I |
l était une fois un petit garçon très très malheureux qui s'appelait Patrak. Il habitait dans une grande maison à plusieurs étages, entourée d'un immense jardin au bout duquel coulait silencieusement le grand fleuve qu'enjambaient les pas de géant du pont du chemin de fer. Dans cette bâtisse ancienne trop grande pour lui, s'entassaient plusieurs générations, ses parents, ses grands-parents, ses arrière-grands-parents et encore bien d'autres gens qu'il ne connaissait pas.
Chaque matin Patrak allait donner à manger aux "cocottes" avec son Pépère, comme il appelait son arrière grand-père, un très vieil homme ridé et élevé à la vieille école, ce qui ne l'empêchait pas d'aimer beaucoup son dernier petit-fils.
Dans le visage du petit Patrak, deux yeux bleus voletaient comme les ailes d'une tourterelle cherchant à prendre son envol, ses cheveux blonds avaient l'odeur des blés mûrs sous la caresse de l'été, et sa bouche dessinait parfois un drôle de sourire qui montrait des dents aussi en désordre que les cubes d'un jeu de construction mal assemblés.
Patrak devait avoir sept ans, et s'il avait souvent très mal au ventre, c'est parce qu'il était tellement triste, il se sentait seul et abandonné, comme un étranger parmi cette famille où personne, excepté son Pépère, ne faisait attention à lui.
Un jour, le grand fleuve avait déjà charrié tant de désespoir dans ses yeux, Patrak en eut assez d'être si malheureux.
Alors il alla trouver sa mère qui cousait en faisant ronronner sa vieille machine Singer, et il lui demanda :
- Ma petite maman chérie, commença-t-il en s'installant sur ses genoux, peut-être n'as-tu rien remarqué, mais je suis très malheureux avec toi, je n'ai pas une vraie maman comme les autres petits garçons car tu es toujours tellement triste et tellement malheureuse. Dis-moi pourquoi s'il te plaît ma maman chérie.
Sa mère, qui avait eu du chagrin en écoutant son fils, le serra dans ses bras et lui répondit avec des larmes dans les yeux :
- Mon pauvre petit, lui dit-elle, c'est la vérité, je suis si malheureuse que je me dis souvent que je ferais mieux de me jeter tout de suite dans les eaux du grand fleuve ou sous les roues du train qui passe sur le pont du chemin de fer au-dessus. Mais ce n'est pas ma faute si je suis tellement malheureuse, c'est à cause de ma mère à moi, tu sais, à cause de l'homme qui est mon père mais que je n'ai jamais connu, voilà pourquoi je suis si malheureuse.
Patrak noua ses bras autour du cou de sa maman chérie, il frotta ses joues contre les joues mouillées de larmes de sa maman, mais il ne s'en trouva pas moins triste pour autant.
Alors il alla voir son père qui venait juste de rentrer de son travail et était en train d'accrocher son cuir à la patère de l'entrée.
- Mon petit papa adoré, lui dit-il, peut-être n'as-tu rien remarqué mais je suis tellement malheureux avec toi que parfois j'ai envie de me jeter dans le ruisseau qui coule au milieu du jardin. Je n'ai pas un vrai papa comme les autres petits garçons car tu es toujours si malheureux. Dis-moi pourquoi s'il te plaît mon petit papa adoré.
Son papa le prit par la main et s'assit à sa hauteur, sur les marches de l'escalier, pour lui répondre:
- Mon pauvre petit Pierrot (car son papa l'appelait souvent comme ça), ce n'est pas ma faute si je suis tellement malheureux, c'est à cause de mes parents qui n'ont pas pu m'élever. Quand ton oncle "P'tit G", mon frère, est venu au monde, je n'avais que deux ans, mes parents m'ont expédié en nourrice, parce que ma mère ne pouvait pas s'occuper de deux enfants en même temps. Voilà pourquoi je suis si malheureux mon garçon...
Patrak noua ses bras autour du cou de son papa et lui donna un gros baiser sur les deux joues mais il ne s'en trouva pas moins triste pour autant.
- Ah! Sanglota-t-il, quel malheur autour de moi ! Je voudrais bien comprendre pourquoi !
Alors il alla voir la mère de sa mère qui vivait aussi dans la maison, et qui triait des lentilles sur la table de la cuisine. Patrak lui demanda :
- Ma chère grand-mère, je voudrais savoir pourquoi tu as rendu ma maman tellement malheureuse qu'elle n'est pas une vraie maman et qu'elle me rend aussi malheureux qu'elle.
Surprise, sa grand-mère renversa une poignée de lentilles par terre et répondit en levant les bras au ciel.
