La scène se passe dans une île coloniale perdue au milieu de l'océan, une quinzaine d'année après la Seconde guerre Mondiale.
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A contre cœur, j'avais bien évidemment suivi le conseil du Docteur Levent et confié à Armistice l'adresse (de Sophie) … , afin de ne pas être tenté de l'utiliser dans un moment de dépression …
Si je gardais un vague relent de méfiance envers lui, ses brusques sautes d'humeur et le ton plus libre qu'il adoptait désormais avec moi parlaient en sa faveur. Ma réserve ne se dissipa vraiment que quelques jours plus tard.
Comme par un fait exprès, je le rencontrai de nouveau. Chez les Bergen, cette fois-ci.
Il surprit le regard que je posais sur Marlène alors qu'elle se levait avec une politesse empressée pour venir au-devant de moi. Nous nous étions compris. Avec un peu de rouerie, la sirène eût été redoutable. Mais elle avait trop de cœur et surtout une spontanéité adorable. Toute son intelligence était occupée à dissimuler tant bien que mal la violence de ses sentiments. Elle n'avait pas le loisir de s'encombrer de la rouerie ordinaire des femmes qu'occupe une grande passion.
Je prenais pourtant la précaution de ne pas nourrir la sympathie qu'elle me portait et je ne m'attardais plus au-delà des limites de la politesse chez les Bergen.
A peine avais-je fait quelques pas sur le chemin du retour, que Jonathan Levent me rejoignit. Il m'arrivait rarement de ne pas prendre ma voiture. Cette après-midi, j'avais voulu profiter de la douceur du temps. Lui aussi, sans doute. Nous marchions en silence évitant d'un commun accord les avenues aux longues terrasses du front de mer où, à cette heure-ci, trop de connaissances devaient siroter un drink, affalées sur leur chaise longue.
Le soir tombait sur le quartier européen. Sans la végétation luxuriante à caractère nettement exotique, on aurait pu se croire dans une banlieue résidentielle d'une ville d'Italie. Villas neuves et terrains vagues voisinaient dans un laisser-aller indolent. La tranquillité du lieu évoquait les stations balnéaires de la vieille Europe où se plaisent les parents et où s'ennuient doucement les adolescents. Tout était de même autrefois dans mes villégiatures familiales, un charme luxueux et un peu froid. Des souvenirs de vacances monotones me revenaient par flot. La morosité qu'ils m'évoquaient ne me semblait plus désagréable. J'avais vieilli. Cette constatation me ravit. Tout à coup je me sentis plus fort, plus proche de mon compagnon.
D'une maison rose nous parvint un quatuor de Schubert mêlé à des rires d'enfants, tandis qu'un peu plus loin tonitruait du Brahms sur une mauvaise radio.
Quand nous arrivâmes en vue du dispensaire:
"J'ai une petite cour où s'ennuient trois palmiers. Quand la chaleur se calme comme aujourd'hui, l'endroit est supportable. Accepteriez-vous de partager mon Martini vespéral avant de dîner.
Je ne peux pas vous promettre que le boy nous ait préparé un festin. Mais il doit rester quelques achards à déguster.
- Volontiers."
"Je suis arrivé à K… par une soirée comme celle-ci. J'en reconnais les odeurs. Sans doute les mêmes essences était-elles en fleurs," commença-t-il en jetant des glaçons dans un verre, quelques instants plus tard. Il y avait de la douceur dans sa voix à cette évocation. Je me hasardai à la question qui me brûlait les lèvres:
"Vous saviez qu'"elle" résidait dans l'île, n'est-ce-pas?"
Il se mit à rire et me lorgna du coin de l'œil.
"Vous avez pris goût aux confidences à ce qu'il me semble … " - cela paraissait le mettre en joie - "Non d'ailleurs, c'est un travers que vous avez toujours eu. Je me souviens de votre tête le jour où je vous ai remis à votre place": Vous êtes beaucoup trop curieux, Monsieur l'Attaché … " parodia-t-il en exagérant à l'outrance le ton dont il savait glacer ses interlocuteurs. "Ce soir-là, j'ai vu des flammes dans vos yeux."
