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LE FLANEUR par MARQUES Gilbert

LE FLANEUR

LE FLÂNEUR

 

A ma fille, Marie-Adeline et à son amie, Nathalie

 

- Il ne faut rien négliger du vol des oiseaux,

disait un vieillard sur une place de village, en suivant de sa canne les rase-mottes des hirondelles.

 

Qui saurait cependant interpréter aujourd'hui, en ces temps futiles, les signes de la nature ? Il reste peut-être encore un pauvre homme perdu en quelque pays éloigné, essayant de s'adapter sans se laisser domestiquer. Toutefois, tapie comme un félin, la civilisation guette sa proie insouciante dans l'espoir de l'asservir.

 

Quelque part ailleurs, dans la montagne, deux jeunes filles rient, le visage cinglé par le vent de la course des chevaux dont l'écume trempe leurs cuisses serrées contre les flancs de l'animal. Elles ne pensent pas à demain et hier n'existe plus. Elles découvrent chaque matin le soleil comme un astre nouveau et admirent la terre avec un désir gourmand. Leur monde s'arrête à l'orée des forêts et les frontières s'effacent sous la lumière crue.

 

Au loin, dans une ville assoupie dans la chaleur moite, un inconnu essaie de démonter le mécanisme du bonheur pour le comprendre mais la torpeur l'envahit. Il n'a plus envie de travailler. Tout se mélange dans sa tête tant et si bien qu'à la fin, il ne sait plus. Las, il remet à plus tard tout ce qu'il y a quelques secondes encore paraissait urgent. Vivre en végétant au jour le jour, en se laissant sombrer dans la béatitude... Il attend que la chaleur allège sa lourde caresse et que reviennent soirs et matins pour respirer un peu de fraîcheur.

Cet été caniculaire endort les habitudes sous une chape de plomb impossible à soulever. Une soif insatiable s'est installée, tuant toute autre envie. Comme lors d'un automne précoce, les feuilles jaunissent, sèchent et s'échouent au pied des arbres sous le souffle langoureux d'un vent du Sud qui brûle plus qu'il ne rafraîchit.

 

Etrange comme la banalité peut soudainement prendre une nouvelle dimension en s'écoulant, simplement, d'une plume créatrice pour se transformer en une histoire fantastique. Pourtant, en cette période de trêve estivale où les gens pensent davantage aux plaisirs qu'au labeur, le quotidien ne s'arrête pas vraiment. Il s'assoupit. Des guerres continuent mais elles sont presque oubliées ou bien semblent tellement irréelles qu'elles prennent un air de fête, rendant les grimaces de souffrance des cadavres presque comiques. Tous les soucis s'estompent dans le refus de l'ennui et l'horreur même se pare d'une certaine fatalité repoussée au plus profond de la mémoire.

L'été, implacable et soporifique, annihile toute volonté jusqu'à devenir l'exclusivité des conversations. Les gens, le nez levé vers le ciel, scrutent le bleu immaculé à la recherche d'un improbable nuage. Beaucoup espère l'orage pour détendre une atmosphère de plus en plus électrique mais ce ne sont pas quelques rares éclairs accompagnés de coups de tonnerre essoufflés qui peuvent prétendre annoncer un déluge susceptible d'entamer l'optimisme des vacanciers. Les éventuelles gouttes de pluie parvenant à souiller le sol ressemblent plus aux larmes d'un soleil fatigué qu'aux prémices de la colère d'un quelconque dieu vengeur. Le décor s'estompe en se désarticulant dans un halo de chaleur humide.

 

Là-bas, dans la montagne, les chevaux hennissent. Les jeunes filles fredonnent une mélodie guillerette. La blonde montre le chemin. La brune suit. Un renard dérangé dans son affût, s'enfuit puis, curieux, s'arrête parfois en tournant sa tête chafouine en direction des intruses. Gibier trop gros pour lui ! Il reprend son chemin en trottinant, sa queue en panache défiant les ennemies.

 

Ailleurs, dans le village oublié écrasé sous le soleil de juillet, la canne du vieux Monsieur décrit toujours ses arabesques en suivant le vol des oiseaux. Sur le toit d'une maison, des pigeons paradent en roucoulant un incommensurable amour. Les blés sont engrangés. Les tournesols baissent leur corolle. Seule tâche verte de vie, les champs de maïs alternent avec les vastes étendues de chaume doré. Epuisées, les cigales se taisent. La campagne s'étend mollement sous les rayons semblables à des épées de feu. Le vent réveille parfois un incendie qui ajoute à la pesanteur de l'air, ses remugles de brasier. Le décor s'assombrit puis quand tout est terminé, il reste une terre noircie à l'odeur âcre. L'eau peu à peu disparaît. Ruisseaux et fleuves s'assèchent. Lacs et étangs ne sont plus que de grandes flaques sales dont la surface est crevée par la bouche avide des carpes recherchant un peu d'oxygène. Nul pourtant ne se soucie de l'imminente catastrophe. La sécheresse revient périodiquement comme un leitmotiv sans que personne ne s'en inquiète. D'année en année, leproblème devient plus aigu, plus crucial.