- Hélas, cent fois hélas, je me doutais bien que ça se terminerait comme ça, si tu savais comme j'ai été malheureuse ! Quand j'étais jeune fille, j'ai rencontré un homme que j'aimais, et quand j'ai été enceinte de lui, mes parents ne le jugeaient pas assez bien pour moi. Tu es trop petit pour comprendre, en ce temps là, il fallait obéir à ses parents ! Du coup son vrai père n'a jamais voulu la reconnaître, et j'ai dû élevé ta mère toute seule... Puis la guerre est arrivée et ça n'a pas facilité les choses. Ce sont mes parents qui ont fait mon malheur, c'est à cause d'eux que je suis si malheureuse !
Patrak la remercia parce qu'il ignorait cette histoire, mais il ne s'en trouva pas moins triste pour autant. Il alla voir la mère de la mère de sa mère, son arrière grand-mère qui vivait aussi à la maison. C'était une vieille femme toute ratatinée dans son fauteuil où elle semblait dormir à longueur de journées. Patrak parla fort pour qu'elle l'entende :
- Ma chère arrière-grand-mère, lui dit-il, peut-être es-tu trop fatiguée pour avoir remarqué que je suis très malheureux. Ma maman m'a dit que c'est à cause de sa mère, et ma grand-mère dit que c'est à cause de toi. Alors dis-moi pourquoi.
L'arrière-grand-mère tourna lentement la tête vers Patrak et sa bouche trembla quand elle se mit à parler.
- Mon pauvre petit, dit-elle péniblement, si tu savais ! La Vie n'a pas toujours été rose pour moi. Si tout a été si mal, c'est à la Vie qu'il faut en vouloir, elle s'est montrée tellement cruelle avec moi...
Et elle se tut car elle n'avait plus la force de parler.
Patrak la remercia mais ne s'en trouva pas moins triste pour autant. Il avait encore beaucoup de questions à poser et s'en alla voir la mère de son papa qui n'habitait pas bien loin de là. Elle était assise près de son poêle à bois qu'elle attisait de temps en temps pour faire chauffer la soupe de ses chats.
- Ma chère grand-mère, lui dit-il, peut-être n'as-tu rien remarqué parce que je ne te vois pas souvent, mais je suis très malheureux. Mon petit papa ne peut pas m'aider parce qu'il est aussi très malheureux, et il m'a dit que c'est à cause de toi parce que tu l'as envoyé chez une nourrice quand P'tit G est arrivé au monde. Alors dis-moi pourquoi.
La grand-mère l'examina par-dessus le vieux journal qui traînait toujours sur la table de la cuisine pour éplucher les tomates, puis elle se leva et se mit à crier en tournant en rond comme une vieille toupie.
- Qu'est-ce que tu veux que je te dise ! C'est la fatalité mon petit enfant ! J'ai toujours mené une vie de chien, toujours des emmerdements, jamais de remerciements ! J'aurais voulu t'y voir ! Toujours derrière le cul des vaches, à ton âge fallait que je travaille dans les champs, les bêtes, ça n'attend pas ! Qu'est-ce que tu veux que je te dise ! Si quelqu'un est responsable, c'est la Vie ! Tu n'as qu'à t'en prendre à elle ! Si ça n'avait tenu qu'à moi, je n'aurais jamais eu d'enfants, comme ça il n'y aurait pas eu tous ces emmerdements ! !
Elle ne s'arrêtait plus de tourner, et Patrak eut peur qu'elle ne s'envole par la fenêtre. Alors il partit sans faire de bruit, mais il ne s'en trouva pas moins triste pour autant.
Patrak avait interrogé toute la famille sauf ceux qu'il ne pouvait pas questionner parce qu'ils étaient déjà morts, comme son grand-père paternel. Tout ça n'était pas très gai, et Patrak rentrait en pleurant, en se demandant si un jour il serait moins malheureux.
Son Pépère l'attendait sur le perron de la maison, et dès que Patrak franchit le portail en fer, il le souleva avec difficulté car à son âge il n'avait plus beaucoup de forces, et le serra dans ses bras. Puis il reposa l'enfant à terre en lui caressant les cheveux.
- Alors Patrak, qu'as-tu appris ? demanda le vieillard.
- Rien du tout, répondit l'enfant en sanglotant, je ne sais pas pourquoi tout le monde est tellement malheureux, à moins que ce ne soit la faute de la Vie comme disent mes grands-mères...
Mais au fond de lui, Patrak en voulait à son Pépère car si sa maman était malheureuse, il avait bien compris que c'était aussi à cause de lui et des choses qu'on était obligé de faire en ce temps là. Et il se remit à pleurer, en réalité, il ne pouvait plus s'arrêter de pleurer.