Il riait de bon cœur, l'animal! Je ne l'avais jamais connu si détendu. Paradoxalement, cela me troublait, je préférais son agressivité douce amère de l'autre soir.
"Pardonnez-moi, ce n'est pas vaine curiosité de ma part. J'aime Sophie, j'essaye désespérément de la comprendre, … et de vous comprendre par la même occasion.
Votre univers se situe aux antipodes de ce qu'était le mien avant de la rencontrer. De sa vie, lorsqu'elle en leva le voile, je n'aurais pu imaginer la moindre minute, au regard de la mienne. Aucune des réactions qu'elle me décrivait de vous ou d'elle-même ne m'aurait été naturelle. Ou plutôt, j'ignorais qu'elles puissent m'être naturelles …
- L'âme sœur et l'Etrangère à la fois: n'est-ce pas le rêve impossible à saisir!
- Je vois que vous me comprenez.
- J'ai beaucoup donné pour en être capable, mon cher!
- J'imagine que pour vous, le choc n'a pas été si brutal!" Il eut une moue … "Quant à moi, tout à coup, au contact de Sophie, ma vie est passée d'une linéarité imbécile à une prolifération de sentiments et d'émotions inouïes.
Je ne m'y repère pas encore très bien. Mes états d'âme les plus simples ont pris des aspects touffus et échevelés qui m'étaient inconnus. La vie me sollicite de toutes parts sans que je parvienne toujours à gérer une telle prolifération." Il rit. "Vous allez me prendre pour un gamin, mais figurez-vous, il fut un temps où je me suis jeté dans la littérature histoire de comprendre ce qui m'arrivait. J'ai utilisé les auteurs comme une grammaire. A la recherche de personnages de votre trempe, j'ai appris la passion comme on annone des déclinaisons …
- Je suppose que Sophie et moi devons prendre votre admiration de néophyte comme un compliment," lâcha-t-il d'un air sombre.
- Naturellement," répondis-je étonné qu'il puisse en douter.
Il vida son verre et se resservit avec méthode.
"Mon cher Paul, - vous permettez que j'appelle par son prénom celui qui se déclare si imprudemment mon disciple - , comme vous êtes jeune!" lâcha-t-il avec une amertume tempérée de malice, "
"Voilà qui est merveilleux, vous m'enviez, à présent!
- Non, détrompez-vous. J'ai trop réalisé quel idiot je pouvais être à vingt ans, quel maladroit j'étais encore à votre âge pour envier la jeunesse. Je laisse cela à ceux dont la gloire réside dans les muscles. Pour ma part," dit-il avec une nuance de défi dans la voix, "grâce à Sophie, j'ai appris, entre autres choses, la vanité de la force physique.
Mon corps, dieux merci, me dispense encore le plaisir et irrigue mon cerveau correctement, c'est, ma foi, le seul service que j'attends de lui en dehors des fonctions vitales basiques."
Il reversa une rasade de Martini dans mon verre et poussa vers moi un bol d'achards et des sortes de petits gâteaux très secs que l'on sert ici dans les bistrots avant le repas.
Je me renversai dans mon fauteuil en grignotant. Ce cadre ébouriffant me plaisait, s'y mêlaient architecture mauresque et opulence latine un peu défraîchie. Trois palmiers de convention luttaient avec un arbre de fines feuilles qui pendaient comme des lanières de fouet et se détachaient sur le ciel où des nuages roses palissaient.
"Un ciel à la Tiepolo," dit-il en suivant mon regard.
Je restai sur une prudente réserve, conscient de mon inculture en ce domaine. Il n'y a pas si longtemps, j'aurais allégrement pris un tableau de genre romantique pour une fresque romaine … Auprès de Sophie et de Miss Mappel, j'avais fait de vagues progrès. Et dans mon for intérieur, je me promis d'entamer une formation accélérée dans le domaine de l'art. Il était grand temps!
Je crus qu'il avait dévié la conversation pourtant, il continua:
"Savez-vous que j'ai reçue pas plus tard qu'hier, une lettre des Wilson qui me dit de vous tout le bien du monde. Vous leur avez plu, mon cher, c'est évident. Reconnaissons le, Sophie avait fait votre publicité, paraît-il. En bons Américains, ils ont dû être sensibles à cette campagne."
