Au-delà de l'Horizon
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Y a-t-il une vie après la mort ? En tout cas, elle le pensait.
Jenny n’était ni croyante ni pratiquante, mais elle était persuadée qu’il existe quelque chose dans l’Au-delà, au-delà de l'horizon, disait-elle, il existe quelque chose, quelque chose de fort et de puissant, puisque jamais personne n’en était revenu pour s’en plaindre, argumentait-elle encore.
Ni pour en parler d’ailleurs, mais ça, elle n’y avait jamais fait allusion...
Jenny avait 67 ans.
67 ans et une retraite paisible et tranquille.
67 ans et une santé d’enfer jusqu’à ce qu’elle chope le crabe.
Le crabe.
Drôle d’expression pour désigner cette horrible maladie inexorable et impitoyable !
Un crabe gourmand !
Un crabe généralisé.
Oh, elle n’a pas souffert !
Presque pas.
Pas trop du moins.
3 semaines à peine.
Un gros salopard de crabe qui l’a bouffée en 3 toutes petites semaines.
Elle n’a même pas eu le temps de leur servir de cobaye et de goûter aux bienfaits de la chimiothérapie.
Probablement qu’elle est bien maintenant.
Elle est là, dans notre lit, qui me sourit presque.
Jenny souriait tout le temps.
Elle était heureuse. Nous étions heureux.
Jenny était ma femme, elle est morte tôt ce matin.
S’il y a une vie après la mort, ou quelque chose qui y ressemble de près ou de loin, je suis curieux de voir ce que c’est.
J'aimerais tant pouvoir la retrouver, la prendre dans mes bras et l’embrasser tendrement comme quand on avait 13 ans.
50 ans de mariage !
50 ans de bonheur, d’amour, de complicité et d’entraide.
50 longues années à veiller sur l’autre.
50 ans de passion réduits au néant par 3 semaines de cancer !
Je vais partir.
Pour nulle part.
Pour là-bas, au-delà de l'horizon.
Je vais la rejoindre.
Non, je ne suis pas fou.
Je l’aime, tout simplement.
J’ai revêtu mon beau costume, celui-là qu’elle préférait et j’ai mis ma cravate noire pour qu’elle m’accueille les bras ouverts.
J’espère qu’il y a bien quelque chose là-bas, j’espère que j’ai bien compris ce que Jenny a essayé de me dire.
Elle m’a juste regardé.
Ses yeux, comme des escarbilles, parlaient pour elle.
Quand j’y ai vu la flamme de toute une vie se consumer, elle est parvenue à lever le bras et à tendre la main.
Une main tremblante, en direction des rideaux.
Ses beaux rideaux blancs, impeccablement tirés en arrière, comme elle seule pouvait le faire.
De beaux rideaux bouffants avec un joli cordon de chanvre.
Ce beau cordon de chanvre que j’ai noué solidement à l’attache du lustre et dont j’ai passé l’extrémité autour de mon cou.
Je vais me pendre.
Ca ne sera pas long !
Voilà, il n’y a plus qu’à me laisser aller.
Il suffit que je m’avance un peu pour faire basculer la chaise sur laquelle je suis monté et c’est parti pour le dernier numéro, le grand saut périlleux, le dernier.
Avec un peu de chance, les os de ma nuque vont se rompre net d’un coup, et j’aurai les vertèbres cervicales sectionnées.
Plus aucune sensation, plus aucune douleur !
La mort tranquille, la mort en paix.
Un joli pied de nez au crabe qui peut aller se faire voir ailleurs !
Suffit que je fasse un pas en avant, un seul !
Un pas en avant pour entrer dans l’autre monde, franchir l'au-delà de l'horizon, l'horizon de Jenny.
Ne plus hésiter !
Le grand frisson.
....
J’ai vérifié une dernière fois la corde.
Je ne dois pas me manquer, ça serait ridicule.
Parce que ça serait stupide de terminer infirme.
...
J’y vais...
...
Je vais y aller parce qu’autrement, elle risque de s’impatienter.
...
