Avertissement: Il s'agit d'une version d'un texte assez ancien. La typographie et en particulier les paragraphes et les mots en Grec (symbol) ne sont pas passé à la transcription.
Je vous prie de bien vouloir m'excuser pouyr cette gêne.
“MAITRES ANCIENS”
Il existe d’excellents livres, fort savants et bien documentés, sur la peinture italienne. Il convient de
s’y reporter si l’on veut adopter une démarche de critique ou d’historien. Mais toute grille de
déchiffrement suppose, pour devenir efficace, une conversion préalable de l’esprit et de l’oeil. Si
utile que puisse paraître l’archéologie de la pensée ou “du regard”, pour dire comme Bachelard, elle
garde ses limites: celles d’une étude historique soumise à l’incomplétude de nos renseignements.
Ainsi, après avoir dévoré toute une bibliothèque, le pauvre novice ne sera guère beaucoup plus
avancé s’il cherche, à travers les études livresques, à connaître l’art de la peinture. On peut gloser
sur un chef-d’oeuvre pendant des pages et des pages sans pour cela apprendre au lecteur le secret de
la jouissance artistique.
Disséquer les techniques d’un peintre ne permet jamais de connaître le projet de l’homme qui a
tenu le pinceau, encore moins d’imaginer sa sensibilité. Et parler sur l’art revient bien souvent à ne
rien dire, puisque le secret de l’enthousiasme ne se trouve pas dans les livres, mais dans la
contemplation de l’oeuvre.
Savoir jouir d’un tableau, c’est au contraire abandonner les deux attitudes les plus répandues du
profane en face de la peinture: celle du critique, qui veut comprendre comment on a élaboré
l’oeuvre, et surtout, celle de l’historien, pour qui la représentation de la vie ne sert qu’à renseigner
sur les siècles passés.
Par “profane”, on l’a compris, nous entendons ici l’individu qui ne participe pas lui-même à la
création artistique. Cependant, ce profane, s’il n’accompagne pas le peintre dans la genèse de
l’émotion, est appelé à la partager. Individu privilégié auquel s’adresse l’artiste, celui qui “sait
voir” devient l’interlocuteur du peintre, non pas en le comprenant, mais en vivant le moment où il
ressent l’émotion que l’artiste a voulu lui transmettre.
Le héros de Maîtres Anciens (Thomas Bernhard) avait trouvé la voie, lui qui venait tous les jours
au musée s’asseoir devant la même toile depuis des années.
*
Remontons un peu à Platon qui, dans le Protagoras définit comme !"!#$%&'() !"tétragonos!(carré),
l’homme accompli, terme que les artistes ou les auteurs grecs emploient également pour l’oeuvre
arrivée à son point de perfection.
L’homme y est alors représenté dans un moment fugitif (*$+#()!" kairos:!l’occasion favorable1#:
l’instant où le canon s’oublie, où l’oeuvre se dégage de la technique, celui de la ténuité. Mais ce
moment fugitif fixé par l’artiste est créé pour correspondre à une autre opportunité privilégiée, celle
où le spectateur sera réceptif.
Nous trouvons, par exemple, dans la statuaire grecque, parallèlement à l’audace technique qui se
dégage après Polyclète, une recherche artistique qui consiste à fixer une attitude en fonction de la
position du spectateur. Ainsi, nous disent les commentateurs antiques, dans le classicisme grec,
contrairement à l’immuabilité de la sculpture égyptienne ou archaïque, la convergence des
proportions ne fonctionne que dans un moment particulier, saisi et rendu par le talent de l’artiste.
1 : Lysippe avait sculpté une allégorie de *$+#(), en équilibre instable sur une boule, très reproduite à la Renaissance.
,$+#() et -$#+) vont de pair pour Lysippe (cf. les nombreuses “Aphrodite renouant sa sandale”).
Pour intégrer le ,$+#() en dépassant le Canon, le IV° s. surtout modifiera les proportions en fonction de l’endroit où la
statue devra être placée. Cf. Euphranor, et déjà Phidias.
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Nous pouvons adopter cette analyse pour l’appliquer aux autres arts. Les musiciens ont le privilège
de pouvoir constater de leurs sens la différence entre le son juste (le joli) et l’harmonie (le beau).