Lui aussi se laissait aller et contemplait le ciel "vénitien" à demi renversé dans son fauteuil. Il eut un sourire attendri:
" … Bob a toujours vu la vie par les yeux de Sophie.
- Les yeux de l'amour …
Croyez-vous qu'il l'aime encore?
- Evidemment! Les sentiments se transforment, bien entendu, mais je n'ai jamais connu un homme qui ait été réellement amoureux et qui ait oublié …
Au fait," continua-t-il au moment où je m'y attendais le moins, "pourquoi vouliez-vous savoir si j'avais perdu la trace de Sophie pendant mon séjour en Afrique noire?"
Ne trouvant pas d'excuse valable, je me résolus à la vérité:
"Pour démêler à quel point vous vous êtes payé ma tête le jour où je suis venu vous trouver dans votre cabinet."
Il esquissa un geste faussement navré.
"Tout au plus ai-je testé l'adversaire. Après tout, vous étiez venu complaisamment vous mettre dans la gueule du loup.
Aujourd'hui, je puis vous l'avouer, vous avez bien fait. Malgré les encouragements de Bob, j'étais réellement sur le point de partir …
- Ainsi, vous avez toujours su qu'elle s'était établie à K… !"
Il haussa les épaules:
"Naturellement.
Par contre, croyez-moi, c'est par le plus grand des hasards que le choix d'Alice et de son mari s'était fixé sur cette ville, bien avant de me connaître. Le poste était vacant depuis plusieurs années.
Après son divorce, le Docteur Jefferson insista pour que je l'accompagne: elle ignorait pour sa part, non pas le rôle de Sophie dans ma vie, mais sa présence dans l'île. J'ai refusé jusqu'au dernier moment. Puis j'ai eu la faiblesse de laisser faire le destin et j’ai accepté de mettre mes meubles dans le bateau."
Il laissa un silence avant d'avouer:
"Le lendemain de mon arrivée, en vous voyant à côté de Sophie dans cette boite, j'ai bien cru que le destin m'avait joué un tour de cochon!" Je me sentis rougir à ce souvenir. A moi non plus, il ne m'était pas particulièrement agréable. "La retrouver ainsi! … Pendue au bras d'un minable petit Attaché d'Ambassade.
Excusez-moi, c'est ce que je pensais de vous à cette époque. Je suppose que vous l'apprendrez avec plaisir, j'ai meilleure opinion de vous aujourd'hui.
- Ai-je brillamment réussi aux tests?
- Oh! vous n'êtes pas au bout de vos peines. Mais à présent, c'est à Sophie que vous aurez à faire …
- Encore faudrait-il qu'elle revienne …
- Avez-vous des nouvelles?
- Aucune."
Il eut l'air satisfait. Naturellement!
"Pour finir, vous êtes-vous décidé à écrire?"
La question piège. Encore une épreuve, assurément.
"Vous m'avez semblé de bon conseil et votre expérience digne d'être prise en compte. J'ai abandonné le papier chez ma fiancée."
Il eut un petit sourire.
"Très bien!" dit-il en jetant une enveloppe sur la table. "J'ai reçu cela hier."
Je n'avais pas besoin de vérifier pour reconnaître l'écriture que j'aurais tant aimé découvrir dans ma boîte aux lettres. Les larmes me vinrent aux yeux.
Je lui sus infiniment gré de la manière rapide et froide dont il me fit un compte-rendu, sans chercher à jouir de son petit effet:
"Sophie retarde son retour. Elle a pris le prétexte d'une mauvaise grippe de l'enfant pour lui accorder des vacances. Ils reviennent de Florence où ils ont passé les Fêtes. Pour le moment, elle séjourne dans cet hôtel, près du lac Léman dont je vous ai parlé. Elle le prétend ennuyeux, mais elle pense rester là-bas jusqu'au printemps …
Un endroit charmant à l'atmosphère feutrée et propre, je ne sais pourquoi Sophie lui attribue tant de pouvoirs mélancoliques." Il eut un étrange sourire et rectifia dans une pirouette: "Sans doute à force de m'y attendre … " Il prit longuement le temps de vider son verre, cette fois-ci. "C'est à cette adresse que j'étais censé lui écrire si l'envie me prenait de connaître mon fils. Mon homme d'affaire me l'avait signifié. …"
Il nous resservit une bonne rasade.
