C’était là, calé à l’arrière de son crâne. Une sorte d’érosion lente, des ongles qui grattent la surface du silence. La nuit était venue depuis de longues heures, mais le sommeil continuait de le fuir. Il ressentait ce léger sifflement dans son oreille droite ; son auriculaire s’y infiltrait avec régularité pour en déloger la source. Mais ça ne venait pas de lui, c’était la chambre qui murmurait, et avec elle les planchers qui se fissuraient lentement de l’intérieur, les canalisations qui larmoyaient, la matière toute entière qui bourdonnait de quelque force roide. Il y avait cette résonance qui venait des soubassements de la maison, comme un tambour étouffé, quelque chose de mat. Peut-être bien que les pièces tentaient de nouer un lien, tentaient de se faire parvenir des informations, tentaient de se parler. Discours nocturnes, le bois qui se relâche. À la rumeur organique de la demeure s’ajoutait la respiration douce de sa femme et ce rythme lymphatique qu’en d’autres moments il aurait pu trouver charmant se transformait en une gêne presque palpable, qui lui vrillait les reins, qui lui faisait bondir le cœur.
L’homme était nerveux, comme chaque veille de vernissage, comme à chaque fois qu’il devait quitter la demeure. Il savait que tôt ou tard il mettrait la main sur une boite d’anxiolytiques, parce qu’il allait bien falloir dormir un peu. Il se dressa plusieurs fois sur ses coudes, le souffle court, la tête lourde. Il voulait résister, ne pas céder à la chimie trop vite, il était déjà tard, même pour lui. N’en prendre qu’un quart rendrait la journée à venir maussade, pâle comme un fond de baignoire. C’était une boucle sans fin, l’idée de ne pas dormir l’angoissait au plus haut point. Les cachets tuaient la peur, les cachets le détendaient. Depuis longtemps. Ces images quand il les avalait : des grains, des taches blanches sur un fleuve pourpre.
Le drap découvrit l’épaule de sa femme, elle avait bougé, glissé sur le dos, sa poitrine se soulevait doucement. Il enviait sa quiétude. Son visage se peignait d’une grâce absolue lorsque la nuit venait. Elle bougeait dans son sommeil, à tourner, à tourner encore, presque une danse de minuit. Il appréciait qu’elle soit nue, aussi effleurait-il de la paume certaines parties de son corps ; c’était comme un jeu, ne pas la réveiller, juste posséder ses songes. Il y avait sur son cou, depuis peu, cette granularité particulière. Il n’aurait su dater exactement quand cela était arrivé. Le vieillissement venait ainsi, par petites touches, sans prévenir. Ça ne changerait rien ; il aimait sa femme, c’était la sienne. Depuis dix-huit ans.
Du vent secoua les feuilles au dehors. Ses yeux se baladaient sans but dans la pénombre, ses yeux soulevaient des questions poussiéreuses. Pourquoi, par exemple, avait-il installé cette grosse horloge de bois qui scarifiait le temps à gros coups d’aiguilles, du temps régi par des mécanismes simples, du temps logique, coordonné ?
Plus tôt, ils avaient bu du bon vin et dîné légèrement à l’abri du parc et de sa tiède tranquillité. Elle se massait la nuque en regardant le ciel. Le vent portait une rumeur pleine venue de la ville au loin, comme un bon présage. La cime des arbres se courbait en un gémissement feutré. Ils n’avaient presque pas parlé. Il y avait peu à dire en vérité car tout l’avait été à un moment donné, au détour d’une situation ou d’une autre. La liste était maintenant exhaustive, les mêmes sérigraphies des même sentiments, déclinées jusqu’à ce que mort s’en suive. Il se disait souvent qu’il ne fallait pas aller au bout des choses, que ça les tuait. L’horloge le rendait malade. Ses yeux fixaient les aiguilles qui mangeaient le cadran, il était vraiment trop tard pour les anxiolytiques. Quant aux somnifères - il eût une moue de dépit -, c’était démesuré. Il poussa sur ses talons, fit passer un deuxième oreiller derrière sa tête, regarda un moment une drôle de lumière jouer sur le plafond, décida qu’il en avait assez et se leva lentement.
Il aimait la sentir dormir, il savait jusqu’à quel point elle pouvait supporter la tension du dehors. Sa femme était une forteresse, c’était la sienne. Le nœud dans le ventre ne le lâchait pas, sa bouche était sèche comme un sol de grenier. Il avait les jambes maigres, plus les années passaient et plus il les trouvait maigres. Il avait été fort autrefois, bien plus fort qu’aujourd’hui. Il sentait posément qu’il était malade, que quelque chose le rongeait de l’intérieur, quelque chose qui le rognait plus ou moins vite, plus ou moins durement, selon les jours. Mais n’était-ce pas le cas de tous ? Et pourquoi échapperait-il à la règle ?