Meilleur est l’instrument, plus il rend d’harmoniques, la plupart imperceptibles, mais nécessaires à
l’émotion. Sur un piano, par exemple, une note peut sembler juste à l’auditeur, mais elle ne rendra
perceptibles à l’oreille les harmoniques de la gamme chromatique que si l’instrument est
parfaitement accordé. Les harmoniques générant elles-mêmes leurs propres harmoniques, et ainsi
de suite, le son peut alors être, non plus seulement écouté, mais ressenti dans son infinitude, au-delà
de ce qu’en peut percevoir notre ouïe limitée.
Ainsi, contrairement à l’oeuvre littéraire qui se prête à une publication facile sans rien perdre de son
impact, une photographie, une reproduction et même une copie, aussi excellentes soient-elles, ne
rendront jamais les nuances d’une toile ni la patte d’un peintre. Le contact direct avec l’original
est indispensable. La différence entre une image et un chef-d'oeuvre capable de nous “prendre aux
tripes” réside dans le talent du peintre à rendre le *$+#(), le moment privilégié, et à le faire
percevoir au spectateur réceptif, ce qui se perd à la reproduction.
Les règles de composition picturale n’ont d’autre but que d’attirer, puis de guider le spectateur
dans le tableau: les ombres portées, le regard des personnages ou celui d’un portrait, “obligent” le
spectateur à se positionner par rapport à la toile. Les grandes lignes structurales, la composition
géométrique, la répartition tripartite des taches de même couleur, etc... promènent l’oeil dans la toile
pour le forcer à saisir le fil et à rencontrer l’émotion. Bref, la technique ne sert qu’à une seule
chose: saisir l’attention, ou l’admiration de l’amateur de peinture, pour le mettre en condition de
ressentir, créant ainsi dans sa propre âme l’instant fugitif d’émotion qui correspondra à celui fixé
dans la toile. Entrent alors en jeu un certain nombre de procédés poussés jusqu’à leur perfection
(tremblement des couleurs, art du contour, rapport d’or, par exemple) fournissant à une oeuvre
plastique les “harmoniques” qui permettent d’en ressentir l’infinitude.
Car “l’instant d’éternité” n’est malheureusement pas à la portée de n’importe qui dans n’importe
quelles circonstances. Un certain nombre d’oeuvres, pourtant abouties, ne nous “font rien”. Les
modes esthétiques, la futilité du regard, le goût personnel, l’inculture ou la dispersion de
l’environnement, une simple vitre grouillant de reflets parasites, peuvent empêcher toute
perméabilité entre la démarche de l’artiste et celle du spectateur le mieux intentionné. A l’inverse,
l’habitude de l’oeil à reconnaître le beau, l’éducation à la sensibilité, la concentration de l’esprit et
nos propres facultés artistiques et spéculatives restent de première importance pour connaître
l’émotion.
Diderot définissait l’artiste comme un être dont “les sentiments s’accumulent dans la poitrine, la
travaillent” et le “pressent de parler”. Et en retour, il attend du spectateur d’avoir, lui aussi, “un
organe” pour sentir.
*
Il y aurait donc, pour reprendre l’image grecque, et parodier Platon, convergence de trois *$+#(+:
celui du modèle, de son attitude, de son environnement particulier (le Beau), celui de la technique
artistique, aboutie jusqu’au ténu et qui accomplit l’art (le Bien), et celui du spectateur, c’est-à-dire
de l’honnête homme capable de concevoir - et d’éprouver - les mouvements de l'âme, bref de “conaître”
(le Bon).
Anne Mordred pour © B.C.B. MARE NOSTRVM et ARISTA
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Style : Réflexion | Par Anne Mordred | Voir tous ses textes | Visite : 591
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Commentaires :
pseudo : obsidienne
la littérature aussi subit le bouleversement de la reproduction, ton texte en est une belle preuve. Mais il conserve tout son brio pour générer une émotion bien particulière, celle du sens qui n'est pas une reconnaissance de niveau (une forme de cooptation entre gens de savoirs, avec toute l'exclusion que cela implique) mais bien une vision de l'évidence, cette évidence que la complexité des rapports humains empêche de plus en plus de voir alors que les grecs déjà nous avaient mis sur la voie... Une évidence qu'on peut nommer émotion et qui se partage si bien
pseudo : Anne Mordred
Très juste. Merci de ton commentaire.
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