Dans ses écouteurs, Axl Rose crachait avec sa hargne habituelle les paroles de "Knocking on Heaven’s door".
Carrie écarquilla les yeux et expira par saccades en regardant son poignet gauche à peine duveteux, tatoué de dizaines d’étoiles bleues. Un vent froid glaçait l’herbe humide sous son corps frêle et fragile tout engourdi.
Tout avait commencé quelques semaines plus tôt.
Carrie, comme d’habitude, avait enfourché son VTT tout neuf, elle avait placé sur ses oreilles les écouteurs de son I-Pod et elle avait démarré en trombe, laissant derrière elle la cours de l’école envahie par les autres enfants.
Dans la poche de ses jeans, elle gardait précieusement les timbres des TMNT qu’elle avait échangés contre la collection complète des Batman. Les TMNT, Teenage Mutant Ninja Turtle, les tortues Ninjas, qu’elle affectionnait tout particulièrement.
Les timbres, une toute nouvelle mode !
C’était de belles petites images de papier glacé, des décalcomanies que les jeunes s’amusaient à collectionner et à coller partout. Les Batman, Pixtar, TMNT et autres super héros avaient vu leur portrait se propager partout comme une fièvre bubonique implacable.
Carrie Dukikof avait 10 ans, et comme tous les enfants de 10 ans, elle aimait rêver et collectionner "les timbres". À l'instar de La génération précédente qui collectionnait les Flippos, celle d'aujourd'hui accumulait les fameux timbres.
Les timbres faisaient l’objet de véritables convoitises. Certains marchandaient, échangeaient et discutaient ferme pour obtenir ceux-là qu’ils n’avaient pas encore, les timbres, en l’espace de quelques mois, étaient devenus une mode, un commerce très florissant, qui entre autres animait toutes les cours de récréation.
Carrie était une enfant, et comme tous les enfants, elle était vulnérable et fragile et bien entendu les timbres devinrent pour elle, une véritable passion.
Elle avait commencé par accumuler les timbres de Barbie qu’elle échangea avec ses amies, puis elle les troqua contre la collection des Batman.
Les Batman ! Tout un programme !
Les Batman étaient des timbres ordinaires, ni plus beaux ni plus laids que les Barbie, avec la seule différence que les Batman étaient plutôt réservés aux garçons.
Mais Carrie n’avait pas froid aux yeux, et à 10 ans, les garçons ne représentaient pour elle qu’une race de cons dégénérés qui se laissaient avoir à chaque fois.
Sous le regard inquiet et réprobateur de ses copines, elle s’était approchée d’un groupe de jeunes gens, des grands, ceux-là qui avaient 15 ans.
- Salut ! avait-elle dit en bousculant un élève assez corpulent.
- Salut. Qu’est-ce que tu veux ?
- J’échange mes Barbie contre la collection complète des Batman ! osa-t-elle lâcher sans la moindre émotion.
Les garçons avaient ri, ils s’étaient moqué d’elle et lui avaient conseillé d’aller jouer plus loin, dans la cours des petits.
Le grand David était là, appuyé contre le mur, une cigarette coincée au coin des lèvres, une mèche de cheveux gras pendouillant devant son regard noir étincelé d'un piercing gore – une sorte d'épée – qui lui transperçait par trois fois l'arcade sourcilière.
- Montre ! il l’avait rappelée.
- Je les ai tous, il y en a trente deux ! Carrie avait ouvert son petit sac de toile et elle avait étalé les timbres dans la paume de ses mains.
- C’est les Batman que tu cherches ?
- Oui, tous les Batman !
- Ca sera ta collection de Barbie et ta gourmette ! souffla David en expirant la fumée de sa Marlboro.
- Ma gourmette ? Mais, ... c’est de l’or !
- C’est à prendre ou à laisser, demain au plus tard ou jamais ! David avait fait demi-tour et il avait plaisanté avec d’autres garçons de son âge.
La gourmette en or de Carrie était le seul souvenir qu’elle possédait de sa grand-mère décédée deux ans plus tôt, c’était une belle gourmette, à maillons plats et magnifiquement ciselés, mais Carrie s’en moquait éperdument, Mamy Maggie n’avait jamais été quelqu’un de fort agréable avec elle et puis, elle avait tellement envie de ces timbres Batman, qu’elle aurait fait n’importe quoi pour les obtenir.
Le lendemain, elle échangea ses Barbie et la gourmette contre les Batman.
Batman, Robin, la Batmobile, le Batboat, tous, elle les avait tous !
La vie était belle et formidable, Carrie était heureuse, et si ses parents s’étaient aperçus qu’elle n’avait plus la gourmette de Mamy Maggie, elle leur aurait inventé qu’elle l’avait perdue. Les grands savaient que ça pouvait arriver !