"Je vais vous faire un aveu. J'ai laissé croire à tous que je n'avais jamais quitté l'Afrique. Mais je me suis rendu dans cet hôtel … Peu avant que des fièvres de toutes sortes n'aient raison de moi.
A cette époque de l'année, je la savais en Suisse. J'ai manqué de chance. Elle était partie quelques jours auparavant."
Son hilarité paraissait tout de même un peu forcée!
"Dans le poste où je suis resté en Afrique, personne, vous m'entendez, personne n'avait tenu plus de quatre ou cinq ans. Cette vigueur exceptionnelle, je l'ai puisée dans la haine. La haine que je portais à une femme que j'adorai toujours comme un fou." Il frissonna comme si l'ange de la mort venait de passer dans le patio et finit son verre d'un trait pour le conjurer. "Du jour où j'ai faibli, je me suis laissé aller à l'espoir, mon corps a cédé aux maladies. Je n'avais plus de cuirasse. Vous voyez comment Sophie peut me perdre le plus innocemment du monde!"
Peut-être en aurait-il dit davantage, mais au même instant, le Docteur Jefferson apparaissait sur la terrasse. D'un geste lent, il replaça l'enveloppe dans sa poche.
"C'est mon médecin qui m'a sauvé. Et les braves indigènes qui m'ont amené à temps à l'hôpital en pirogue." Cette fois il se mit à rire franchement: "Ils ont dû le faire de force. Tenez, j'ai encore la trace de leur massue à la base du cou … Aux urgences, on avait même mis la fièvre sur le compte de ma commotion. J'étais dans le cirage, je ne pouvais pas les détromper. Alice n'a soupçonné la maladie qu'à des symptômes annexes."
Elle descendait l'escalier de son pas de déesse.
"Je suis morte, " dit-elle en s'appuyant familièrement sur mon bras pour prendre le drink qu'on lui tendait. "J'ai fait des malles toute la journée. Elles partiront demain par le bateau. Je ne garde que l'essentiel.
Elle nous fit signe de nous rasseoir et se laissa tomber, elle aussi, dans un fauteuil.
"J'espère que je ne vous dérange pas, Messieurs," modula-t-elle de son accent un peu chantant. Malgré sa maîtrise, elle ne pouvait cacher ses sentiments: elle avait vu le geste de Jonathan Levent et devinait probablement le sujet de notre conversation.
Cette pauvre femme semblait maladivement jalouse. Tous les muscles de son visage se contraignaient à sourire.
"Je prendrais l'avion à la fin du mois," expliqua-t-elle. "Quand nous sommes arrivés ici, rien n'avait été fait depuis plusieurs années en matière de prévention sanitaire. Il y a encore une corvée de vaccination sur les docks. Je ne voudrais pas les laisser tomber avant que toutes les urgences soient terminées."
Le Docteur Levent la considérait d'un air bizarre où il entrait de la pitié. Elle croisa son regard, il ne lui plut pas, assurément. Elle se tourna résolument vers moi:
"Il paraît que vous trouvez mes jambes fort à votre goût, Monsieur Ségur."
Malgré moi, je guettai la réaction de son amant. Cette provocation semblait l'amuser.
"Ma foi, Madame, si on le répète, c'est que j'ai dû me laisser aller à cette confidence. Je vous prie de m'excuser si elle vous a choquée.
- Pas le moins du monde. Je suis au contraire flattée qu'un homme aussi comblé puisse encore porter attention à ma piètre personne."
Le trait était pour Jonathan Levent, j'en fus presque déçu. Elle avait une manière glacée de provoquer les hommes qui me plaisait assez. Et malgré son œil de vautour, il ne devait pas être désagréable qu'elle jette son dévolu sur vous …
Elle salua de la main un nouvel arrivant, O’Brian l'assistant qui la remplaçait, Irlandais jusqu'au bout des ongles … Celui-là avait fait médecine, par peur de devenir curé, assurément. Force me fut de rester encore quelques instants bien que la conversation qui roulait sur la régression de la Santé publique, me parut fort ennuyeuse.