C’était une belle maison, un petit manoir, une grande demeure, au choix. De ce genre de fardeau qu’on se lègue comme si on ne pouvait rien en faire d’autre. Mais il aimait son odeur et ses bruits, ça l’enveloppait, il y avait quelque chose en lui qui ne pouvait pas grandir ici.
L’homme traversa le long couloir, tâchant méticuleusement de ne pas faire grincer les lattes de bois. Quelqu'un avait dit un jour, Moins de temps tu passes sur une planche, moins elle a à s’en plaindre. Il connaissait si bien la maison qu’il lui était facile d’effleurer le sol, comme ces hommes des lointains hémisphères qui semblaient voler sur des parterres incandescents. Il était né ici, dans cette campagne civilisée. Il avait conscience de sa fin, dans ce même endroit. La répétition des jours à l’identique était une chose qui le fascinait mais qui dégageait un paradoxe absolu dont il n’avait pas la clé. Il y avait cette suspension du temps, mais également une accélération du monde invisible, comme s’il voyageait dans un train immobile. C’est ce qu’il peignait : des couleurs, parfaitement semblables, des séries de toiles jumelles. Les gens aimaient ça. Ils y mettaient le prix.
Il avait peur de mourir. Il avait peur du bruit au-delà des murs, à l’extérieur des haies du rectangle domanial. Sa femme dormait profondément, il le ressentait même en s’éloignant. Elle appartenait à l’endroit, elle faisait corps avec son histoire.
L’escalier était large qui menait sur deux étages vers le froid corridor carrelé de noir, carrelé de blanc. Il y avait des gens qui travaillaient pour eux, des gens qui dormaient dans la dépendance au fond du parc. Des hommes et des femmes dont il ne comprenait pas la langue. Son esprit faisait tournoyer des pensées, il n’arrivait pas à en attraper la moindre, comme une méchante impression d’avoir trop fixé le soleil. C’était ainsi quand il était proche de quitter la maison. Une épreuve pénible, proche du vomissement. S’arracher à l’enceinte, franchir les portes. Partir vers la ville et son centre d’affaires. Toutes ces tours / toute cette électricité. Cette idée de séparation lui était abominable, ça avait bien failli le rendre fou autrefois. Et certainement, aujourd’hui encore, il pouvait sentir la menace. Bientôt, il n’exposerait plus.
Il avait froid aux pieds. Il aurait dû chausser quelque chose. La peur de la maladie sous ces formes les plus minuscules. Sa main longeait les rambardes boisées de l’escalier, il faisait claquer le bout de ses doigts sur la surface dure.
Dans le corridor des bottes de pluie traînaient sur le sol. Il les enfila. Tic-tac, tic-tac. Trop d’horloges dans cette maison. Tout ce temps pour deux personnes. Il ne voulait pas d’enfant. Elle avait mis du temps à l’accepter. Elle ne l’acceptait toujours pas. Elle ne l’accepterait jamais. Il pénétra dans la cuisine, l’air était vraiment frais cette nuit. Des placards grincèrent, des tiroirs aussi, il trouva des allumettes. C’était une pièce qui n’avait pas changé depuis qu’il était enfant. Les mêmes casseroles cuivrées au mur, les mêmes tomettes blanches et grenat. Des losanges fêlés, là, juste sous les vermoulures usées de la grande fenêtre. Elle avait compris son choix, mais elle ne l’acceptait pas. Parce qu’il est rare qu’une femme l’accepte et que dans son cas il n’était pas tombé sur ce type de femme. Mais elle l’aimait assez pour le supporter. Elle lui en voudrait jusqu’à sa mort. Cette tension faisait partie de leur vie.
Il avait envie de café. D’une cigarette aussi. Mais pas de l’un sans l’autre. Il envisageait le fumet dans la cuisine comme une sorte de messe. C’était cohérent.
