C'était un matin comme tous les autres pour le père la misère. Depuis son petit pavillon merlin cage à lapin de banlieue il observe la lueur du soleil gris sur sa banlieue grise. Quarante ans d'expérience pour observer le soleil vous pose un avis d'expert et ce matin, est vraiment gris. Son corps moulu et grinçant se traîne vers son jardin, son seul plaisir sur terre, où s'ébattent avec grâce dans un verger digne des dieux, deux pommiers magnifiques et chargés de fruits énormes et juteux. Ces arbres font sa gloire dans toute la banlieue et un grand nombre de chenapans viennent à son insu se régaler des fruits de son amour et de sa passion.Il est encore bien trot tôt pour qu'un visiteur ait eu l'audace de franchir le mur délabré qui ceint son jardin, alors le père la misère bichonne son jardin, taille, sarcle, fume.
Le soleil est déjà haut quand la fatigue l'oblige à se réfugier dans son fauteuil près de la fenêtre. Il affectionne tout particulièrement cette place, idéale pour surveiller son bien, mais hélas bien souvent il s'endort, la tête sur le torse, pour ne se réveiller qu'au crépuscule. Cet après midi là pourtant, le père la misère ne dormait pas encore quand trois garnements pleins de vie sortant de l'école, décidèrent d'un commun accord d'enjamber le mur pour s'offrir goûter sucré et savoureux. Comme des singes, les trois compagnons de larcin s'élancèrent dans les branches lourdes de fruits défendus. Avec l'agilité et l'insouciance liée à leur âge ils grimpèrent au plus haut de leur goûter végétal. Le père la misère avait ouvert son œil endormi et malgré l'arthrose qui grippait ses articulations il bondit tel un jeune « cabrit » hors de son fauteuil pour chasser les voleurs. Dès qu'il ouvrit la porte la panique gagna les frondaisons et deux garçons en tombèrent et se réceptionnèrent sans dommage. Le troisième, sûr de lui, prenait tout son temps. Il faut dire pour être juste que son physique ne lui permettait pas ce genre d'acrobatie, et en général il se sortait de ce genre d'exercice périlleux grâce à une excellente qualité de parole. Seulement aujourd'hui la magie flottait sur l'endroit.
D'un claquement sec des doigts, le père la misère figea sur les lèvres gouailleuses du petit garnement les paroles attendues avec joie par ses deux complices au pied du mur. Le rire se transforma en peur. Le père la misère avait d'un seul geste transformé en statue la plus grande bouche de la cité. Ils s'éclipsèrent par une brèche. Le père la misère les regarda s'enfuir avec dans ses yeux son sourire malicieux. Ses pommes auraient la paix pour quelques temps. Sans un regard pour sa victime statufiée il rentra dans sa demeure pour préparer le repas du soir. L'enfant ne risquait pas de se faire mal là haut sans bouger. Il ne le relâchera qu'au coucher du soleil.
Le temps passa, et l'épisode de la statue dans l'arbre devint peu à peu une des légendes de la cité. Le temps passa pour le père la misère entre ses arbres et sa maison entourée d'immeubles de plus en plus hauts. Et par un après midi d'automne où le soleil tardait à se coucher, des coups sourds résonnèrent à la porte. D'un pas traînant le père la misère alla ouvrir à l'opportun qui venait troubler la préparation de son dîner. Dans l'embrasure apparaît une ombre immense accrochée à une grande faux.
- ton heure est venue Père la misère ! Je suis la Mort et tu vas me suivre.
La Mort avait une voix caverneuse et sentait la terre humide et chaude, mais le père la misère n'avait pas peur. Il l'attendait déjà depuis longtemps.
- n'ai-je pas le droit à une dernière faveur demanda alors le père la misère.
- bien sûr répondit la mort après une légère hésitation, surprise que quelqu'un se rappelle encore de cette vieille coutume. Elle demanda alors :
- Quelle est ta dernière requête vieil homme?Le père la misère se tourna alors vers ses pommiers et d'un doigt sec comme un sarment de vigne désigna un beau fruit bien mûr.
- mon dernier plaisir sur cette terre serait de croquer une de mes plus belles pommes, celle qui est là haut.
La mort déposa sa faux contre l'arbre et s'élança, non sans ronchonner contre les désirs farfelus des mortels, d'une allure souple vers le sommet de l'arbre pour décrocher le fruit convoité par le sursitaire.
Le père la misère attendait sur son perron et comme par espièglerie, il claqua des doigts et par magie, la mort resta figée dans l'arbre se confondant avec la noirceur du tronc.
Avec ce même sourire plein de malice il rangea la faux dans son appentis et rentra chez lui pour finir la préparation de son repas.
