Publier vos poèmes, nouvelles, histoires, pensées sur Mytexte

Extase 1 par Anne Mordred

Extase 1

Extase 1

Extrait de Chiens et Loups (Anne Mordred)

 

.../...

Elen avait été tentée de faire sa valise et de démissionner dès le soir de l’intrusion de son maître dans sa chambre. Elle ne s’y était pas résolue. Ses hésitations avaient donné le temps à une sorte de lascivité impudique de l’atteindre Molle et assouvie malgré la mortifications infligée lors de l’étrange possession orthopédique, la jeune femme, agitée de sursauts de révolte, bien vains au demeurant, oscilla tout le week end entre stupeur et langueur.

Dans ces égarements, elle se sentait livrée à l’avance aux turpitudes les plus singulières. L’attirance dévastatrice emprunta les voies préparées pour sa résistance. Peu à peu, les fantasmes qu’elle supposait à son oppresseur devinrent les siens propres. En partant à La Houssaie, elle était déjà empoisonnée par une soumission pernicieuse. L’épisode du garde lui sembla d’une logique imperturbable. Puisque son maître trouvait bon d’exiger de sa gouvernante ce dont elle aurait rougi quelques jours auparavant, rien ne lui parut plus légitime que la scène à laquelle il la contraignit!

Au restaurant: les aveux tremblaient sur les lèvres de Martial, néanmoins, jamais la météorologie n’avait fait l’objet de tant d’attention de leur part … Aborder les thèmes filés de leurs discussions ordinaires, leur paraissait même trop dangereux. Comme si au moment de passer le pont, le langage eût pu évoquer ils ne savaient quel démon hostile.

Le soir, alors que la douleur lancinante de ses membres aurait dû la rendre à la conscience de son abjection, Elen s’alanguissait encore, tremblant et espérant d’un même cœur. Elle se surprit à guetter le bruit de l’ascenseur quand il monta se coucher. Etait-ce le fruit de son imagination surchauffée ou avait-il vraiment hésité sur le palier avant de regagner sa chambre? Quand le verrou de sa porte se referma sur lui, la jeune femme se retourna en gémissant dans son lit.

Elle se leva enfiévrée pour se précipiter à la fenêtre. Il n’avait pas allumé dans la pièce qui donnait sur le jardin suspendu. Il devait faire sa gymnastique. Elle attendit longtemps ainsi, dans le noir, enroulée dans les rideaux, grelottant d’anxiété ou de désir bien plus que de froid. Enfin, un rayon de lumière filtra à travers les volets, il s’éteignit aussitôt. Elen s’écroula en sanglots sur le parquet.

La pauvre domestique ne dormit guère de la nuit, ne cessant de s’agiter, la moiteur collait les draps à sa peau. L’ampleur de sa passion l’affolait, son illégitimité la transperçait de mille traits empoisonnés. Martial et Jamel se dressaient dans ses songes pour la lui reprocher. L’hypocrisie de l’un s’alimentait de la misère de l’autre. Tous deux condamnaient sa bassesse. Tous deux jouissaient de son avilissement. Tous deux, avec la même ardeur vorace, s’en délectaient tels des chiens dévorants attachés à son ventre.

Et le cher Louis, se tenait-il au seuil de la porte étroite, laissé pour compte, misérable à jamais? Elen ne pouvait l’accepter. Son tourment, plus paisible une fois le jour levé, se nourrissait de cette incertitude.

Le passage de Martial sur le pallier, le bruit de l’ascenseur, l’indifférence qu’il semblait afficher à son égard la rendirent à des angoisses plus lyriques. Lui en voulait-il encore? Avait-elle souffert à rien? Quand se déciderait-il?

Histoire de parler avec une personne sensée, elle finit par décider d’aller se confier à Céline. Mais Céline se rit de ses alarmes. Elle trouvait fort naturel le penchant d’Elen pour cette sorte de servitude qui l’avait jetée dans les bras du garde. Le paradoxal débat sur l’Eternité dont s’alimentaient les exigences de Martial comme les aspirations de Jamel, ne la surprit pas davantage. Sa consolatrice brandit ce phénomène étrange où le temps devient éternel, se diluant dans l’Amour. Les sages reproches qu’attendait la gouvernante de Maître Destremont ne vinrent jamais sur ses lèvres. Louis? elle en assura sa compagne, entraîné par le mouvement universel de l’aspiration vers l’œuf primordial où tout amour se résout, il trouverait lui aussi la voie. Sous l’influence de la sérénité exaltée de Céline, un duo panégyrique de Martial acheva leur entretien. Elle sortit le cœur plus léger. Néanmoins, précaution inhabituelle, elle s’enfuit en évitant de passer à la pharmacie. Ce manquement à la tendresse la plus élémentaire lui fit toucher du doigt le désordre de sa conduite et la rendit à ses alarmes bien avant même d’avoir atteint la rue Delors.