Il est 12h54.
12h54, c’est une belle heure pour mourir pendu !
13h00, ça serait peut-être mieux... non ?
Si !
Je vais attendre jusque 13h00.
13h00, ça sera bien.
Ca sera en tous cas plus facile pour les inspecteurs qui devront établir un rapport.
Treize heures, c’est facile à écrire, il n’y a pas de difficultés, tandis que douze heures cinquante-quatre, c’est pas si facile à mettre en toutes lettres !
Il est déjà 12h55.
C’est fou ce que le temps passe vite quand on s’amuse !
...
J’aurais bien une petite soif...
Non, ce n’est plus la peine. Là-bas, on ne doit plus avoir soif, ni faim, ni froid, ni chaud. Ca doit être bien.
12h56.
J’ai la langue rêche.
J’ai vraiment soif.
Quand on devient plus âgé, j’allais presque dire vieux, c’est dingue comme on peut devenir agaçant, je m’en rends compte.
Mais j’ai réellement soif.
12h57.
3 minutes.
Si je fais vite, je peux encore y arriver.
Vite, me dépêcher.
Boire un coup et remonter sur la chaise.
C’est possible !
Bougez pas, je reviens tout de suite.
Le temps d’avaler un verre d’eau.
Ca va aller vite.
...
Voilà, je suis de nouveau là.
12h59, j’ai fait vite hein ?
Le nœud.
Faut que je m’assure qu’il est correctement passé autour de mon cou.
Voilààà. C’est parfait.
Encore une minute.
Un tour de trotteuse.
Une révolution pour la grande fine aiguille de l'horloge.
Mais, au fait ?
C’est juste, j’avais oublié, elle avance cette horloge !
Elle avance de cinq minutes.
Au moins !
Quelle heure est-il pour finir ?
Ma montre ...
C’est pas de chance, j’ai oublié de la remonter, les aiguilles paressent sur 10h25 !
13h00 à l’horloge.
Donc 13h00 moins 5 minutes.
A 13h05 à l'horloge, quand il sera 13h00 en réalité, je saute..
A 13h05, je pousse l’ultime porte.
...
Je suis désolé, maintenant, je dois pisser !
La prostate, vous savez ce que c’est, hein ?
Je n’ai pas la chance de Jenny, moi je souffre de toutes sortes de maladies de vieillesse: la prostate, l’arthrite, les rhumatismes, les maladies en “isme” , je les ai toutes !
Tout un programme.
Tout cela n’aura bientôt plus d’importance.
...
Mais si je me fais dessus, ça fera pas propre !
Hein ?
Vaut mieux que j’y aille non ?
Paraît que quand on se pend, on a une dernière érection et qu’ensuite, on fait...
...
Quand y faut faire, faut y aller !
Et, n’a rien à faire, je dois faire !
C’est la nature.
Allez, j’y vais, j’en n’ai pas pour longtemps.
...
13h10.
Ou 13h05 ?
Après tout, quelle importance ?
N’ont qu’à apprendre à écrire correctement dans la police !
Allez, bougez pas, j’en ai pour une minute. Ou deux.
Le temps de desserrer le cordon, de descendre de la chaise, d’aller pisser et je suis là.
...
Voilàààà !
J’en ai profité pour tout faire.
Ainsi on est tranquille.
La totale !
Comme ça, on ne dira pas que c’est dégueulasse quand c’est qu’on me dépendra !
Ainsi, je suis propre pour entrer dans l’autre monde.
Il est 13h18.
A l’horloge, il est 13h18, mais pour de vrai il n’est que 13h13.
Bon, allez, je suis déjà en retard, quand faut y aller, faut y aller !
Teheu heu teheu ! excusez-moi.
Je vous demande pardon Teeu teheu !
Asthme !
J’ai aussi de l’asthme !
Teheu heu teheu!
C’est terrible, teheu teu, l’asthme !
Faut que je prenne mon aérosol.
Teheu heu teheu teu heu teheutehu !
J’en ai pas pour teheu teu long-teheu temps.
...