Ainsi le temps passa, autant le monde bougea. Dans son jardin, avec les années, le père la misère oublia presque la présence de son hôte involontaire dans le pommier. Figée dans l'oubli, la mort servait de nid à une famille de merles et les nouvelles pousses de l'arbre sortaient par les manches de son manteau.
Le père la misère vaquait à sa passion des arbres sans se soucier du monde extérieur.
Mais ce monde ne marchait plus. Plus personne ne mourrait, la terre était surchargée, les ressources naturelles commençaient à manquer et même dans certains pays pauvres on pouvait voir des colonnes de squelettes errer sans but, le ventre gonflé d'air et la gorge sèche sans la permission de mourir.
Tout ce que la terre comptait de spécialistes de toutes sortes, se penchait jour après jour sur le problème sans trouver le moindre indice de solution. Sous le grand dôme du Monde Unifié la grande salle de réunion bourdonnait à cause de la réflexion intense que suscitait le problème de la disparition de la mortalité.
- Nous n'avançons pas, nous courrons à notre perte s'exclamait d'une voix stridente le chef de l'Académie des sciences terriennes.
- Le problème dépasse toutes nos compétences avouait une des éminences biologistes de ce temps.
- Qu'allons nous faire, alors ? demanda inquiet le président du monde, c'est impensable que personne ne puisse avoir une idée pour nous sortir de cette situation.
Et dans le silence gêné de l'assistance des sages et des responsables de la Terre, on entendit une voix claire et fanfaronnante provenant des sièges réservés aux étudiants.
Les savants et les sages s'indignèrent bruyamment.
- Comment ce jeune paltoquet peut-il avoir une solution éructa le responsable des affaires urgentes laissées en cours.
- C'est un scandale hurla le chef du projet « retour de la mort », enfermez ce jeune merdeux.
Mais ni le président du monde, ni l'étudiant sûr de lui n'avaient esquissé le moindre mouvement.
- Approchez jeune homme ordonna le président, et avant que le conseil des sages n'explose, il lui intima le silence d'un doigt sévère.
L'étudiant s'avança tranquillement, un sourire malin au coin des yeux. Dans l'assistance jusque là muette, des ricanements mesquins montèrent pour souligner les rondeurs évidentes du trublion.
Mais dès que celui ci prit la parole un silence respectueux, envahit l'immense amphithéâtre. Ce jeune homme n'était pas surnommé « grande bouche » pour rien ; le voilà paradant comme un jeune coq au centre de sa basse cour.
- Nous vous écoutons clama le président du monde, en espérant que votre intervention sera justifiée poursuivit-il menaçant.
« grande bouche » aspira une grande bouffée d'air et sous le regard suspicieux et attentif du public il se lança.
- Dans ma ville, il existe un très vieux monsieur, appelé par tous le « père la misère », qui possède un don extraordinaire. D'un seul claquement de doigt, et « grande bouche » accompagna sa parole du geste et le bruit résonna sous la coupole maintenant acquise à sa cause, il est capable de figer sur place tout ce qui se déplace, saute ou respire. Il m'a fait subir ce sort il y a longtemps alors que je n'étais qu'un enfant turbulent, et je sui sûr qu'il a joué la même farce à la mort, venu le chercher au crépuscule de sa vie. La mort est figée chez lui, j'en suis certain, et je ne serai pas surpris de la trouvée perchée dans un de ses arbres magnifiques.
L'assistance réagit avec force à cette histoire, des hurlements, des vociférations agitèrent le parterre des grands sages du monde. Seul le président, regardait sans sourciller le jeune homme.
Et s'il avait raison, ce jeune prétentieux, la solution à leur problème était peut être là à portée de main.
Le président leva la sienne pour ordonner à nouveau le silence.
- Jeune homme, vous avez apporté une hypothèse synonyme d'immense espoir pour l'humanité entière qu'il faut vérifier au plus tôt, et c'est à vous que revient cette tâche. Allez et ne nous décevez pas.
Le dos criblé d'une dizaine de coups d'œil assassins, le jeune home sortit et s'élança vers son enfance pour sauver le monde.
La cité avait poussé comme un champignon saprophyte sur la décomposition des déchets de la société, mais la maison du « père la misère », même si elle semblait écrasée par l'environnement était toujours là.
A peine avait-il poussé la porte du jardinet que « grande bouche » eu la certitude d'avoir eu raison, dans un des pommiers majestueux, à son sommet, une ombre menaçante quoique immobile semblait l'appeler.
Dans le fond du jardin, le « père la misère », repiquait ses plants de tomates avec une organisation quasi militaire et regardait arriver cet enquiquineur de son œil le plus noir.
- Ah! vous êtes là, se lança joyeusement « grande bouche ».
