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L'ISP - "je commence demain" par tehel

L'ISP - "je commence demain"

1ère partie

PROLOGUE - NOUVELLES DU MONDE

Le déficit de la sécurité sociale, le vieillissement de la population et l'exemple français lors de la réunification de la Wallonie avec les départements du Nord, ainsi que la proposition de loi du Professeur Clermont, imminent cardiologue-nutritionniste, vice-premier, 8 ans plus tôt, voilà les quatre éléments-clés qui avaient convaincu et décidé les autorités post-fédérales à opter pour la loi ISP.

Bien qu'à la fin de son second mandat à la Présidence, Barack Obama terminait, pour la xième fois de prôner l'exemple Franco-belge eu égard à l'ISP et si la majorité des démocrates de son parti avaient jusque là toujours réfuté le concept - les holdings "McDo" et "Quick" n'étant probablement pas étrangers à leur point de vue - ce soir-là ils avaient applaudi leur leader avec ferveur à la fin de son oratoire et certains s'y étaient d'ores et déjà intéressé de plus près en spéculant anticipativement sur les multiples retombées économiques que l'ISP pouvait engendrer à court terme.

INTRODUCTION - PROCHAIN CHECK-UP

À 3000 km de là, 07h30 de décalage horaire - horaire d'hiver -, Lessines, petite citée wallonne esseulée à la frontière Franconnie - België, semblait encore couver ses 19.000 âmes.

 Comme tous les matins, Fred avait péniblement soulevé une paupière en direction du plafond - exactement là où le faisceau de son réveil électronique projetait l'heure, les minutes et les secondes -. Il avait entr'aperçu 05:49 et il s'était retourné sur le flanc droit en expirant tout l'air de ses poumons compressés en tâchant de s'enfoncer davantage dans le creux de son oreiller orthopédique.

Trois jours, huit heures et quelque onze minutes, voilà à peu de choses près, le temps qu'il lui restait pour satisfaire aux normes de l'ISP.

Mercredi, en effet, il était convoqué au Centre Médical de Contrôle - CMC - de Lille, pour passer son check-up trimestriel et, cette fois, il ne pouvait plus, comme en août dernier ça avait été le cas, s'y soustraire.

Fred avait déjà perdu son père en 2008, et puis sa mère, trois mois plus tôt.

Du moins, selon les termes falsifiés du courriel de l'Administration qu'il avait trafiqué dans le but d'échapper à son check-up. Alors, cette fois, il ne pouvait plus prétexter aucune excuse, fût-elle vraie, car il n'avait ni femme, ni frère, ni sœur, ni proche parent vivant, autre que sa mère qui l'était toujours, mais qu'il avait dû virtuellement tuer sur papier afin de se sortir de l'impasse dans laquelle il se trouvait.

Bien qu'en cette fin novembre très douce pour la saison - comme les météorologues le répétaient un peu plus chaque année qui passait, impuissants face au réchauffement de la planète - dehors, le thermomètre universel plaqué au mur de la véranda embuée indiquait -1°c. Et ce n'était certes pas les restrictions nationales de chauffage qui incommodaient Fred, car malgré la froideur ambiante qui semblait immobiliser la chambre toute entière et en particulier la couette qui le recouvrait, il transpirait abondamment. Oh, ce n'était pas exceptionnel, Fred en avait pris l'habitude ces 9 ou 10 derniers mois, un pu plus chaque nuit, il souffrait de bouffées de chaleur, son front et ses omoplates ruisselaient continuellement et tous les matins, les draps et les taies étaient trempés de sueur.

Dans le halo de vapeur qu'il venait d'expirer, il lut 06:04. Trop tôt pour se lever, mais bien trop tard pour tenter de dormir encore un peu. Un peu moins chaque jour, Fred, devenu insomniaque, était passé de 8 heures de sommeil par nuit à 4 ou 5, selon qu'il parvenait ou pas à oublier un soupçon le CMC.

1 - LE RÉVEIL

Autant se lever plutôt que céder au ressac de l'angoisse qui allait crescendo.

D'un geste commun, comme s'il avait toujours été prestidigitateur amateur ou apprenti magicien, de sa main gauche - la seule libre vu qu'il dormait en chien de fusil sur son côté droit, il saisit le rebord de la couette et, décrivant un arc de cercle presque théâtral, il fit virevolter l'espèce de bâche gigantesque qui l'enveloppait pour la faire atterrir juste derrière ses reins bouillonnants.