Voilà, ça va mieux.
Teheu heu teheu !
Enfin, c’est presque fini.
Teheu.
Avec tout ça, le temps passe, il est déjà 13h26 !
Merde, j’dois cracher !
Faut que je crache !
...
Voilà, vous ne pensiez tout de même pas que j’allais cracher par terre !
Non mais !
Ah, ça fait du bien !
Je sais, c’est pas très ragoûtant, mais vous verrez quand vous aurez mon âge !
Allez, cette fois, c’est la bonne !
J’ai fini de tout faire, on peut y aller.
La corde.
Le nœud.
La chaise.
J’aurais peut-être dû me laver les dents ?
Non ?
Mais...
Tant pis, c’est vrai qu’elles sont quand même jaunes alors...
Cette fois, je ne descends plus. Promis, juré !
Jenny m’attend, il est 13h29.
A la demie, je me pends.
Plus que 60 secondes.
L’horloge avance, mais on s’en fiche !
N’auront qu’à faire avec !
On a bien toujours fait nous deux, alors...
...
13h30 !
On y est !
...
Hein ?
Que ? quoi ? qu’est-ce qu’il y a le chat ?
C’est notre chat.
J’avais oublié le chat.
Il miaule.
Il a faim.
Faut que je lui donne sa pâtée, sans savoir combien de temps les voisins vont mettre pour nous découvrir ma pauvre Jenny et moi !
J’arrive.
...
Voilà, il a bouffé le pauvre !
Je serre la corde, vérifie le nœud.
J’en ai profité pour ramasser le courrier.
13h40.
...
Y avait trois lettres.
2 trucs à payer et une enveloppe de l’Administration.
...
Pour vos factures, faudra repasser messieurs les créanciers ! J'en ris déjà !
Mais ce courrier de l'Administration …me demande bien ce que ça peut être.
...
Depuis le temps qu’on n’a plus rien reçu.
...
J’aurais peut-être dû l'ouvrir tout compte fait !
...
Bah, ça n’a plus d’importance.
Allez, je me concentre, c’est parti pour le dernier voyage !
...
Quoi encore ?
C’est le chat, il lui faut sortir.
...
Voilà, j’ai mis le chat dehors et j’ai même pensé à débrancher le téléphone, ainsi, on me foutra la paix.
J’ai pris la lettre.
...
Je sais pas encore si je vais la lire ou me suicider tout de suite.
...
Mais comme j’suis un curieux.
Maintenant, il est 13h54, alors autant attendre 14h00.
...
C’est con.
...
Enfin, je trouve.
Parce que si j’ai envie de me pendre à 13h55, je ne vois pas qui pourrait m’en empêcher !
...
Oooh, et puis zut, j’y vais.
Quoique ça va si vite à lire une lettre...
...
Je pense que je vais la lire tout de même, ainsi, je pourrai raconter à Jenny.
...
Ouais, je vais la lire.
Déchirer l’enveloppe et extraire la lettre...
Un instant s’il vous plaît.
...
Quoi ?
Qu’est-ce qu’ils nous veulent ?
Nous exproprier !
Ces salauds ont décidé de nous exproprier !
...
Mais il n’en est pas question, messieurs !
Ah non !
Vont voir de quel bois je me chauffe, moi !
Allez, au diable cette foutue corde de mes deux, houps, descendre de cette chaise, à tantôt Jenny, je reviendrai, t’inquiète, je te retrouverai au-delà de l'horizon, c’est promis.
Plus tard.
Demain.
Ou après-demain sans doute.
A un de ces jours !
N'en ont pas fini avec moi ces ronds-de-cuir !
FIN.
à Papa ...
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Style : Nouvelle | Par tehel | Voir tous ses textes | Visite : 553
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Commentaires :
pseudo : VIVAL33
Texte à la fois drôle, touchant, émouvant, sarcastique... Merci tehel
pseudo : tehel
Merci. A lire tes commentaires récurrents, j'ai l'impression de compter une fan de plus au panel de mes lecteurs. Mes amitiés littéraires
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