Son Pépère lui parlait doucement, Patrak avait fermé ses oreilles, tout cela était injuste. Est-ce que son Pépère l'aimait réellement ?
Le vieil homme prit Patrak par la main et l'emmena au bout du jardin contempler le grand fleuve. Et il se mit à lui parler :
- Mon petit Patrak, lui dit-il, je t'aime très fort, comme un vieil arbre peut aimer le chant du printemps parce qu'il sait que ce sera peut-être le dernier. Ah ! La Vie! Tu n'es pas si bête! Tu as bien compris ce qui est arrivé. Sèche tes larmes et écoute-moi, et si après tu es encore triste, je ferai tout ce que tu me demanderas.
« La Vie n'est pas facile, mon petit, elle est souvent capricieuse, on croit la tenir dans sa main et tout à coup elle s'envole comme un oiseau. Quand j'étais enfant, on m'a appris qu'un garçon ne doit jamais pleurer, qu'il doit être fort pour devenir un homme brave qui ira défendre la patrie. Mais toi tu es comme une oasis dans le désert, ton cœur est tendre et innocent comme un oisillon, tes larmes sont comme une pluie d'or sur le malheur du monde. Je t'envie tu sais ! Quelquefois j'aimerais redevenir petit garçon et repartir à zéro avec tes yeux pour éclairer le monde.
« J'ai voulu être un homme d'honneur, un homme pour lequel il n'existe qu'un seul chemin, la ligne droite. J'ai voulu être comme ce fleuve, espérant atteindre directement l'estuaire. Mais la volonté de l'homme est plus facile à détourner que le cours d'une rivière. Alors oui, tu le sais maintenant, au temps où elle était jeune et belle, j'ai interdit à ma fille, ta grand-mère aujourd'hui, de fréquenter celui dont elle était amoureuse, celui qui est ton vrai grand-père en réalité, celui que personne n'a jamais revu. J'ai cru bien faire à l'époque, j'étais persuadé qu'il n'était pas assez bien pour ma fille et qu'il la rendrait malheureuse. Un homme se forge des principes sur lesquels il cherche à s'appuyer pour se rassurer, de même qu'une maison repose sur ses fondations, ainsi va la Vie, l'eau du fleuve ne remonte jamais à la source.
- Tu dis pareil que les autres, trépigna Patrak, si c'est la faute de la Vie, pourquoi personne ne va lui demander des explications ?
- Je vais t'aider, répondit son Pépère en lui souriant et en le serrant dans ses bras, je te l'ai promis.
Quelques jours plus tard, Patrak se leva très tôt et enfila ses habits des dimanches sans faire de bruit. Il peigna avec soin ses cheveux blonds et, comme convenu en secret avec son Pépère, grimpa dans l'antique cabriolet que le vieil homme avait sorti de la remise pour la circonstance. Très digne, portant haut de forme, vêtu de son antique frac des grandes occasions, son Pépère y avait attelé la Grisonne, la grosse jument pie que le voisin, qui avait fait la Grande Guerre dans la même tranchée, avait consenti à prêter.
C'est ainsi qu'ils prirent ensemble le chemin de la Vie, par une fraîche matinée d'automne aux couleurs encore emmitouflées dans le manteau de la nuit.
Bercé par la cadence des sabots et le balancement du cabriolet, Patrak ne tarda pas à s'endormir sur l'épaule de son Pépère. Ils traversèrent des paysages grandioses, escortés de rangées de collines couvertes de forêts ensommeillées. Ils gravirent péniblement le grand chapiteau d'une montagne coiffée d'un drapeau de brume, puis franchirent plusieurs fois les méandres capricieux d'une rivière qui rampait comme un serpent géant à travers une immense vallée.
Patrak s'éveilla au moment où son Pépère arrêtait l'équipage au bord de la rivière, pour soulager la Grisonne et la faire boire l'eau barbouillée de grappes tremblotantes de soleil.
- On est bientôt arrivé ? demanda Patrak en se frottant les yeux, j'ai faim !
Heureusement Pépère avait tout prévu et alla chercher à l'arrière du cabriolet un panier rempli de provisions. Il sortit les sandwiches assortis du chocolat chaud encore fumant de la Thermos, qu'ils burent dans le quart que Pépère avait conservé depuis la guerre.
Attirés par les miettes, des petits oiseaux s'approchaient sans crainte et picoraient en piaillant, puis sautillaient jusqu'à la rivière pêcher du bec une goutte d'eau pour faire passer leur minuscule repas.
Alors, tel un Monsieur Loyal du grand cirque de la Nature, Pépère se mit à raconter une histoire devant le public à deux pattes et Patrak blotti sous son aile.