Se lever. En voilà une action ordinaire, aisée et si naturelle pour le tout-un-chacun valide. Et si Fred n'avait pas la malchance d'être inclus dans la caste nationale des moins valides, il n'en éprouvait pas moins d'énormes difficultés à se mouvoir et à sortir du lit.

De toutes ses forces il s'appuya sur son bras droit tout endolori pour se soulever à la verticale, s'aidant du gauche pour faire balancier et tenter d'établir un équilibre sommaire; sa jambe droite s'extirpa avec lenteur de dessous la gauche, pour du bout du pied ordonner aux orteils de reconnaître la texture souple et agréable du tapis de sol disposé là en guise de décoration de mauvais goût.

Dans un effort qui lui parut surhumain, il joignit la jambe gauche et parvint, non sans une fois de plus expirer bruyamment afin d'être capable de contrôler sa respiration, à poser un second pied sur le plancher.

Les bras en arrière, mains sur le matelas pour compenser la pénible sensation de tournis mêlée à l'essoufflement, il fit encore mieux en se penchant en avant brusquement pour enfin se retrouver en position assise.

06:09.

Cinq minutes avaient été indispensables pour parvenir à ce stade.

Alors, comme tous les matins, il s'accouda sur ses genoux pour calmer les battements de son cœur et retrouver une respiration moins saccadée en se recroquevillant quelque peu et tâcher de déceler la pointe de ses pieds nus.

Rien.

Pourtant ils étaient bien là, Fred le savait, il les sentait qui adhéraient au tapis et il remuait les orteils comme pour se rassurer malgré tout.

Rien d'étonnant malgré tout, cela faisait déjà quelques mois qu'il n'avait, dans cette position, plus vu ses pieds.

C'était devenu un rituel, de sa main gauche, précisément celle-là bien qu'il était droitier depuis sa naissance, il souleva le pan de son t-shirt distendu et se risqua à faire son inventaire quotidien, comme ironiquement il se le répétait mentalement.

Cette fois bien réveillés, ses doigts moites s'immiscèrent dans les méandres de son t-shirt, ils tirèrent un coup sec pour en dégager une portion prise en otage de ses fesses et puis là, ils firent le recensement auquel ils étaient si habitués qu'ils ne pouvaient se tromper.

Un sein poilu, flasque et en transpiration juste un peu plus bas qu'une aisselle humide et nauséabonde après une nuit particulièrement torride, puis ...

Un.

Deux.

Trois ...

Fred écarquilla les yeux. Ce n'était pas possible!

Il avait dû mal compter ou alors ses doigts avaient mal perçu!

Bien plus rapidement cette fois, il recommença la manœuvre.

Un sein mou, puis ...

Un, deux, trois, ...

Pas d'erreur, c'était bien le début d'un quatrième, juste au-dessus de la toison de son sexe, il avait palpé, massé et vérifié encore, c'était irrémédiable, à trois jours de son check-up à l'ICM, il avait désormais atteint le cap fatidique de quatre, même si ce n'étaient encore que des prémices prometteurs.

Les remords ne tardèrent plus, à l'instar d'un boomerang, à revenir le hanter.

Quatre, ou presque - mais c'était juste une question de quelques jours, de deux ou trois semaine tout au plus - ce matin-là, il n'y avait malheureusement aucune erreur possible même si la veille ses doigts désespérés s'étaient arrêtés malgré tout à trois, aujourd'hui, irrémédiablement, ils avaient compté jusqu'à quatre!

Comment, lui sermonnait la voix sévère et fausse qui hurlait dans sa tête, comment en était-il arrivé là? Comment s'était-il laissé aller à ce point?

Le tout premier - le seul et unique d'ailleurs - avertissement du CMC aurait dû suffire à le raisonner et à le décider à suivre scrupuleusement à la lettre les recommandations et directives implacables qui lui avaient été assignées par courrier officiel avec accusé de réception.

Tout cela s'était la faute de sa mère. C'était à cause d'elle qu'il en était là à s'apitoyer sur son sort.

À tout le moins avait-elle été l'élément déclencheur de tous les malheurs de Fred; et, vérifiant encore une fois le décompte préalable de ses doigts et cependant sans appel, il se repassa le film de ce jour-là.

2 - "RICHARD"

C'était en décembre l'an dernier, le 6 décembre 2015 précisément, Fred n'avait aucun mal à s'en souvenir, c'était son anniversaire, il avait fêté ses trente ans et à cette occasion, sa mère l'avait invité et elle lui avait raconté sa rencontre avec ce type du train.