Les lapis-lazuli n’arrivèrent que la semaine suivante.
- Carrie ? Le grand David avait abandonné les grands pour s’approcher de Carrie.
- Oui, quoi ? elle avait enlevé ses écouteurs pour entendre ce qu’il disait.
- Des lapis-lazuli, ça t’intéresse ?
- Des quoi ?
- Lapis-lazuli, c’est tout nouveau. Regarde comme ils sont beaux ! et le grand David avait sortit discrètement hors de sa poche une série de timbres.
- On dirait des étoiles..
- Des étoiles bleues, comme des Lapis-lazuli, de petites pierres merveilleuses !
- Non, j’en veux pas, je préfère mes TMNT. Entre-temps, Carrie avait échangé ses Batman contre les TMNT.
- Attend, ne t’emballe pas, tiens, je t’en offre un ! Lequel tu veux ?
- M’en fiche, ils sont tous pareils !
- Que tu crois, laisse-moi faire, je vais te montrer. David avait retiré le dos du timbre et il l’avait appliqué sur la main de la jeune fille. 6 étoiles bleues, pareilles à un tatouage dont les reflets scintillant semblaient dégager une aura spectrale enchanteresse.
- C’est chouette ! avait-elle dit.
- Si t’en veux, tu sais où me trouver.
Ce jour là, Carrie dut rentrer chez elle, durant le cours de géographie, elle avait soudain souffert de vertiges et elle avait vomi.
- Carrie, tu tâcheras de te laver les mains correctement pour faire partir ces monstruosités ! avait dit Shelley, sa mère, en désignant les étoiles d’un bleu délavé sur sa main.
Carrie avait acquiescé d’un signe de la tête et elle avait fermé les yeux pour empêcher que tout continue de tourner autour d’elle.
...
- Alors, Carrie, tu n’es pas venue me voir ? l’avait interpellé David à la sortie de l’école.
- Non, j’y ai plus pensé.
- Des Lapis-lazuli, spéciales décalcomanies, t’en veux ?
- Contre quoi ? s’était-elle méfié.
- Pour rien, je te les offre !
Carrie savait qu’il fallait se méfier des inconnus qui offraient des cadeaux, ses parents le lui avaient répété un bon milliard de fois, mais David, elle le connaissait, et puis, des timbres, en fait, cela n’avait aucune importance.
- Allez, prends, tu peux en avoir trois ! avait insisté le garçon en rejetant en arrière la mèche folle de ses cheveux gras en bataille.
- Qu’est-ce que tu vas me demander en échange ? avait-elle encore hésité l’espace d’une seconde.
- Carrie, on est copains maintenant, je te les offre parce que je t’aime bien, c’est tout !
- Tu sais, j’ai 10 ans, je suis trop jeune-
- Allons, il n’est pas question de ça, je te les offre ainsi, sans rien te demander. Laisse-toi faire, tu verras, c’est bien mieux que tout ce que tu as aimé jusqu’à présent. Bien mieux que les "Guns" ! avait-il affirmé en montrant du doigt l'i-Pod de la fille.
- Tu n’aimes pas les "Guns" ?
- Je préfère les Lapis-lazuli !
- D’accord, mais rien qu’un alors ! et Carrie s’était servie.
Le timbre trouva place sous la pile des Batman, Carrie ne le colla pas, elle le garda précieusement pour plus tard, car elle croyait qu’elle finirait bien par l’échanger contre un autre timbre des TMNT.
Ce matin-là, Carrie et ses parents déjeunaient, c’était dimanche et ils avaient dormi assez tard.
- Tu veux du lait mon chéri ? avait demandé Shelley en s’adressant à Mell planqué derrière son journal.
- Mmm.
Shelley l’avait servi.
Carrie dévorait son bol de céréales en balançant gaiement ses jambes sous sa chaise, son sac de toile devant elle.
Sans quitter son journal des yeux, l'homme tâta au hasard pour prendre sa tasse, quand ses doigts aveugles la renversèrent.
- Mell ! fais attention bon Dieu !
- Papa, mes timbres ! paniqua Carrie en essayant de sauver sa collection de TMNT de la marée de lait qui s’écoula sur la table.
Elle se mit à hurler, à crier, à vociférer comme une malade, tout était perdu, Leonardo avait soudain perdu sont sourire ridicule, il était devenu pâle et gaufré, totalement difforme !
- Ce n’est pas grave ma chérie, je ne l’ai pas fait exprès !
- Méchant ! tu es un méchant ! elle s’était enfuie dans sa chambre et s’y était enfermée.
Mell et Shelley avaient bien tenté de lui parler au travers de la porte close, mais elle s’était contentée de pleurer à chaudes larmes. Sur son lit, elle avait étalé sa collection de timbres.