« Il était une fois, commença Pépère, un pays merveilleux peuplé de petits êtres extraordinaires pas plus hauts que trois pommes mais très vifs et pourvus d'une obstination aussi insatiable que leur curiosité. Ils se nommaient le peuple des Samétégaux, pluriel de Samétégal.
Or, voici qu'un jour un de ces petits êtres s'était aventuré dans une contrée lointaine et inconnue, poussé par son inextinguible soif de découverte. Dans cet étrange pays poussaient de fabuleuses fleurs géantes, aux couleurs éclatantes et lumineuses, exhalant un parfum exquis et rare, pourtant ses habitants étaient incapables de les sentir et de les voir, trop absorbés par une tâche extrêmement importante qui occupait toute leur énergie et qu'ils appelaient boucher le trou.
On bouche le trou, répétaient-ils à longueur de temps, pourvu que le trou soit bouché, on n'en demande pas davantage. Et entre eux, ils ne manquaient jamais une occasion de s'interroger avec force politesses : as-tu réussi à boucher le trou ? Les personnes les plus respectables étaient celles qui parvenaient à boucher le trou avec succès.
A force de les entendre en parler, le petit Samétégal cherchait instinctivement s'il avait lui aussi un trou à boucher, mais en réalité il ne comprenait rien du tout à leur histoire. N'y tenant plus de curiosité, il décida d'interroger un de ces curieux personnages, qui étaient bien plus grands que lui et très courtois :
- Respectable habitant de cet étrange pays, dit-il, pourrais-tu m'expliquer la signification de votre coutume qui oblige chacun à boucher le trou ?
Son interlocuteur affecta un air surpris :
- On t'aura mal renseigné, noble étranger, il n'y a jamais eu aucune coutume de cette sorte chez nous.
Et il passa son chemin sans rien ajouter.
Un Samétégal est aussi têtu qu'obstiné et aussi obstiné que curieux. Il s'adressa au prochain habitant qu'il croisa sur sa route :
- Respectable habitant de cet étrange pays, répéta-t-il, pourrais-tu m'expliquer la signification de cette coutume singulière qui vous oblige à boucher le trou ?
- Un trou ? répondit l'autre en ouvrant de grands yeux, es-tu certain de ce que tu affirmes, noble étranger ? Et il tourna les talons sans rien ajouter.
Il en faut plus pour décourager notre petit Samétégal qui s'empressa d'interroger un autre habitant de ce surprenant pays :
- Respectable habitant de cet étrange pays, dit-il d'une voix amicale, as-tu entendu parler de cette ancienne coutume qui obligeait jadis les gens d'ici à boucher le trou ?
Cette fois, l'autochtone lui répondit tranquillement mais fermement :
- A vrai dire, noble étranger, il me semble en avoir vaguement entendu parler, il y a si longtemps que je ne m'en souviens plus...
Et il poursuivit son chemin.
Un Samétégal est aussi têtu qu'obstiné, aussi obstiné que curieux, et aussi curieux que malin. Il questionna une autre personne qui passait par là :
- Respectable habitant de cet étrange pays, pourrais-tu renseigner un étranger ignorant ?
- Si c'est possible, avec grand plaisir, assura cette aimable personne.
- Alors dis-moi comment faire pour boucher le trou car je n'en ai aucune idée.
L'autre blêmit d'un seul coup et faillit s'évanouir de stupeur :
- Le trou ! cria-t-il, pauvre étranger, sais-tu au moins ce que c'est ? Et il prit les jambes à son cou comme s'il avait vu un fantôme.
Un Samétagal est aussi obstiné que curieux, aussi curieux que malin, et aussi malin que perspicace. Il se mit donc à réfléchir très fort lorsqu'il buta contre le corps d'un autre habitant, étendu sur le sol, et qui semblait bien mal en point.
- Respectable habitant de cet étrange pays, dit-il en attirant son attention, qu'est-ce qu'un étranger ignorant peut faire pour toi ?
L'homme le regarda, et finit par articuler, une lueur de terreur dans les yeux :
- Hélas, ne vois-tu pas que mon trou s'est encore ouvert et que je n'aurais bientôt plus la force de le boucher ? Ignorant tu l'es en effet, noble étranger.
Notre petit Samétégal sauta sur l'occasion inespérée qui se présentait :
- J'ignore en effet la cause de ton malheur, noble habitant de cet étrange pays, mais si tu me l'expliquais, je pourrais peut-être trouver un remède, déclara-t-il alors que la peur agrandissait les orbites de son interlocuteur.
- Hélas! Trois fois hélas ! reprit l'infortuné habitant de cet étrange pays, il est trop tard, je n'ai plus besoin d'aide à l'heure qu'il est. Pourtant, si tu y tiens, je vais te renseigner avant de trépasser, cela m'apportera peut-être la paix.