Rien d'exceptionnel au fait, sauf que pleine de bonnes intentions vis-à-vis de son fils unique, la dame avait voulu célébrer l'événement dignement en lui réservant une surprise digne de ce nom.

Et elle y était largement parvenue!

Pour sûr!

À maintes reprises Fred avait songé lui parler et lui exposer les faits, mais il avait préféré s'abstenir en évitant de la rencontrer en préférant la laisser en paix avec le cancer qui la rongeait depuis des années. La pauvre femme avait déjà assez de soucis de santé pour ne pas devoir en sus se préoccuper de ceux de son fils.

Alors ce jour-là, il se souvint qu'elle lui avait narré sa première rencontre avec ce type étrange.

C'est précisément en revenant de sa séance de chimio hebdomadaire qu'elle avait rencontré l'homme en complet gris avec un chapeau à bords mous, un luxueux parapluie et un sac à provisions à carreaux bleus et blancs qui jurait avec son allure d'homme raffiné.

Il s'était découvert en saluant la mère de Fred qui voyageait seule en classe économique, il avait demandé la permission et puis avait pris place en face d'elle en lui souriant de toutes ses dents blanches qui ne devaient sans doute pas être celles dont la nature lui avait fait faveur.

Charmant et maniéré, le type l'avait entretenue sur un tas de sujets communs avant d'en arriver, comme de bien entendu le font toutes les personnes d'un certain âge, au sujet du bon vieux temps. De la crise du pétrole des années 70 en passant par l'âge d'or des "heighties" et du début du 21èm siècle, il évoqua l'ère révolue du temps où, tous les deux, ils étaient belges dans un pays où il faisait bon vivre.

En très peu de temps, l'homme et la femme avaient sympathisé et puis, comme autrefois il avait été un restaurateur de renommée à Bruxelles, quand cette fédération neutre était encore la capitale de l'ancienne Belgique, il lui avait parlé de ses bonnes vieilles recettes comme il se plaisait à les qualifier et à le répéter à tout bout de phrase.

En quelques exemples alléchants, il avait conquis la mère de Fred en lui narrant entre-autres ses préparations gourmandes et fantaisistes, tantôt drapées de foie gras et de compresses de noix de Saint-Jacques, tantôt arrosées de sauces chaudes, froides ou piquantes dont, prétendait-il, il avait le secret tout particulier.

Épicurien et poète à la fois, le vieil homme avait émerveillé la triste femme qui s'était littéralement laissé emporter par tant de souvenirs de bonne table si lointains à présent.

Un peu avant la gare de dérivation de Tournai-Ville - la gare relai entre Lille et la Franconnie - alors qu'il avait remisé les bords de son chapeau mou avec doigté en vue de descendre, tout en portant un regard inquiet et plein d'intérêt à son sac à provisions qui semblait bien lourd, le type s'était penché discrètement - en s'assurant qu'aucun passager ne puisse le repérer - et puis comme s'il lui adressait une confidence ou lui divulguait un secret d'État, il lui avait soufflé dans l'oreille: - rendez-vous la semaine prochaine, même jour, même heure, même train, je vous épaterai!.

Avant même qu'elle ait pu réagir, le type avait ramassé ses effets et était descendu du train pour disparaître sur le quai.

La vieille dame n'avait plus su quoi penser. À son âge, les escapades amoureuses, les rendez-vous coquins ou toute autre aventure ne l'intéressaient plus le moins du monde; toutefois, ce personnage aux belles manières ne manquait pas susciter son plus vif intérêt et sa curiosité, et de fait, comme ses séances de chimio étaient hebdomadaires, elle décida d'ores et déjà de revoir son galant. compagnon de route.

Fred fut pris d'une quinte de toux abominable qui interrompit ses souvenirs. Il se convulsa à maintes reprises, faillit vomir, se moucha et s'épongea, puis, une fois le calme revenu, toujours assis lourdement sur le rebord du lit, il replongea dans ses pensées.

Et puis, pour sa mère, la semaine s'était très vite écoulée à l'inverse d'ordinaire. Guillerette comme à une époque qui semblait dater d'une ère préhistorique, elle avait repris le train vers la gare de dérivation de Tournai-Ville - elle avait toutefois pris soin, sans s'en rendre compte d'ailleurs, de passer aux toilettes et de se peindre les lèvres alors qu'elle n'avait plus procédé de la sorte depuis plusieurs années - et elle avait effectivement retrouvé en complet gris.

