoler, il pleurait avec elle, à gros flocons maintenant, lui-même était elle, petite fille habillée d'un chagrin dont il découvrait peu à peu la cause, il dessinait sur le miroir avec les doigts d'Alice un portrait de méchante sorcière en colère, ça ressemblait à cette affreuse madame Hyppo qui lui avait fait peur avec « ses yeux crochus » murmurait Alice en se blottissant au fond de lui. Il la berçait entre ses bras, se berçant lui-même, là, sur le siège plastique des toilettes. « Tu veux une glace ? » dit-il pour chasser les vilains nuages qui assombrissaient le regard d'Alice. Le visage de la petite fille lui sourit, comme mille soleils se reflétant dans le cristal pur d'un lac de montagne, « avec des boutons en chocolat » réclama-t-elle en essuyant ses larmes.

Il s'engouffra dans l'ascenseur, sans remords, sans même tourner la tête vers la salle de réunion, arrachant la cravate qui lui étranglait le cou, contemplant d'un air honteux ses chaussures noires trop cirées et trop noires. Alice riait en le voyant ébouriffer ses cheveux et adresser des grimaces au miroir de l'ascenseur. « Encore, encore ! » gloussait-elle, « fais la sorcière », et il roulait des yeux, pinçait les lèvres, se tirait les oreilles en imitant sa chef : « in-vrai- sembable laisser aller » et Alice riait de son rire d'azur.

 

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