Et il se tourna péniblement pour parler au petit Samétégal qui soupirait d'impatience.
- Tu es bien naïf quand tu poses des questions sur les choses les plus naturelles ; de quel pays viens-tu donc ? Tu n'es pas comme nous, j'aurais dû le voir tout de suite, mais je ne m'en soucie guère, car là où je vais tout m'est égal. Sans doute es-tu la Mort en personne qui vient m'éprouver avant de m'emporter. Quoiqu'il en soit, nous sommes tous engendrés par un père et une mère qui nous porte plusieurs mois dans son ventre avant de nous faire venir au monde : pour quelle raison ? Je ne saurais le dire car on n'est pas plus heureux à l'extérieur qu'à l'intérieur. Dès que nous sortons du ventre de notre mère, nos parents se hâtent de creuser un grand trou dans notre corps pour y entasser tout ce qui empêchait leur propre trou de se refermer. Du moins, c'est ce qu'ils croient, ils espèrent reboucher définitivement leur trou ! Hélas ! Trois fois hélas ! Ce serait trop simple ! Leur trou est bientôt de nouveau en effervescence, et il faut tout recommencer. Alors ils ne pensent plus qu'à ça, boucher, boucher et boucher encore leur trou, ils sont désespérés parce qu'ils avaient eu un instant l'illusion de le boucher une fois pour toutes en chargeant leur enfant. Ils ont souvent d'autres enfants auxquels ils font la même chose, mais rien n'y fait.
Le petit Samétégal était horrifié, il se bouchait machinalement les oreilles qui chez eux forment deux fines paupières d'argent frémissantes comme les ailes d'un papillon lorsqu'ils écoutent. L'habitant mal en point s'essoufflait, sa bouche crachotait l'air entre ses dents comme la cheminée d'une vieille locomotive. Il fit une grimace de douleur et continua :
- ... et les enfants, noble étranger, sais-tu ce qu'ils font de ce trou qu'on leur a creusé et qui bien vite se met aussi à déborder ? Hélas ! Trois fois hélas ! Ils se donnent de la peine pour le boucher avec une mince pellicule qui recouvre maladroitement le trou, si légère et si fragile qu'elle se déchire à tout bout de champ. Alors ils tombent malades, car on dit que notre vitalité s'échappe par le trou, et si on en perd une trop grande quantité, on meurt avant l'heure. Celui qui n'a plus la force de reboucher le trou est voué à une mort prochaine. C'est ce qui m'arrive à l'instant même noble étranger !
Un Samétagal est aussi têtu qu'obstiné, aussi obstiné que curieux, aussi curieux que malin, aussi malin que perspicace, aussi perspicace que charitable, et aussi charitable qu'intelligent.
- Mais si on enlève tout ce qui encombre le trou, il a de plus grandes chances de pouvoir se reboucher, n'est-ce pas ? avança le petit Samétégal dont la curiosité n'était pas complètement satisfaite.
- Hélas ! Trois fois hélas ! Se lamenta l'habitant de cet étrange pays, tu n'as pas bien compris, c'est ce que font les parents à la naissance de leur enfant. Mais c'est encore pire quand le trou est vide, la pellicule ne peut plus tenir, et ce vide devient une souffrance insupportable. On a beau inventer des centaines de remèdes, aucun n'est efficace. Les gens d'ici ont pris l'habitude d'absorber toutes sortes de potions pour ne plus sentir le vide de leur trou, et, pour conjurer leur infortune, ils répètent toujours la même formule magique: ça va ça va ça va, qu'ils s'empressent de se jeter à la face quand ils se rencontrent. D'ailleurs l'insensé qui ose proclamer que le vide lui fait mal est mis à l'écart, il est banni, personne ne veut plus en entendre parler. Il n'y a que les fous pour prétendre que le trou est leur raison de vivre, et que le vide les remplit de joie : ce sont des déments incurables dont le trou est perpétuellement béant, et qui refusent qu'on les soigne en le rebouchant. C'est terrible, noble étranger ! Quelquefois, il arrive à des gens tout à fait normaux qui occupaient paisiblement leur existence à boucher le trou, de devenir brusquement victimes de crises de délire, de se mettre à hurler que le trou est une bénédiction : pour leur malheur, on les enferme avec les fous.
Le petit Samétagal voulut dire quelque chose mais l'autre ne lui en laissa pas le temps.
- Les gens de ce pays ont beaucoup de courage, noble étranger, ils souffrent mille maux et font malgré tout semblant de vivre normalement. Ils se consolent en inventant sans relâche de nouveaux modèles de pellicules, plus résistantes, qui promettent de tenir le coup plus... plus longtemps !