Il n'avait pas changé: même chapeau à bords mous, même costume, même parapluie et même horrible sac à provisions.

Ils se serrèrent la main en prononçant les cordialités de politesse et puis d'emblée l'homme lui avait discrètement refilé un étrange sac hermétique qui, à tous les coups, devait contenir une boîte réfrigérante dont la dame reconnut la forme et la taille.

J'y ai joint une de mes recettes! avait-il soufflé discrètement.

Un peu perdue, elle l'avait remercié et quand elle avait demandé ce qu'elle lui devait, l'homme avait fermé les yeux, pincé les lèvres et puis, il avait arboré un sourire carnassier pour lui murmurer: - considérons ceci comme un échantillon d'essais offert gracieusement par celui qui, je l'espère, deviendra votre meilleur conseil, associé et partenaire. Parce que nous allons nous revoir, n'est-il pas?

Et, devant tant d'assurance, la mère de Fred qui n'avait toujours rien saisi ni compris, avait acquiescé sans pouvoir s'empêcher de lui retourner son sourire complice.

De retour à son appartement, la dame s'était assise à la table de la cuisine et avec précautions, elle avait déballé le précieux paquet.

C'était, comme elle l'avait deviné à juste titre, une boîte réfrigérante recyclable. Sur le dessus était attachée une feuille de papier jauni sur laquelle des notes avaient été rédigées d'une écriture ronde et parfaite, mais au lieu de les lire, elle préféra ouvrir le récipient.

Et là, quelle ne fût pas sa surprise! Il y avait une demi douzaine de petits compartiments recouverts d'une feuille de cellophane opaque autoadhésif et au milieu un autre central nettement plus grand.

N'y tenant plus, elle décolla le film protecteur et découvrit le somptueux morceau de bœuf qu'elle reconnut d'emblée même si cela faisait des années qu'elle n'en avait plus vu pareil pour de vrai. 120 grammes, 150 peut-être, de viande rose, dénervée et ferme, avec de légères veinules bleutées sur le dessus et les côtés parfaitement découpés à angles droits! Une merveille!

Un onglet! s'exclama-t-elle malgré elle. Sans plus attendre elle détacha les autres films. Une belle petite pomme de terre brune bien propre qui respirait la campagne, deux échalotes grises en demi lune parfaites, un véritable cube de beurre jaune - elle ne put s'empêcher d'en racler une toute fine lamelle avec l'ongle de son auriculaire et de laisser fonde le divin régal sous sa langue émue. Elle avait totalement oublié le véritable goût du beurre et celui-là, tout particulièrement, lui sembla être le meilleur de tous ceux qu'elle avait eu la chance de goûter autrefois.

En poursuivant l'inventaire de la boîte hermétique, elle recensa encore un magnifique chicon tout frais et un pied de céleri qui paraissait provenir tout droit d'un potager fait de bonnes terres noires arables. Sur un de côtés, une petite éprouvette bouchonnée contenait un liquide ocre. Enfin, elle remarqua dans le fond les tout petits paquets, des sortes d'enveloppes étranges qui n'étaient pas sans lui rappeler les "fix" que s'échangeaient sans remord les jeunes toxicos qu'elle observait du coin de l'œil lorsqu'elle sortait en ville.

Alors, offusquée, elle avait bien failli tout faire tomber par terre, tout ramasser et rassembler dans le sac et puis ensuite le glisser dans le vide-ordures qui était le prolongement de l'incinérateur écologique commun de l'immeuble, puis elle s'était ravisée en se rappelant le regard du vieil homme et son sourire engageant.

En aucun cas ce type avait l'allure d'un dealer. Non, ce n'était pas plausible ni envisageable!

Alors elle avait repris son calme et elle avait ouvert un premier sachet au hasard.

 Du sucre! du véritable sucre, pas de la saccharine étiolée, cette espèce de succédané disponible dans les grandes surfaces! 2, 3, peut-être même 4 grammes de bon vieux grains de gros sucre de chez sucré!

Un autre trésor dévoila du sel, du pur sodium comme nulle part on n'en trouvait plus, un autre contenait du poivre blanc, un autre encore quelques gros grains réels de poivre noir dégageant un parfum unique et appétissant, le suivant s'ouvrit sur de la muscade et le dernier révéla une feuille de sauge séchée qui n'avait visiblement jamais été réfrigérée.

Que des merveilles! Que des condiments et victuailles exceptionnels pour leur rareté mais aussi pour leur prix coûtant!

