Perdu quelque part dans un endroit quelconque, un bureau vide. Des nuages de fumée bleutée se diluent lentement. Par les fenêtres entrouvertes, d'étiques rayons de soleil s'infiltrent pour se poser sur des stylos bien rangés, des feuilles blanches pas encore souillées d'une écriture fatiguée. Décor banal d'une pièce impersonnelle à l'atmosphère lourde avec ses classeurs de fer gris. Les lumières allumées éclairent indéfiniment une débauche de chaises et de fauteuils abandonnés récemment. Dans un coin, cartons et piles de papier attendent patiemment un départ vers quelques directions connues des seuls initiés qui se sont évadés vers... Vers quoi ? Destinations diverses : peut-être un foyer, peut-être un amour, peut-être vers nulle part. Oublié le bureau désert dont se dégage une humilité servile. Relégués à plus tard les soucis de rentabilité, les problèmes des uns, les joies des autres et surtout, l'ennui ambiant. A côté, la ville palpite, indifférente. Engoncée dans ses bruits trop diffus pour pouvoir être identifiés, elle ignore ce petit lieu enfoncé dans ses entrailles comme une tumeur maligne. Les occupants ont eux aussi tourné le dos à cet endroit dans lequel ils s'usent pendant plusieurs heures par jour, mettant leurs désirs entre parenthèses pour investir dans l'avenir. Ils espèrent pour plus tard, un bonheur précaire propre à tuer leurs illusions soumises aux incontournables considérations financières. La plupart n'ont pas d'autre ambition. Ils sont regardés avec mépris, comme des bêtes curieuses, par les arrivistes qui s'étripent avec entrain pour dominer puis diriger. Que ne feraient-ils pas pour obtenir le pouvoir... Tous ces gens s'assemblent pour les besoins de la cause commune mais ils ne se ressemblent pas. Ils se tolèrent plus ou moins. Comment faire autrement ? Nul ne choisit ses collègues. Les tâches à accomplir les imposent. Ils ont parfois l'impression fugace de communiquer mais ne se parlent en réalité pas vraiment. Nul ne sait rien de l'autre dont il se fiche comme de sa première paire de chaussettes. Relations superficielles sans véritable importance... Il s'en dégage une impression de solitude à la fois triste et amère, parfumée à l'odeur de tabac froid. Mort lente au moyen d'une paperasserie envahissante étouffant tout sous son déluge immaculé. Surtout pas de désordre ! Rien, absolument rien de personnel dans cet imbroglio. Pas la moindre plante verte pour égayer les couleurs passées des murs, pas une photo, même pas un dessin distrait sur une chemise froissée ou un chiffon souillé d'encre abandonné négligemment près d'une lampe. On dirait que les gens qui travaillent là éprouvent une telle honte qu'ils prennent un soin minutieux à ne laisser aucune trace identifiable de leur passage. Partis, ils abandonnent derrière eux un chaos anonyme seulement peuplé de meubles croulant sous un fardeau indescriptible. Quelques détails révèlent cependant que les lieux ont été occupés : les cendriers débordants, un calendrier posé de travers. Pas de visage, surtout pas ! Dans ce vain remue-ménage, seules les mains, courroies de transmission, ont quelque importance. Elles participent à la destruction générale de l'individu qui se morfond sur ses espoirs déçus en attendant la retraite. Lui ne compte pas ! Interchangeable à loisir, il vogue à sa propre perte. Ce mélange d'existences brusquement suspendues entre aujourd'hui et demain et de désordre programmé trompe le regard par une vision déprimante. En cet endroit austère, aucun passé, surtout pas d'avenir, juste un présent sectaire tellement futile qu'il en perd toute utilité autre qu'alimentaire. Il s'impose par cette nécessité vitale des servitudes incompatibles avec les rêves de liberté. Il verrouille l'existence pour l'attacher à ce pauvre décor cancéreux atteint d'une gangrène mangeuse d'hommes. Il lamine l'être lentement et plus sûrement qu'une guerre. Il broie, brise, détruit, use et vampirise sans jamais concéder une véritable valorisation permettant l'épanouissement. En finalité, choisi ou pas, quelques naïfs pensent encore assumer une mission, il asservit toujours. Assassin subtil, il n'est jamais condamné. Il se voit bien au contraire encensé et cette imbécile admiration participe à son immortalité. Paradoxalement, les hommes le dénigrent mais lui courent sans cesse après. Ils en ont un besoin viscéral, croient-ils, et l'érigent en champion de la civilisation. Il est convoité comme l'objectif suprême et en conséquence, honoré comme une... Diva. Beaucoup plus prosaïquement, il représente seulement une regrettable mais préjudiciable perte de temps à laquelle l'humain se sacrifie, inconscient de sa brièveté. Un malentendu, en quelque sorte… Nouvelle tirée du recueil Du blues à l'âme
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Style : Nouvelle | Par MARQUES Gilbert | Voir tous ses textes | Visite : 377
Coup de cœur : 8 / Technique : 7
Commentaires :
pseudo : Déméter
Ouf ! Heureusement il reste l'écriture ou autres passions ! Le professionnalisme détruit toute humanité, toute créativité. J'ai choisi d'interrompre assez tôt mon activité professionnelle refusant jusqu'au bout de ne pas y apporter du bonheur...j'ai eu quelques problèmes avec certains mais ce sont des désagréments insignifiants par rapport aux satisfactions, et aux retours qui me viennent maintenant encore. C'est une bonne chose de dénoncer ces lamentables conditions de travail, et le leurre qu'elles induisent, forçant le rouage humain à différer constamment ses moments de bonheur.
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