- Où voulez vous que je sois ? à part chez moi répondit d'un air beaucoup moins joyeux le « père la misère ». Qu'est ce que vous voulez demanda-t-il sur le même ton.
« grande bouche » s'approcha du grand pommier avec le « père la misère » sur les talons, il leva les yeux vers la cime de l'arbre puis se retourna en souriant.
- Vous avez un épouvantail terrible éclata t il de rire.
Le « père la misère » grommela dans sa barbe.
- Qu'est ce que vous voulez à la fin !
- Si vous m'invitez à m'asseoir, je vous expliquerai tout, mais pour l'heure il me faut étirer mes jambes après ce long voyage.
« grande bouche » s'assit sur le banc en bois patiné par les intempéries et essaya de toucher ses orteils, en vain.
- Vous êtes sorti de chez vous ces derniers temps enchaîna « grande bouche ».
- Pourquoi faire ? répondit le « père la misère ».
« grande bouche » sourit, le vieux avait toujours aussi mauvais caractère, et en réfléchissant bien il ne voyait pas ce qui aurait pu le faire changer.
- Le monde va mal, poursuivit-il, plus personne ne meurt et nous allons bientôt étouffer d'être trop nombreux.
- Les autres je m'en moque dit le « père la misère », moi en tout cas je me porte comme un charme, et ce n'est pas près de s'arrêter.
« grande bouche » soupira, la partie était loin d'être gagnée. Il allait devoir être brillant pour sauver ce foutu monde.
- Tout le monde doit mourir un jour, se lança t il, tous nous devons laisser notre place aux suivants, tel va le monde, telle va l'humanité.
- Non ! le coupa le « père la misère », moi j'ai mérité de rester, je cultive les meilleures pommes de la Terre, et vous ne pouvez pas me dire le contraire, car je vous ai reconnu, jeune chenapan ; vous les avez assez goûtées mes fruits de paradis dans votre enfance.
Le « père la misère » inspira à grandes goulées et poursuivit.
- Même si vous avez grandi et forci rien ne m'empêchera de vous botter les fesses si vous y touchez sans autorisation.
« grande bouche » éclata de rire.
- Je ne veux pas de vos pommes, je suis juste venu pour que vous libériez la Mort, que vous avez figé là haut dit-il en pointant le sommet du pommier d'un doigt sûr, comme vous l'avez fait pour moi autrefois.
- Je ne peux pas murmura le « père la misère », pitoyable.
- Comment ça ! s'emporta le jeune homme vous en avez le pouvoir, votre don n'est pas irréversible il me semble.
Le vieillard tortillait ses doigts crevassés, comme un enfant pris le nez dans la confiture.
- Si je la libère, Elle me prendra en premier et je n'ai pas du tout envie de mourir maintenant, alors que j'ai tant à faire au jardin. Sa voix était devenue larmoyante, presque attendrissante.
« grande bouche » réfléchissait à toute vitesse, la sauvegarde du monde en dépendait. Il se leva et s'approcha de l'arbre.
- Si je lui parle et si j'obtiens un report est ce que vous la libèrerez.
Le « père la misère » ricana.
- On ne négocie pas avec la Mort.
- Tout se négocie, ma présence ici en est la preuve lui répartit « grande bouche » en entamant l'ascension du pommier.
Si le temps passé lui avait donné plus de force que dans son enfance, il lui avait enlevé un peu de souffle et surtout avait insinué dans son esprit adulte et responsable un sentiment désagréable de vertige.
En bas le « père la misère » grommelait dans sa barbe. Des « on ne négociait pas avec la mort » revenaient sans cesse dans sa litanie. De son côté « grande bouche »était arrivé, suant et ruisselant, à bon port. Face à la Mort grimaçante, il reprenait son souffle. D'un geste hésitant, il frôla l'épaule du spectre. Une lumière blafarde illumina les deux trous qui figuraient les yeux dans l'ombre du visage de la grande faucheuse.
- Vous m'entendez se lança « grande bouche », un mouvement imperceptible agita la ramée comme un courant d'air glacial, la Mort entendait et écoutait.
- Notre monde est à l'agonie poursuivit-il, votre présence est indispensable pour mettre bon ordre au chaos qui règne aujourd'hui.
La Mort trembla de rage, sûrement suite au retard pris sur son agenda.
- Mais reprit « grande bouche », mais le seul qui puisse vous libérer est ce vieux ronchon là en bas.
Le « père la misère » s'offusqua sous l'impertinence du jeune homme, mais ni lui ni la Mort ne prêtait l'oreille aux récriminations du vieux susceptible. « grande bouche » était lancé dans la négociation et ne voulait pas perdre la main.