-Ce satané Richard! maugréa Fred en tapant du poing dans le matelas.

Le vieil homme du train se faisait appeler Richard. Sans doute n'était-ce pas son véritable prénom, mais c'était celui-là qu'il avait donné à Fred la toute première fois qu'il l'avait rencontré par l'entremise de sa mère.

Puis, la suite de ce premier épisode d'une longue série lui revint en mémoire.

Sa mère avait précieusement enfermé les cadeaux de Richard - appelons-le désormais Richard - dans le réfrigérateur et puis elle avait lu les notes de celui-ci.

Bonjour Ma chère,

(vous permettez que j'écrive ma chère n'est-ce pas?)

*    suivez mes conseils préliminaires et vous pourrez bénéficier de ce somptueux festin que j'ai l'immense plaisir de vous offrir

*    prenez tout d'abord soin de fermer soigneusement les fenêtres de votre cuisine, n'activez point la hotte et, à l'aide d'une serpillère humide, bouchez l'interstice de la porte d'entrée. Vous comprendrez qu'il est dans votre intérêt de ne pas propager l'éminent fumet qui va se dégager de notre préparation

Mentalement la dame avait d'ors et déjà mis tous les éléments: baisser le volet électrique de la fenêtre, ne pas activer la hotte et mouiller un linge qu'elle roulerait ensuite au pied de la porte d'entrée afin de ne pas susciter le flair des voisins de pallier.

*    émincez les échalotes en rondelles régulières et faites-en revenir la moitié dans une poêle à feux doux dans la moitié du beurre de ferme (oui vous avez bien lu il s'agit de véritable beurre de ferme!);

*    glissez-y l'onglet (remarquez que le morceau de choix a été savamment découpé dans le sens de fibres dans l'unique but de sembler tendre sous la dent, et qu'il a soigneusement été tranché à angles de 90°), ajoutez le reste des échalotes et saisissez la viande à feu vif en remuant fréquemment;

*    entre-temps vous aurez pelé la pomme de terre que vous ferez cuire avec une pincée de sel dans une portion d'eau (ne jetez pas les pelures);

*    dès que la viande et les échalotes paraissent presque cuites, versez dessus les 3/4 du cognac français que j'ai précieusement versé dans une éprouvette, déplacez bien le fond de la poêle en remuant et faites bien cuire;

*    ôtez la viande. Placez le chicon dans le fond de votre sauce, ajoutez-y deux pincées de sucre, assaisonnez avec de la muscade et du poivre blanc et faites revenir le chicon jusqu'à ce qu'il prenne une teinte rousse, presque noire sur les bords, salez légèrement ensuite avant d'y rajouter à nouveau la viande jusqu'à ce que le dessus forme une belle croûte, versez ensuite le reste de cognac et flambez le tout.

*    servez avec la pomme de terre cuite, arrosez de sauce et d'échalotes, veillez à placer le tout avec ordre et classe sur une grande assiette.

Je vous souhaite un excellent appétit!

p.s.      je n'ai pas pu me procurer de crème fraîche mais je pense que cela vous sustentera largement; avec les pelures de pomme de terre et le céleri, il vous est également loisible de préparer un excellent potage que vous pourrez agrémenter de condiments vu que je vous en ai fourni plus que nécessaire pour cette petite recette.

Derniers conseils, attendez un ou deux jours avant de recevoir ou de vous adresser à qui que ce soit, vous comprendrez que si l'échalote possède de nombreuses vertus, elle influence aussi largement l'haleine.

Vous aurez l'occasion de me faire compte rendu de vos impressions lors de notre prochaine rencontre,

bien à vous,

Richard.

Sans plus attendre, la feuille de papier jauni fixée à la porte de l'armoire de la cuisine, pour n'en prendre aucune instruction, elle s'était mise à cuisiner. Exceptionnellement le four à microondes ne fonctionnerait pas ce soir-là, mais la taque à induction, elle, allait certes servir à nouveau. En y posant ses ustensiles elle songea que les jours suivants il lui faudrait éviter de regarder la télévision et de s'éclairer afin de ne pas éveiller les soupçons de la société de contrôle de consommation journalière.

Et tandis que le tout était prêt, elle avait dressé la table, mis sa plus belle nappe et allumé un chandelier qu'elle conservait depuis des années, elle avait aussi enfilé sa vieille robe de galla qu'elle avait plus revêtue pour la dernière fois à l'occasion du passage à l'an 2000, et puis elle s'était installée confortablement. Elle avait joint les mains, comme si elle allait prier, mais elle n'en fit rien, elle huma une fois encore cette odeur âcre qu'avaient laissé les échalotes.