Un beau gâchis ! 13 étaient totalement abîmés, 2 autres étaient méconnaissables et 1 dernier que les autres avaient à moitié protégé, était parfaitement coupé en deux parts égales par une bande flétrie.
C’était foutu !
Le monde s’était arrêté de tourner.
Elle prit le Lapis-lazuli qui avait été épargné et elle le colla sur son bras.
6 étoiles merveilleuses !
6 étoiles fantastiques !
Des étoiles bleues.
Comme du rêve !
...
- David ? David le sournois faisait le sourd, celui qui n’entendait pas.
- David ? David, s’il te plaît !
- Ah, c’est toi, je ne t’avais pas vue !
- Tu as encore des lapis-lazuli ?
- Autant que tu en veux ma belle !
- Donne !
- Et ? David fit glisser son index contre son pouce dans un geste international que tout le monde connaissait qui signifiait "combien" ou "monnayons".
- Quoi ? il faut que je paie ?
- Je les paie moi, alors il faut s’arranger !
- Mais je n’ai pas d’argent !
- T’en veux combien ? dit-il encore d'un ton rusé.
- Tout, je veux tout !
- Là, j’en ai 17, mais demain-
- Ca suffira, donne-les moi tous !
- Je veux ton VTT !
- Mon vélo ?
- Ca sera le VTT ou rien du tout !
- Mais, que vont dire mes parents ?
- T'es vieux sont friqués, T’auras qu’à prétendre qu’on te l’a piqué, la semaine prochaine t'en recevras un tout neuf !
Carrie n’eut pas le temps de lui répondre, David lui glissa les lapis-lazuli dans la poche et il enfourcha le VTT.
Seule et désespérée, elle marcha longtemps.
Plus de vélo !
Puis comme elle était déjà en retard, elle alla se promener dans le parc, loin de tout, loin du monde.
Des étoiles bleues partout.
Carrie s’était couchée sur le gazon et elle avait collé ses timbres.
Dans ses écouteurs, Axel Rose crachait avec sa hargne habituelle les paroles de "You could be mine" pour enchaîner avec "Knocking on Heaven’s door".
Elle écarquilla les yeux et expira par saccades en regardant son poignet gauche duveteux, tatoué d’étoiles bleues. Un vent froid glaçait l’herbe humide sous son corps frêle et fragile tout engourdi.
Les petites pierres sur son bras se mirent à remuer dans les chatoiements de ses yeux innocents et embués. Des lapis-lazuli, spéciales décalcomanies formolées. Des reliefs ébréchés de labyrinthes azurés, lumineux et flamboyants, des étincelles qui erraient en arrière-plan. Au-dessus de ces saphirs fantastiques, des turquoises spectrales et de brillantes comètes fantasmagoriques l’aveuglèrent en scandant à sa tête noyée qu’une fois de plus le grand David avait eu raison tandis qu'Axl frappait aux portes du Paradis.
C’était bien mieux que les feuilletons télévisés, cent fois mieux que les cartoons du dimanche matin, mille fois mieux que les parties acharnées de Wii, un bon milliard de fois mieux que les spirales du "2-Huit" et sa double boucle, même bien mieux que les Guns !
Plus enivrant, plus fort, plus fun, vraiment super !
Le flash...
L’enfant perdit connaissance, de minuscules gouttelettes de sang suintèrent de ses narines pour venir maculer son T-shirt blanc imprimé de l’effigie d’un Axl enrubanné au regard profond et attristé.
La nuit l’engloutit, au détriment de l’heure qui s’écoulait...
...
Les cheveux défaits, la mine angoissée, Shelley se raccrochait au bras de Mell qui pleurait.
- Ce sont des timbres, des Lapis-lazuli, Spéciales Décalcomanies comme ils disent ! récita l’inspecteur de police, le regard fuyant.
- Mais, notre fille n’avait que 10 ans !
- C’est du LSD. LSD, pour Lapis-lazuli, Spéciale Décalcomanie. A forte dose, c’est une drogue mortelle ! Ce sont des timbres imprégnés de LSD, dès qu’il y a contact avec la peau, le LSD pénètre dans le sang !
- Des timbres ?
- Il y a les Piramo, les Windo Lane et les Blue Star, les Etoiles bleues, les Lapis-lazuli, spéciales décalcomanies, c’est un véritable fléau qui s’abat sur nos enfants !
Mell et Shelley restèrent muets, abattus par le chagrin immense. Entre leurs mains tremblantes, la photo souvenir de Carrie tremblotait au rythme de leur émotion...
FIN.
[Note de l'auteur:
Les Lapis-lazuli n’existent pas.
Par contre, les Piramo, les Windo Lane et les Blue Star sont des décalcomanies garnies d’étoiles de couleur (généralement dans les tons bleus) imprégnées de LSD.
Prenez garde à vos enfants !]
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