Surexcitée, elle ne prit pas garde à changer de trottoir devant le Mini-marcket. Le clochard qui campait là et l’assaisonnait de grivoiseries chaque fois qu’elle avait le malheur de passer à portée de sa voix, lui clama qu’il l’“enculait de toutes les manières”. Au lieu de l’agacer, cela la fit frissonner. Miséricorde! Où Martial l’entraînait-il? A quelles turpitudes?

Céleste vit du premier coup d’œil qu’un incident l’avait encore contrariée.

Il ne faut pas rentrer si tard quand vous ne prenez pas la voiture, Mademoiselle. Les rues ne sont pas sûres après 19h.”

Comble de malchance, il y avait un message de l’Etude sur son pageur. Trop tard! Louis sonna au même instant … Elen tira les doubles rideaux et se coucha sans souper. Pour plus de sûreté, cette fois-ci, elle prit un somnifère, débrancha ses lignes téléphoniques et le terminal de l’ordinateur central. Enfin elle mit des boules Quies après avoir choisi l’ouvrage le plus ardu qu’elle put trouver dans les réserves de son bookin.

Malheureusement, l’effet du médicament ne dura pas. Quand elle se réveilla, tout le monde dormait dans la maison. Une douche froide ne lui ayant pas calmé les sens, elle se mit à tourner dans sa chambre comme un fauve en cage, en proie à une furieuse envie d’appeler Martial par l’interphone. Si on le prenait par surprise, se montrerait-il traitable?

Sans doute.

Mais n’avait-il pas menacé de la congédier?

Elle dut se contraindre à la raison, en mordant son oreiller afin d’étouffer ses soupirs. Avait-il vraiment voulu lui apprendre le dégoût de la chair, ou la rendre plus vulnérable encore?

Elle était folle! Cela ne pouvait plus durer! Comment avait-elle pu se laisser trimballer pendant si longtemps par un maniaque? Cela ne lui ressemblait pas. Elle aimait les situations claires. Martial s’était engouffré dans ma vie à un moment où elle n’allait pas bien. Par l’impétuosité autoritaire de ses manières plus encore qu’avec son affabilité pernicieuse, il avait profité de son désarroi pour s’insinuer, à son insu dans les replis les plus troubles de sa conscience; ceux que d’ordinaire les individus normaux laissent prudemment hors circuit ou dont ils n’ouvrent les portes qu’avec effroi et circonspection. Son patron avait poussé tous les vantaux, investi tous les cabinets secrets. Elen, inspectant son âme, se retrouvait dans la maison des courants d’air. Un vrai film d’épouvante!

Elle gémit en se retournant dans son lit. Oh, comme Maître Destremont l’avait bien devinée! Elle bramait plus qu’elle ne soupirait … Le somptueux défilé des perversions du cœur et de la chair passait à porté de sa main. Que contenait le calice de l’extase, fange ou béatitude? De quel scalpel, le maître des lieux s’apprêtait-il encore à lui fouiller les entrailles? L’agonie et la renaissance brillaient à la pointe du poignard!

Titubante, elle se précipita décrocher l’interphone et lui poser la question. Devant la glace, sa face révulsée lui fit peur. Elle s’écroula sur le sol en sanglotant.

Du suaire, une main invisible épongea ses tempes brûlantes.

Elle se réveilla, misérable, écrampie, encore humide de ses larmes, le dessin du tapis imprimé irrémédiablement sur son vêtement de nuit. Une haleine de hyène! Le miroir ne reflétait pas une image plus rassurante avec le jour. D’immenses poches violacées entouraient ses yeux gonflés. Elle eut beau baigner son visage dans l’eau froide, les cernes de l’angoisse ne disparurent qu’à demi. Impossible de se montrer avant quelques heures … L’interphone grésilla en vain. Et ce fut en catimini qu’elle alla prendre le plateau préparé par Céleste sur le pallier.

Quand elle sortit le reposer sur la console, dans l’immense vase du vestibule, trônait un des bouquets les plus somptueux qu’elle ait vu de sa vie! Les larmes, encore. De ravissement..

                                                                                                                              .../...

 Anne Mordred - Extrait de Chien et Loups (1991/2005)

"Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur est interdite"

Style : autre | Par Anne Mordred | Voir tous ses textes | Visite : 327

Coup de cœur : 7 / Technique : 6

Commentaires :

pseudo : obsidienne

quel bel extrait, assez long pour se poser toutes les questions, assez court pour n'en pas faire un acte honteux, assez clair pour entrer dans la définition du plaisir partagé, assez incomplet pour avoir envie de lire le reste...

pseudo : clo

c'est vraimant un régal..et un plaisir de te lire merci

pseudo : Anne Mordred

Merci.