Délicatement, avec soin et application, comme Richard le lui avait recommandé, elle avait disposé les mets sur son assiette - un ancien plat qu'elle avait conservé de son mariage puisqu'elle ne possédait plus de grande assiette - et elle avait tout d'abord regardé et respiré son repas... C'était prodigieux comme elle se sentait bien. En fait, il y avait bien longtemps qu'elle ne s'était plus senti aussi bien et même si ce foutu cancer continuait de la ronger depuis l'intérieur, elle s'en fichait à présent, profitant de chaque seconde qui passait en se disant que tout compte fait elle n'était pas si malheureuse.

Et puis tout avait été très vite. Les gestes presque oubliés, comme s'essuyer les lèvres avant de boire, de découper la viande en petits dés réguliers, de trancher le légume cuit et de rassembler la pulpe de pomme de terre sur les dents de la fourchette, le tout était revenu à une vitesse prodigieuse.

Quelques minutes suffirent pour qu'elle dévore le tout.

Devant son assiette vide de toute trace - elle avait poussé la gourmandise en allant jusqu'à lécher le plat qui lui avait servi d'assiette, si bien que strictement plus rien n'y restait - elle avait soudain été prise d'un seul et unique remord: pourquoi n'avait-elle pas songé à inviter Fred pour partager ces instants fabuleux? La honte la submergea ainsi que les regrets, mais tandis que ses yeux s'étaient posés par hasard sur le calendrier électronique et qu'elle s'était souvenue du 6 décembre prochain, elle avait alors trouvé une idée plus qu'originale pour fêter dignement l'événement avec son fils unique, sa dernière et unique famille.

Et c'est ainsi que désormais toutes les semaines un vieux couple se rencontrait sur le train en direction de la gare de dérivation de Tournai-Ville. En y regardant de plus près on se serait bien vite aperçu qu'à chaque ces personnes s'échangeaient un sac à provisions et une enveloppe.

3 - FRED

Encore tout vaporeux, se rendant au rez-de-chaussée, Fred s'arrêta un instant devant le miroir du hall.

Une bedaine de cétacé hyper-gonflait son t-shirt triple XL distendu sous l'effet des trois énormes bourrelets qui désormais étaient presque quatre et qui retombaient les uns pardessus les autres pour déborder par delà l'élastique déformé de son short trop étroit.

118,7kg indiqua la cruelle aiguille délatrice de la balance-étalon qu'on lui avait remise lors d'un contrôle précédent au CMC. Cette fois il n'échapperait plus à l'ISP: l'Interdiction de Surcharge Pondérale!

Le pire dans tout cela c'est qu'il ne lui restait que trois jours pour perdre ... combien déjà? il fit un rapide calcul qu'il avait déjà fait plus tôt, ainsi que la veille et les jours précédents, pour perdre 28 kilos et 700 grammes; 90 kilos, 180 livres, voilà le poids extrême qui était toléré comparativement à sa taille et à son âge. Toléré était l'adjectif exact car de fait le poids recommandé était de 82 kilogrammes avec une tolérance de 10%.

Jamais il n'y arriverait! d'autant plus que dans l'armoire sous le frigo se trouvaient deux magnifiques croissants croustillants et naturels qu'il avait monnayés pour 120 euros auprès de son fournisseur, le nommé Richard.

Fred bavait déjà tandis que son estomac émit des borborygmes aigus en lui rappelant qu'il avait faim!

Très très faim!

Deux croissants au beurre qu'il allait ouvrir avec savoir-faire et qu'il allait napper de confiture de fraises - achetée pour 50 euros le pot de 15gr - avec un petit bol - 20cl - de vrai lait battu directement en provenance de la ferme, acquis pour la somme de 50 euros supplémentaires.

Ce vieux loup de Richard n'était pas n'importe qui, c'était un homme d'affaires avéré, strict, coriace et conscient des tarifs en vigueur, à l'instar des narcotrafiquants ou des dealers de substances non autorisées, dans son domaine, il pouvait fournir à quiconque toutes les denrées nécessaires à un bon repas, même les plus rares, même les plus riches en graisse, alors qu'elle étaient strictement prohibées, le tout était une question de prix.