 

Qu'en sera-t-il plus tard si la canicule continue à sévir de cette manière ? A l'automne et au printemps, il ne pleut presque plus. L'hiver, la neige se refuse à habiller le décor de son linceul blanc. Qui peut répondre ?

Ceux qui se croient plus malins que les autres n'écoutent que leur imagination fantasque, prédisant le désert. Jadis, des civilisations entières ont disparu, victimes d'un phénomène identique. Il s'agit donc d'une probabilité quoique disent les autorités pour rassurer l'opinion. Les caprices de la nature ne se maîtrisent pas. Ils se laissent quelquefois domestiquer mais cette apparente docilité dissimule souvent une force titanesque, capable à tout moment de déclencher un cataclysme pour réduire à néant l'œuvre humaine. Pour mille coups reçus, un seul suffit. L'homme doit alors tout refaire. Cette lutte a commencé depuis la nuit des temps. L'homme ne s'avoue jamais vaincu. Avec patience et opiniâtreté, il reconstruit. Il oppose son intelligence à la brutalité. Dépassé cependant par son immense orgueil, il ne sait plus lire dans les éléments pour finir par se croire invincible. Il ne veut plus composer avec la nature. S'il acceptait pourtant de faire preuve d'un peu de modestie, l'existence pourrait devenir une fête de communion mais la sagesse appartient seulement aux enfants, aux vieillards, à quelques innocents et peut-être aussi à quelques peuples encore "naïfs et sauvages". Se vouloir les maîtres du monde relève de la fiction.

 

Les deux jeunes filles ne croient en rien de tel. Elles restent elles-mêmes avec leurs joies, leur amitié, leurs folies. Elles ne sont pas aussi insouciantes que leur jeunesse pourrait le laisser supposer. Elles désirent seulement exister sans rien changer à un univers avec lequel elles vivent en harmonie. Elles lui accordent certes de l'importance mais pas plus qu'il ne doit en avoir. Elles se fondent en lui pour profiter de ses bienfaits et se gardent de le détruire. Chacun a sa place dans le grand cirque et chacun doit la tenir. L'intégrité et l'équilibre du monde en dépendent. Elles s'enivrent de sa beauté, heureuses qu'il les accueille. Curieuses, avides de connaissances, elles l'observent, l'enjolivent, le cajolent. Elles bannissent de leur esprit les politiques imbéciles vouées au lucre et participent ainsi, sans le vouloir réellement, à la survie de l'espèce humaine. Leur combat, inégal souvent, concède cependant plus à la défense qu'à l'attaque. Elles mordent uniquement si elles sont mordues, griffent de même. Elles veulent seulement et tout simplement la paix pour vivre libres.

 

L'inconnu, au loin dans la ville endormie, penché sur son bureau, essaie toujours de comprendre. Le bonheur toutefois ne se démonte pas comme une horloge. Il se vit. L'homme le constate, le décrit, l'imagine sans pouvoir l'expliquer. L'alambic de son cerveau distille des scènes, des images dont son œil kaléidoscope saisit seulement le superficiel. Il ignore que depuis longtemps la réalité n'a plus de fond. Elle se pare d'apparences. Pareillement aux deux jeunes filles, il désire ardemment la paix et la liberté. Comme le vieillard, il voudrait pouvoir interpréter le vol des oiseaux. Il se sait pourtant prisonnier de conventions auxquelles il n'adhère pas. Il tente vainement de les rejeter, de les refuser, de les combattre parfois mais elles s'imposent à lui comme des évidences dont il faut s'accommoder. Elles l'enferment dans un carcan parce que les autres ont besoin de bornes pour ne pas se perdre dans le labyrinthe des souvenirs. Ils ne savent plus créer leurs propres limites et s'en remettent à la loi. Ils sont dévorés par l'ambition qui les déchire, les appauvrit, les tue. La convoitise et la jalousie dominent pour conduire au… POUVOIR ?

 

Quand la catastrophe survient, la société nie ses responsabilités. En vérité, l'inconnu a peur. Il aimerait une existence sereine mais il ne rencontre que des regards anxieux. Marginalisé parce qu'il prend le temps de vivre, il voudrait pouvoir tirer le signal d'alarme mais le train avance trop vite et lui chemine trop lentement. Il reste planté sur les quais de gares désertes, abandonné, faisant un dernier signe de la main pour dire adieu au passé. Seul le futur importe. Lui sait seulement vivre au présent. Il n'a plus ni mémoire ni souvenir. Il se promène dans le temps, éternel flâneur. Lui aussi espère en la paix et la liberté pour rester lui-même, pour que le vieillard continue à suivre de sa canne le vol des oiseaux lui annonçant son départ paisible, pour que les deux jeunes filles aient enfin l'espoir de pouvoir continuer à chevaucher en riant sous un soleil plus clément.

 

- Est-il encore permis de... rêver ?

 

 

Nouvelle tirée du recueil Du blues à l'âme

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