Lorsque je jugeai pouvoir m'éclipser sans impolitesse, le Docteur Jefferson insista pour me raccompagner:
"Nous n'avons pas eu l'occasion de faire connaissance, Monsieur Ségur, et je regrette les circonstances qui nous ont empêché de le faire …
Je suis ici encore pour une quinzaine de jours, vous nous - et elle insista sur ce mot - feriez grand plaisir en acceptant de venir dîner, disons, la semaine prochaine, même jour, même heure … "
Je ne pouvais pas refuser, je n'en avais d'ailleurs pas vraiment l'intention.
Elle se montra charmée que j'accepte aussi vite.
Je passai une semaine d'attente fébrile. Dans un premier temps, j'espérais, moi aussi, trouver une lettre de Sophie au courrier. Rien! Peu à peu je tombais dans la neurasthénie et je me laissais accabler par des angoisses idiotes qui m'interdisaient toutes joies, y compris celles des jours d'autrefois. Je tentais maladivement d'échapper à l'obsession du corps de ma maîtresse, absente, elle me hantait encore davantage. Pourtant, ce n'était pas la première fois qu'elle quittait l'île. Je savais qu'elle reviendrait. J'avais toutes les bonnes raisons du monde de penser qu'à son retour, rien n'aurait changé dans nos relations.
Devant Armie, je faisais bonne figure. Mais je ne trompais pas son attention dévouée … Me contraignant, j'obtenais le résultat inverse: un état où comme d'habitude, je me complaisais dans le seul lien qui me rattachait à la vie.
Ce que je ressentais de plus terrible étaient ces abominables douleurs dans la poitrine chaque fois que quelqu'un ou quelque chose évoquait la présence de Sophie. Je n'avais pas l'âge de m'inquiéter, mais je me surprenais à penser aux angoisses que pouvait éprouver Jonathan Levent devant la mort. Toute sa pratique ne devait pas parvenir à le rassurer, tant le fantôme de la femme aimée peut tordre le cœur! Au propre, comme au figuré …
Ces crises devinrent presque continuelles. Seule l'idée de dîner prochainement avec mon rival m'apportait quelque répit! J'attendais donc comme une délivrance, cette soirée au dispensaire. Il était fort probable que nous ne pourrions échanger le moindre mot à propos de Sophie, cependant l'unique perspective de passer quelques heures avec Jonathan Levent me soulageait déjà. Mes rêves s'en ressentaient; s'il m'arrivait de l'y croiser, ce n'était plus désormais sous les dehors baroques d'un Sminthé des bas-fonds. Parodiant une fresque d'Orvieto que m'avait fait connaître Miss Mappel, il m'apparaissait maintenant en Prince des Démons enlevant Sophie sur son dos au-dessus d'un cadre apocalyptique qui ressemblait un peu aux souvenirs des inondations,.
D'autres nuits, plus terribles, le bruit inévitable de l'eau gouttant dans la salle d'eau alimentait mes songes. Mon rival rôdait jusque dans le cadre quotidien et rassurant de mon propre lit. Non, pas encore dans ma chambre! Plutôt dans l'atmosphère neurasthénique de ma loggia. Dans mes songes, elle se transformait inévitablement en une immense serre dont je ne cherchai même plus à m'échapper. Sophie l'attendait sur mon sofa, il lui caressait le sexe, comme elle me l'avait raconté, avec des baumes odorants fabriqués de ses propres mains dans le cendrier d'onyx où il pilait les plantes rares. Quand les onguents avaient fait leur effet, il la baisait, extrêmement lentement, presque sans bouger, avant de me l'abandonner, brûlante, avec un sourire méprisant.
En me réveillant, je songeais encore en frémissant aux confidences que Sophie m'avait arrachées sur les fantasmes de mes nuits. Elle avait bien fait puisqu'elle en avait arrêté le cours. Mais s'il m'avait été relativement facile de lui raconter les horreurs auxquelles je me livrais dans mes cauchemars, il me serait plus difficile de lui avouer dans quelles postures lascives et impudiques son amant me l'y présentait désormais, m'encourageant de la voix et du geste de la façon la plus obscène.