Apparemment, ce n'était pas le cas de ce pauvre habitant de cet étrange pays, car le petit Samétégal voyait la cape noire de la Mort agripper ses épaules.
- Hélas ! Trois fois hélas ! Reprit-il, je ne pourrai pas en supporter davantage, noble étranger. Je ne veux pas que tu assistes à mon agonie, ce n'est pas convenable. Alors disons-nous adieu... »
Ainsi se terminait l'histoire que Patrak et les oiseaux avaient écoutée attentivement. Il était temps de se remettre en route. Le soleil s'était transformé en une grosse boule rouge que le ventre de l'horizon commençait à digérer lorsqu'ils dépassèrent un essaim de petites collines rondes avant de découvrir une immense plaine au milieu de laquelle se dressait un grand arbre majestueux baigné d'éclairs d'or.
Son Pépère stoppa la Grisonne à bonne distance et souleva Patrak dans ses bras pour le faire descendre : l'enfant était si léger ! Emu par ce qu'il devait dire, le vieillard désigna l'Arbre flamboyant :
- Voilà, nous sommes arrivés... c'est ici que réside la Vie, lui montra Pépère, n'oublie pas de lui dire que tu viens de ma part... n'oublie pas que...
Le vieil homme semblait chercher ses mots, pour la première fois de sa vie il se sentait incapable de retenir ses larmes :
- N'oublie pas que je t'aime...
Il sortit de son gousset la vieille montre avec une chaînette en or qu'il avait héritée de son père. Il la donna à Patrak en refermant sa petite main autour sans pouvoir articuler une parole.
- Pars pas mon Pépère, sanglota Patrak, pars pas, si tu pars je serai tout seul...
- Tu es courageux, c'est toi qui doit partir affronter la Vie puisque tu le souhaites, chuchota son Pépère, je t'attendrai mon Patrak, si Dieu me l'accorde...
Patrak serra très fort son Pépère, ils pleurèrent tous les deux, longtemps embrassés ensemble, comme hier et aujourd'hui. Patrak promit de revenir vite.
Il se dirigea vers l'Arbre de Vie en se retournant pour faire des signes à son Pépère, ses jambes grelottaient comme la fourrure des herbes folles agitées par le vent qui effaçait peu à peu la silhouette du vieil homme. En s'approchant de l'Arbre, Patrak vit les feuilles d'or étinceler comme des milliers de pépites sous les rayons horizontaux du soleil. L'écorce de jade et d'émeraude lui parut douce et tiède.
Ebloui par la beauté et la hauteur de l'Arbre de Vie, Patrak osait à peine bouger, ses doigts pressaient contre son cœur la montre de son Pépère. Il avait envie de rebrousser chemin, de tout abandonner pour courir retrouver son Pépère, là-bas, au pied des collines. Il rassembla son courage pour frapper timidement sur l'écorce. Il n'y eut aucune réaction, puis, tout à coup, dans le silence de la grande plaine, retentit une voix puissante qui semblait sortir de la terre :
- Qui est là ? demanda la Voix.
- C'est... Patrak, répondit l'enfant en balbutiant.
- Je ne te connais pas, qu'est-ce que tu veux, Patrak ? Questionna la Voix.
- Je viens vous demander pourquoi les gens sont si malheureux, Madame la Vie, répondit-il dans un souffle car il tremblait de la tête aux pieds.
- Es-tu venu seul jusqu'ici ? s'enquit la Voix.
- Non, c'est-à-dire.... c'est mon Pépère qui m'a amené, il m'a dit de vous dire que je viens de sa part, se souvint Patrak.
- Parfait, conclut la Vie, tu peux entrer petit Patrak.
L'écorce se fendit devant lui, ménageant un bref instant un étroit passage juste assez grand pour Patrak. Un escalier bleu très étroit descendait vers une obscurité inquiétante. Patrak emprunta les marches, descendant toujours et toujours plus bas, à tel point qu'il pensa qu'il n'en finirait jamais de descendre, à moins qu'il ne traverse la terre de part en part, et ne ressorte de l'autre côté. La descente dura si longtemps qu'il était fatigué et près de faire demi-tour, mais la perspective de devoir remonter toutes ces marches le découragea. Ses cuisses, ses genoux, ses mollets, ses chevilles, ses pieds devenaient durs comme du bois, il ne pouvait presque plus les soulever quand il accéda enfin au dernier palier donnant sur une petite porte basse, décorée avec des motifs d'or et de diamants, qui s'ouvrit sans bruit devant lui. Haletant, les jambes flageolantes, il baissa la tête pour passer : le spectacle qui s'offrit à son regard émerveillé lui fit oublier sa peine. Il y avait tant de choses extraordinaires que Patrak se dit qu'il lui faudrait des années et des années, et peut-être davantage pour tout admirer. Qu'il porte son regard à gauche ou à droite, devant ou derrière, au-dessus ou au-dessous de lui, c'était un véritable enchantement : voilà peut-être les mystères de la Vie dont on lui avait parlé à mots couverts, songea-t-il. C'était comme dans un rêve où tout est fabuleux !