Et Fred en avait les frais de ces prix parfois exorbitants. Non actif - autrefois on disait demandeurs d'emploi plutôt que chômeur, à cette époque on disait non actif -, non actif donc, Fred ne percevait que le minimum pour vivre (le MPV comme on s'aimait à abréger toutes les dénominations récurrentes), MPV plafonné à 2.300 euros mensuels à l'indice 2015, l'homme ne pouvait se permettre aucune folie ni aucun surplus, aussi, son nouveau penchant pour le "manger sain et calorique" l'obligea-t-il à rendre quelques menus services.

Une fois par semaine, au début, il avait accompagné sa mère pour ses séances de chimio, mais aussi afin de transporter les deux sacs à provisions qu'il avait fait remplir des diverses commandes qu'il avait enregistrées; Des œufs frais, des légumes non transgénéifiés, de véritables fruits, de rares compotes, de la viande de porc, de bœuf, du mouton et du cheval aussi parfois, ainsi que des denrées encore beaucoup plus rares comme les crustacés, les moules, les huitres les truffes, le caviar et le foie gras.

La norme étant à la sveltesse et à la ligne parfaite, tous les additifs de base et les produits gras de jadis avaient été bannis du marché, leurs prix – au marché noir - avaient donc décuplés et d'ailleurs on avait cessé depuis bien longtemps de produire du naturel, l'industrie de gros faisant que tout était bien plus simple en précuit, préemballé, sous vide, en boîte, produits light, allégés, sans calories, sans cholestérol, ni matière grasse le tout conditionné à grands coups de conservateurs et autres produits chimiques amincissants.

Les gros et les obèses étaient désormais bannis, la Franconnie ayant opté l'interdiction sur la surcharge pondérale, tout individu âgé de 12 ans était appelé chaque trimestre à subir un check-up de contrôle et si son poids dépassait la norme, tout d'abord un avertissement lui était adressé avec recommandations ad hoc et au second check-up positif, le récidiviste était placé en Centre d'amaigrissement (C-A) où, durant un maximum de trente jours, une équipe spécialisée le prenait en charge afin qu'il retrouve une charge pondérale acceptable. Au cas où le C-A ne parvenait pas à redresser la situation, - la surcharge pondérale était un crime - le coupable était euthanasié et il était fait don de son corps à la science.

Fred savait tout cela, il l'avait lu, entendu et on le lui avait inculqué, mais la tentation, comme pour certains celle eu égard à la cigarette ou aux dopants et autres drogues, était devenue trop forte au point qu'il était à présent dépendant de la bonne grasse nourriture nourrissante et calorique.

À présent, avec une surcharge pondérale de près de 29 kg - parce qu'il avait échappé au dernier contrôle trimestriel - Fred était à peu près certain d'entrer dans les annales de tous les records!

Tout comme il était certain qu'en si peu de temps il lui était impossible de perdre autant de poids.

Il versa la poudre noire, succédanée de café, y ajouta la blanche pour la poudre de lait chimique, puis ajouta l'eau bouillante.

Ils étaient là!

Comme deux complices tapis dans l'ombre d'une cachette à l'abri des regards espions.

Ces maudits croissants, avec juste là, à côté, la confiture. Et là, sur la seconde étagère du dessus, dans le frigo, dissimulé derrière les emballages uniformes des produits conditionnés ordinaires, le petit récipient de lait frais. Fred en eut l'eau à la bouche et de petites perles de transpiration scintillèrent sur le haut de son front.

Cette maudite faim qui le tenaillait depuis qu'il avait ouvert les yeux lui fait perdre la tête et lui donnait le tournis à un point tel qu'il était avachi comme un ivrogne affalé à la corniche d'un comptoir de bar.

Hagards, ses yeux fixèrent la porte du surgélateur, là où il avait planqué le carré de lard que Richard lui avait gracieusement offert en contrepartie des prodigieuses commandes qu'il passait désormais toutes les semaines, puis, pour tâcher de penser à autre chose, Fred s'astreignit de fixer le portrait qu'il avait accroché au mur à côté du pense-bête où plus aucune indication n'avait été inscrite depuis belle lurette.

Le portrait de Sjobodan.

Une fois encore il s'extasia devant l'effigie de cet homme extraordinaire et il lui exprima toute son admiration en lui souriant stupidement, comme si cette photo découpée dans un folder public avait pu lui répondre.

4 - SJOBODAN

Sjobodan Schteltzijk, une icône européenne du contre-exemple, le Saddam Hussein moderne des CMC, l'anti-référence de l'ISP, l'idole de Fred!