Il sortit de la cuisine, laissant la cafetière grésiller doucement derrière lui. Traverser le grand salon, compter les clichés rivés dans de luxueux cadres sur le mur. Sa mère se tenant sur une dune à l’ombre des pins. Le vent qui bouscule ses longs cheveux noirs. Le grain brillant des Argentiques. Lieu inconnu, ne s’en rappelait pas. Il y avait tant de choses qui disparaissaient de son esprit, tant de détails qui s’évanouissaient inexorablement. Sa mère encore, les pieds dans des aux fraiches et claires. Dans le contrechamp, des petites barques de pêcheurs, des reliefs fracassés de soleil, une brume ciselée et chaude. Des reflets d’avant. Il ne s’y rendait plus. La peur du voyage, la crainte de voir l’île différemment. Sa mère n’aimait pas poser, affectant souvent cette moue gênée, un brin boudeuse. Son père se moquait d’elle quand il cadrait. Personne ne pouvait savoir, cela se passait derrière l’objectif. Il longea les cadres, se faufila entre les meubles lourds jusqu’à la porte. Sa femme n’aimait pas ces photos, trouvait l’ensemble lugubre, pensait que les musées étaient des tombes. C’était, fondamentalement, ce qui les séparait le plus. Elle ne travaillait pas, s’occupait la plupart du temps de toutes ces plantes fragiles sous la serre. Des allées régulières et colorées, de l’air tempéré, un fragile équilibre. Il ouvrit grand la porte à doubles battants. Sur le perron il huma la nuit.
Dehors, les branches continuaient de se plier sous la brise heurtée. Le parc était saturé d’humidité. Un hibou donnait un rythme singulier, ni lent ni rapide, un genre de bossa-nova. C’était un moyen-duc, une espèce commune, rien de particulier à ce sujet, c’était juste le nom qui l’amusait ; le nom et ces deux gros yeux oranges presque toujours surpris. Non, pas surpris, plutôt courroucés. Les hiboux donnaient toujours l’impression d’être dérangés. Il les avait observés de nombreuses fois, durant de nombreuses heures. Il y avait ses parents alors, ils étaient là, c’était suffisant. Il jouait seul longtemps. Une facilité à s’abstraire du monde, un don de fils unique.
Il marcha un moment dans le parc, une vareuse sur le dos. Il avait froid aux jambes. Une lune saharienne flattait la tête des chênes, des sapins, des hêtres. La terre dégorgeait des retours de résine et d’épines. Le parfum du bas. Ça lui plaisait bien. Il y avait le chant de la rivière après la futaie de pins, au sud du domaine. Des feuilles humides sur le sol manquèrent de le faire glisser plusieurs fois. Dans le lointain, le centre d’affaire teintait la nuit. On distinguait les tours et cette incroyable énergie. Elles étaient loin pourtant. Arrivé à la trouée, les branches s’espacèrent. Et devant la rotonde de verre mangée de lierre, il resta interdit. Le dôme brillait sous les éclats nocturnes. Il saisit la clé à son cou, s’approcha de la porte, fît cliqueter la serrure.
Ça sentait le renfermé, des herbes mangeaient le sol. Sur la table, des dessins d’enfants, des pages et des pages noircies, des photos. Il alluma un chandelier à six branches, fît le tour de la salle. Un chevalet, des toiles maculées, des toiles vierges. Des pinceaux, des palettes séchées, des verres souillés. Il ne venait plus aussi souvent ; c’était plus commode de peindre dans la maison. Il ne venait plus aussi souvent ; seulement quand l’angoisse le prenait. Elle le questionnait toujours à propos de cet endroit. C’était le sien, il n’avait pas à en parler, tout le monde a un endroit. Elle voulait un enfant, il répondait que cela changerait trop de choses, il ne voulait plus que sa vie change. Il aurait pu en mourir, il avait failli déjà. Ses mains parcoururent des feuillets de journaux détrempés. L’encre épaissie faisait gicler les mots. Des dates, des événements, le monde figé en lettres. Il écrivait encore quelques fois, il prenait des photos aussi. Glacer l’instant, tout concentrer sur un seul état. Il n’aimait pas la capture en mouvement, les images animées lui faisaient peur. Pas d’écran dans la demeure, elle l’avait toujours compris, elle savait lire en lui. Il l’aimait pour ça, parce qu’elle ne lui demandait pas de se justifier.
Des anniversaires, des repas sur la grande terrasse, la bugatti de grand-père sur le gravier de la cour. Il reclassa les photos, il avait dû les déranger la dernière fois. Quelqu’un est entré ici ? Personne n’entrait ici. Il était maître en ces lieux. Sa contribution au divin. Le temps suspendu. Elle l’avait toujours compris, c’était une bonne raison de l’aimer. Peut-être pas en fait. Mais ce genre-là dure. Il regardait ses dessins d’enfants, la maison, la maison, encore la maison. C’était ici qu’il avait commencé à peindre. Des choses formelles d’abord, puis moins précises, des taches désincarnées et répétitives jusqu’à l’oubli.