Patrak sursauta en entendant de nouveau la Voix qui lui avait parlé au pied de l'Arbre :
- Approche, disait-elle, n'aie pas peur.
L'enfant tourna ses yeux dans la direction de la Voix et resta pétrifié sur place : la créature qui s'avançait vers lui était la femme la plus gracieuse, la plus belle, la plus douce, la plus délicate qu'il eut jamais rencontrée, elle était encore plus formidable que le père Noël ! Elle était vêtue d'une longue robe rouge incrustée de perles scintillantes, des étoiles brillaient, brodées finement sur l'étoffe soyeuse. Une couronne d'or était posée sur sa longue chevelure d'un noir de jais. Patrak demeura paralysé par sa beauté, et la Vie s'en amusa :
- Tu es surpris, n'est-ce pas ? N'avais-tu jamais imaginé que la Vie pouvait être belle ? Tous ceux qui me voient pour la première fois réagissent comme toi, comme s'ils n'avaient jamais rien vu. Comment me trouves-tu, Patrak ?
L'enfant demeurait paralysé, incapable de répondre. Des mots s'envolèrent malgré lui de ses lèvres :
- Belle, s'entendit-il prononcer, très belle Madame la Vie...
La Vie se mit à lui sourire :
- Toi aussi, sais-tu, tu es un petit garçon très mignon et surtout très courageux. Tu n'as pourtant pas parcouru ce long chemin pour venir m'admirer, n'est-ce pas ?
Patrak se trouva tout bête, il pensa à ses grand-mères qui lui avaient dit tant de mal à propos de la Vie. Il avait gardé les mains dans ses poches et sentait ronronner la montre de son Pépère. Il se balançait d'un pied sur l'autre, ne sachant par où commencer :
- C'est que, articula-t-il d'une voix timide, voilà... Madame la Vie... je voudrais savoir pourquoi les gens sont si malheureux. Par exemple, moi, je suis très malheureux à cause de ma maman qui est très malheureuse à cause de sa maman à elle qui est aussi très malheureuse, à cause de sa maman à elle qui est très malheureuse et qui dit que c'est à cause de vous, Madame la Vie, parce qu'elle dit que vous n'êtes pas facile et pas tellement drôle. Vous êtes très très belle mais je ne sais pas si vous êtes très gentille à force de rendre les gens aussi malheureux. Pourquoi agissez-vous ainsi ? Comme dit ma maman, vous habitez pourtant une très jolie maison remplie de choses merveilleuses, vous possédez un Arbre extraordinaire... vous avez tout pour être heureuse... alors peut-être que vous êtes méchante quand même...
La Vie fut stupéfaite par les paroles de Patrak.
- Ainsi je comprends la raison de ta venue, répondit-elle en le regardant de ses beaux yeux aussi profonds que la nuit. D'habitude, les gens viennent ici pour me rendre hommage, pour me célébrer comme une reine, ils m'honorent et s'inclinent devant moi. Toi, tu es un petit garçon très différent.
La Vie s'approcha de lui et le serra doucement dans ses bras en caressant ses cheveux blonds ébouriffés par le long voyage qu'il avait accompli avec son Pépère. Patrak éprouva une sensation très agréable et respira le doux parfum de myrrhe et d'encens de la Vie.
- Tu es un petit garçon très curieux et déjà très averti pour ton âge, reprit-elle en s'agenouillant et en chuchotant tout près de son oreille. Puisque tu as fait ce long voyage pour venir me voir, je vais te livrer un secret que tu ne devras révéler à personne : ce n'est pas ma faute si les gens sont malheureux, je n'y suis pour rien. Je suis comme je suis, certains me voient débordante de couleurs et de rires, alors ils sont heureux, d'autres me voient vêtue de noire et méchante comme une sorcière, alors ils sont malheureux. Je ne suis pas responsable...
Patrak écoutait attentivement, il comprenait qu'il avait effectué un si long trajet pour rien, et que personne ne pourrait jamais répondre à sa question. De grosses larmes silencieuses roulaient sur ses joues.
- Ne sois pas triste, continua la Vie en recueillant ses larmes sur le bout de ses doigts ornés de bagues dorées, je vais te dire la vérité, c'est Dieu le responsable, c'est Lui qui a créé toute chose, c'est à lui qu'il faut t'adresser.