Sjobodan Schtelzijk n'était pas un type ordinaire. Il n'était pas obèse ni gras, cependant il n'incorporait pas non plus les normes préétablies par la loi ISP. Pour 1,71m, l'homme pesait en réalité 44 kg, et puisqu'il était employé par une administration étatique qu'il avait leurrée des années durant, il était devenu une légende interdite, un contre-exemple, comme dit ci-avant, à ne pas suivre.

 

Durant 10 ans Sjobodan avait effectivement floué l'Administration et les CMC. Petit par la taille, Sjobodan était grand par l'esprit. Non qu'il était philosophe ou quelconque théoricien, mais futé comme très peu, il était parvenu tout ces années à tromper son employeur et les CMC chargés de faire respecter l'ISP.

En quelques mots: la loi relative à l'Interdiction de Surcharge Pondérale était stricte et normative quant aux obèses tout particulièrement, mais elle s'adressait à tout individu en général qui résidait dans l'UE24 réorganisée. Cela signifiait que les normes devaient être respectées et les écarts sanctionnés, ceci tant pour les excès que pour les manquements. Et c'était dans cette tranche que se situait Sjobodan avec un poids de 44 kg, soit 12 kilos trop peu, marge admise y compris, pour son mètre septante et un.

Depuis le cas de Sjobodan Schtelzijk, les CMC avaient revu leur copie et les examens étaient désormais accompagnés de contrôles en quelques sortes similaires à ceux effectués dans les aéroports avant l'embarquement.

Car le Slovène, c'était des plaques de plombs qu'il avait utilisées pour atteindre le poids prescrit pour sa taille. Huit plaques, 4 de chaque côté, qu'il avait minutieusement coulées, travaillées et affinées pour qu'elles s'imbriquent parfaitement dans la ceinture manufacturée elle aussi dans ce but, mais également pour que celle-ci se confonde imperceptiblement dans l'ourlet de ses sous-vêtements.

Huit plaques de plombs, chacune de 1,8kg pour que l'homme dépasse le cap des 58 kg qui était celui de toléré par la loi relative à l'ISP.

Mais Sjobodan avait aussi pensé à son look. Il était si maigre et si chétif qu'en réalité il n'y aurait pas eu besoin de le peser, car une fois en chaussettes et sous-vêtements, sa morphologie longiligne combinée à sa maigreur extrême le trahissait largement.

Alors il s'était confectionné, avec l'aide d'un ou plusieurs complices que l'on n'avait jamais retrouvé(s), un faux ventre en latex épidermique, qu'il collait à son torse à chaque contrôle du CMC. Une véritable œuvre d'art digne des meilleurs créateurs d'effets spéciaux de Hollywood. Pour donner encore plus de crédibilité à son apparence, Sjobodan plaçait entre ses joues et ses gencives, deux petits morceaux de caoutchouc qu'il avait sculptés sur mesure de manière à donner l'illusion d'avoir une mine joufflue respirant la santé et de pouvoir parler librement avec ces choses en bouche.

Et cela avait duré près de 10 ans! soit quelque 40 contrôles des CMC aux critères desquels il avait satisfait et autant d'attestations erronées adressées à son employeur quant à son aptitude à travailler.

Personne ne savait comment le frauduleux stratagème du slovène avait découvert, personne ne savait ce qu'il était advenu de Sjobodan Schtelzijk, ni s'il était toujours de ce monde, personne même ne pouvait prouver qu'il avait un jour bel et bien existé et que toute cette histoire n'était pas un récit inventé de toutes pièces par et pour les médias. Et ce, pour l'instant, ce n'était pas ce qui inquiétait Fred, car lui il ne pouvait ni ne savait imaginer une astuce pour être moins lourd, la solution ne résidait pas dans une ceinture lestée de plomb, elle se résumait à maigrir de 28 kg, dans les trois jours. Point final!

De l'exercice! lui intima la voix dans sa tête, celle-là même qui le harcelait depuis des semaines; il faut faire de l'exercice, manger léger, suer et travailler dur pour éliminer les graisses, perdre le superflu qui n'était pas des moindres, retrouver un semblant de ligne et faire disparaître ces difformités qui dessinaient une presque quadruple bouée à hauteur de la taille. Voilà ce que prescrivait cette voix d'un ton dictateur. Tout un programme;

Programme, oui, mais irréalisable dans un délai de trois jours seulement! Et entrer en cure au CMC signifiait ne plus jamais en revenir, car, de mémoire d'homme, nul n'en était jamais revenu...

à suivre

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;-D