- Vous avez à votre disposition une seule alternative, soit vous restez ici ad vitam eternam, et il sourit à ce trait d'humour involontaire, soit le « père la misère » vous libère et vous courrez le monde pour rattraper le temps perdu.
La Mort trépignait d'impatience, les branches du pommier bruissaient sous ses tremblements convulsifs.
- Le seul moyen de vous libérer de cette position dégradante est de promettre d'oublier le « père la misère ».
L'écorce du pommier se mit à fumer et sur la branche près de la main prisonnière de la Mort, sa réponse vint se graver en lettres de feu. C'était non !
Il n'y avait jamais eu et il n'y aurait jamais de dérogation au compteur éternel de la mort.
- Mais enfin, s'énerva un peu « grande bouche », vous ne pouvez pas être aussi butée que ce vieil acariâtre, vous avez des millions de clients en attente.
L'inscription dans l'écorce se fit plus rougeoyante, la Mort était aussi butée que le « père la misère ».
« grande bouche s'apprêtait à laisser tomber, blessé dans son amour propre, désolé pour ses semblables d'avoir échoué.
Au sol le « père la misère » sarclait ses plans comme si le monde en dépendait, « grande bouche » était las, il avait perdu et l'humanité était perdue. Il amorçait la descente précautionneusement quand l'arbre fut pris d'un sursaut. Tout en se raccrochant à la branche la plus solide, il jeta un œil à l'épouvantail qui semblait vouloir s'extirper de son immobilité, mais son regard fut attiré par une nouvelle inscription sur l'écorce calciné. La Mort avait cédé.
Dans un rugissement de joie, « grande bouche » sauta au pied de l'arbre et en riant, il de précipita vers le « père la misère ».
- Vous pouvez la libérer clama t il d'un air triomphant.
Le « père la misère » le scruta d'un air soupçonneux.
- Elle va me laisser tranquille demanda t il toujours autant sur ses gardes.
- Elle m'a donné sa parole martela le jeune homme.
Le vieil homme lâcha son outil et marcha vers le pommier.
- Tu as promis et je te rappelle qu'il me restera toujours un souffle de vie pour claquer les doigts et te figer à nouveau dans l'éternité de l'oubli.
A ce moment là, sa stature semblait dépasser la taille du pommier. La Mort était dompté par ce petit vieux solitaire. D'un geste sûr il libéra la Mort statufiée dans l'arbre. La branche qui la soutenait perdit immédiatement ses feuilles et elle se laissa glisser au sol.
- Cette branche ne te donnera plus jamais aucun fruit susurra la mort d'un air mauvais, cela te fera un petit souvenir.
Le « père la misère » restait en retrait, ses doigts crispés, prêts à renvoyer la Mort vers son immobilité inutile.
- Je vais partir maintenant, continua la Mort, une lourde tâche m'attend, je suis la garante de la bonne marche du monde et je vais rattraper le temps perdu.
Un souffle glacé emporta la Mort vers son destin et frissonnants sous la morsure du froid le « père la misère » et « grande bouche » se retrouvèrent seuls
- Merci pour tout dit simplement « grande bouche ».
Mais le « père la misère » était déjà redevenu lui-même, un vieux revêche.
- Maintenant que vous avez terminé vos petites affaires, vous pouvez suivre la Mort et repartir d'où vous êtes venu répondit-il en lui tournant le dos et en trottinant vers son jardin.
« grande bouche » reprit le cours de sa vie et le temps marque peu à peu son corps, mais dans son esprit toujours vif restait imprimé son intervention pour sauver le monde et sa rencontre avec le « père la misère ». Il le savait, celui ci était sûrement dans son jardin, sourd au monde environnant seul et heureux dans son éternité solitaire gagnée de haute lutte.
Il le savait, les pommes du « père la misère » feraient le délice de nombreuses générations d'enfants et la branche desséchée et noire qui avait hébergé la mort deviendrait peu à peu une légende.
Si vous passez dans son quartier, vous pouvez aller vérifier par vous-même, voir au milieu des tours grises, cette petite maison écrasée par la présence d'arbres majestueux. Au pied vous y trouverez un vieil homme sans âge qui veille sur son jardin sans s'occuper du monde qui l'entoure et qui tous les matins regarde en souriant une branche morte dans son pommier, gage de sa vie éternelle.
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Style : Pensée | Par stefane A | Voir tous ses textes | Visite : 1834
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Commentaires :
pseudo : elefantino
Super bien léché ce texte, on se demande tout au long de la lecture où l'auteur veut nous emmener! y a t-il d'autres textes de cet auteur?
pseudo :
Scénario original, bien écrit, bravo. Mais pourquoi est-ce classé dans "pensee", c'est une nouvelle ça....
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