Mais Patrak ne s'en trouva pas moins triste pour autant. Voyant son chagrin, la Vie lui caressa le visage en murmurant :
- Puisque tu n'es pas un petit garçon comme les autres, je vais te faire un cadeau...
Elle ne put terminer sa phrase, Patrak s'était écarté d'elle, repoussant la Vie presque violemment :
- Menteuse ! Mon papa m'a toujours dit que la Vie ne fait jamais de cadeau !
L'instant d'après, l'expression de son visage changea d'un seul coup :
- C'est vrai ? demanda-t-il poliment, un cadeau exprès pour moi ? Ce n'est pas un mensonge ?
La Vie ne put s'empêcher de sourire :
- Mais non, dit-elle en s'approchant à nouveau de lui, je peux offrir un cadeau à ceux qui ne demandent rien, regarde !
La Vie ôta un des anneaux d'or qu'elle portait à ses doigts et le passa doucement à l'index de Patrak. Ce devait être un anneau magique car sa taille s'ajusta immédiatement au doigt mince de l'enfant.
- Vas, vas voir Dieu de ma part, lui dit-elle solennellement, montre lui cet anneau et Il te répondra.
Patrak la remercia, même s'il ne lui faisait pas réellement confiance. La Vie le serra très fort contre elle, et Patrak la quitta en fermant les yeux de bonheur car elle était douce et sentait bon.
Lorsqu'il les rouvrit, il vit qu'il se trouvait étendu dans un endroit très étrange : c'était comme une immense caisse transparente aux parois de verre. Une intense lumière blanche dégageait une chaleur agréable. Patrak avait l'impression que cette boîte constituait les limites du monde.
Il était bien éveillé mais ne voyait ni n'entendait personne. Le plus gênant, c'est qu'il avait très envie de faire pipi, et le plus pénible était qu'il ne pouvait plus bouger, comme si son corps ne lui appartenait plus. Même s'il pensait « je déplace ma tête par là », ou bien « je lève la main gauche », rien ne se produisait. Il réussissait seulement à entrevoir le bout de son nez. Il avait aussi très soif et passa sa langue sur ses lèvres, du moins le voulut-il car son corps ne répondait plus. Il essaya de crier « ya quelqu'un ? », sans davantage de succès.
Il demeura ainsi, se retenant de toutes ses forces, pleurant intérieurement puisque aucune larme ne jaillissait de ses yeux bleus.
Peu à peu, un épais brouillard commença à remplir la boîte, envahissant progressivement l'espace. Patrak n'apercevait déjà plus les parois de verre quand il vit apparaître, à travers le nuage, le visage d'un très vieil homme aussi haut qu'un géant, tellement gigantesque que Patrak se dit qu'allongé au-dessus du grand fleuve qui coulait au fond du jardin, il pourrait facilement le faire passer d'une rive à l'autre. Patrak distingua deux yeux si clairs qu'ils semblaient de cristal. Ce qu'il avait pris pour un nuage était en réalité la longue barbe du géant qui lui dévorait tout le visage. Il était si grand que Patrak pensa qu'il ne pourrait jamais se courber assez pour lui parler. Il tenta à nouveau d'appeler « ya quelqu'un ? » et cette fois, les mots sortirent, mais faibles et étouffés.
Une énorme Voix résonna alors, soufflant sur Patrak avec la violence d'une tempête :
- Qui es-tu et que veux-tu ? Interrogea la formidable Voix.
Malgré sa frayeur et son étonnement, l'enfant comprit qu'il avait affaire à Dieu en personne.
- Je m'appelle Patrak, marmonna-t-il timidement, et... je suis un petit garçon très malheureux à cause de ma maman qui est très malheureuse à cause de sa maman à elle qui est aussi très malheureuse à cause de...
La succession lui donnait le tournis, il s'égarait dans l'ordre exact des événements. Il se souvint tout à coup du cadeau que lui avait donné la Vie :
- Je viens de la part Madame la Vie, dit-il en montrant l'anneau à son doigt, elle m'a dit que vous étiez responsable puisque vous avez créé toute chose...
Dieu soupira bruyamment et se pencha vers l'enfant :
- Ainsi tu veux savoir pourquoi les gens sont malheureux ? tonna-t-Il.
Il sembla hésiter quelques secondes, ouvrit les bras, ce qui eut pour effet de déployer la voûte du Ciel.
- J'ai créé le Jour, et j'ai aussi créé la Nuit, déclama-t-Il, j'ai créé la Lumière et les Ténèbres, j'ai créé l'Envers et l'Endroit, le Bien et le Mal, j'ai créé la Liberté et l'Esclavage, la Joie et la Peine, le Soleil et la lu...
Sa phrase demeura en suspens. Patrak, qui n'avait pas remarqué qu'il s'était prés
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