Chaque fois que je rencontrais le Docteur Levent, j'avais toujours besoin de quelques secondes de travail mental pour me persuader que je me trouvais bien hors de la moiteur de mes songes.
En arrivant au dispensaire, le boy me pria de l'attendre en m'introduisant au salon. L'autre soir, j'avais déjà été frappé du caractère provisoire qu'il avait gardé depuis ma première visite. Tout au plus les livres s'étaient-ils sagement alignés dans une bibliothèque assez démente qui rappelait le style italien des années de guerre.
"Vous admirez ma nouvelle acquisition?"
Il avait surgi derrière moi, comme dans mes rêves, boutonnant les derniers boutons de la chemise qu'il venait d'enfiler. Je constatai avec un espèce de mauvais orgueil enfantin qu'il avait dû courir, il était encore essoufflé.
"C'est une amie, celle dont je vous ai parlé l'autre jour qui m'a cédé ce meuble … J'étais malheureux de voir mes "trésors" à même le sol. Si un jour le sort veut que je sois amené à déménager, je vous l'offrirai, il ira parfaitement dans votre intérieur … Vous y rangerez les livres où vous apprenez la grammaire des sens."
Sans relever l'ironie, je profitai de l'allusion pour mettre la conversation sur le sujet qui m'intéressait pendant que nous étions encore seuls.
"Vous comptez vous installer chez Sophie?"
La hâte avec laquelle j'avais parlé d'elle, lui arracha un petit sourire. Mon impatience, j'étais prêt à le parier correspondait exactement à la sienne. Cette fois, il ne se déroba pas devant une question aussi directe qu'indiscrète.
"Je ne serai pas venu d'Afrique si je n'en avais pas eu l'espoir.
… A long terme," corrigea-t-il avec malice.
"Je n'ai pas refait souvent les tapisseries dans les logements que j'habitais. Quand on aime Sophie, il faut savoir partout vivre "sous la tente".
Si, comme vous le prétendez, elle prépare son fils à des changements dans sa vie, - ce que dans une certaine mesure, sa dernière lettre m'a confirmé - , autant vous prévenir, je ne suis pas décidé à jouer plus longtemps les pères absents. Cet enfant a besoin d'un foyer.
- Vous le connaissez?" demandai-je intrigué par un ton aussi péremptoire.
"Non, je ne l'ai jamais vu de ma vie.
Je crois ce que me dit sa mère … "
Ainsi, ils en étaient là! Le rouge me monta au visage. Cette révélation m'atteint de plein fouet. Comment n'avais-je pas compris, la dernière fois, le changement qui était intervenu dans son attitude. J'avais devant moi un homme heureux! Son corps même s'en trouvait transformé. Ses gestes plus larges, sa taille plus déliée révélaient à n'en point doute une confiance en soi qui n'était plus contrainte. Son ton le trahissait également:
"Vous avez reçu des nouvelles, Paul?"
La question me paraissait inutile, il devait pouvoir lire sur ma mine. Je secouai la tête.
"Et vous vous êtes tenu à vos bonnes résolutions de laisser son adresse cachée dans les tiroirs de Mademoiselle Escalai?
- Hélas!
- Vous avez bien fait. C'est vous que Sophie vise en prolongeant son absence. Pas moi, pour une fois. Le viatique que j'ai reçu tantôt suffi amplement à me faire attendre son retour avec sérénité.
Ne cédez surtout pas!
Les femmes supportent l'absence encore moins bien que nous, elles ont un malsain besoin du contact physique, ou de ce qui peut en faire office. Elles inventeraient des ruses folles pour le provoquer ou le recréer autour d'elle lorsqu'elles en sont privées … "
On entendit malheureusement alors des bruits de voix dans l'escalier.
"Elle se lassera la première. Croyez-moi," chuchota-t-il.
.../...
Extrait de Les Hôtels tristes du Lac Léman
(d'après un tableau de Bernard Mandeville) par Anne Mordred 1978/1986
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