Il fît glisser la table sur le côté, jusqu’à toucher la verrière. Ensuite, il fallût tirer le petit tapis. Ses narines le piquèrent, il éternua trois fois, fortement. Il détestait ça. Il y avait une poignée sur le sol, une poignée sur une trappe. Sa main attrapa le bougeoir, il y eut un éclat de lune. Peut-être un de ces nuages pourpres qui se faufilait. L’échelle était branlante, il ne l’avait jamais changée. Si elle cédait, personne ne le retrouverait. Une seule clé, une seule. Son pied toucha la terre meuble. Un sol en trompe l’œil, des murs irréguliers suintant d’une humidité séculaire. Il longea un couloir sombre et tortueux. L’endroit lui redonnait vie. Un long arcane serpentant sous la maison, une maigre catacombe qui l’avait fasciné dès son plus jeune âge, lorsque son père lui en avait montré les chemins. La nuit, il s’imaginait que les boyaux s’emplissaient de sang, irriguant les veines du manoir.
Un air faiblard faisait se coucher les flammes du chandelier. Il redoutait que les bougies ne s’éteignent. Sa femme voulait un enfant. Il aurait aimé lui dire oui, mais ça n’était pas possible. La naissance pervertissait le temps. La main du nourrisson qui tourne et retourne le sablier. Il avait bien conscience que quelque chose n’allait pas, mais se résoudre à l’admettre pleinement, c’était le risque de voir se briser cette œuvre qu’il avait patiemment édifiée. Il passa devant une porte, s’arrêta un moment puis reprit sa progression jusqu’à ce qu’une autre se dévoile une dizaine de mètres plus loin. Il accrocha la serrure sous la lumière triste du chandelier. Sa main trembla en y enfonçant la deuxième clé, comme chaque fois en fait.
La pièce était opaque, la plus noire qu’il connaissait. Un bruit horrible souillait l’endroit. Il avança un peu, sa respiration dégageait des petits nuages blancs. Sa bouche était pâteuse et sèche. Il fit glisser le drap sali qui couvrait le ronronnement incessant. Elle le questionnait moins qu’avant, elle avait compris qu’il n’était plus question de discuter de ça. Le congélateur était ancien, un jour il cèderait. Il le redoutait. Il faudrait qu’il anticipe, qu’il le fasse changer. Mais c’était un travail colossal, ça le dépassait complètement. Il tira sur la poignée, ouvrit grand la porte, l’air glacial happa son visage.
Elle le regardait, fixement. Des pupilles claires. L’épiderme d’un spectre. Une rigueur cadavérique qui lui conférait une allure de poupée ancienne. Elle avait les yeux grands ouverts. C’était sa plus grande fierté : Il avait réussi à figer ce regard là. Il passa le chandelier devant la glace zébrée ici et là. Ses cheveux noirs lui masquaient le cou ; sous la peau nue couraient des veines bleuies. Des couleurs qu’il n’aurait jamais su reproduire. Derrière l’éclat des lueurs mates, elle semblait plus belle encore que ce jour d’été vingt ans plus tôt. Il se perdit sur son ventre rond, secoua doucement la tête. Il avait inversé le temps. Sa main flatta la glace, plusieurs fois, jusqu’à ce que ses jointures se raidissent. Il n’avait de cesse de penser à elle, encore et encore. Et plus il la regardait et plus il se souvenait à quel point il avait tort de l’aimer, et combien les raisons étaient mauvaises et nombreuses. Des images lui chahutaient l’esprit. Ils avançaient côté à côte, le soleil dans les yeux. Côte à côte sans se toucher, juste l’indicible lien entre eux.
Il avait figé le temps au moment où elle avait voulu partir, avec son maudit ventre rond. Tout allait si bien pourtant, tout était tellement logique. Elle lui avait tendu cette lettre. Des mots durs, rugueux, mal maîtrisés ; une vision de lui qu’il n’avait pas envisagée. Ses mains avaient touché son cou, sa nuque. Il la contempla encore. Elle avait cet air absent, ça le saisissait à chaque fois. C’était cet instant triste qu’il avait sous les yeux. Jamais il ne réussirait une telle œuvre. C’était pourtant la sienne, le juste nœud de son âme. Mieux valait ça que rien du tout. Il ne regrettait pas, il ne fallait pas regretter.
Sa femme dormait encore, il le savait. Sa respiration profonde lui manquait soudain. Tout était à son exacte place, rien ne bougerait plus. Juste la cime des arbres sous le vent du parc.
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Style : Nouvelle | Par hugoh | Voir tous ses textes | Visite : 303
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pseudo : camyste
C'est profond, ça fait rêver. J'ai bien aimé !
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