Le vent s’était mis à souffler davantage, la température descendit encore un peu plus pour approcher 0 c et Robby avait été obligé de desserrer les doigts de sa main gauche, celle-là qui était la moins forte !
Lentement, il leva le bras, tâchant de ne pas basculer, ne pas subir le mouvement d’attraction qu’exerçait le vide, il serra ses jambes autour de l’énorme poutrelle d’acier qui lui glaçait les sangs, et il remonta le col de sa veste de pyjama. La nuit n’en finissait plus, tout en bas, à des milliers de kilomètres de là - lui semblait-il -, dans un autre monde, les sirènes morbides d’une ambulance ou d’un véhicule des pompiers – seuls les gyrophares et le bitonal étaient perceptibles à cette distance -, retentirent dans le lointain. Il écouta vainement, mais ça aurait été trop beau, elles ne s’approchaient pas, bien au contraire, elles finirent par disparaître dans la confusion de la bourrasque qui lui fouettait les oreilles.
Personne ne l’avait encore remarqué et personne ne le remarquerait avant le lever du jour !
Il n’avait pas voulu se suicider, il n’avait pas eu un coup de sang et il n’avait pas non plus été pris d’une pulsion de folie pour monter là-haut ! Surtout pas ! Lui qui avait toujours souffert du vertige ! Robby avait tout simplement rêvé !
Foutu reportage ! songea l'homme en se remémorant l'émission qu'il avait suivie la veille: "Les Mohawks, ces travailleurs du ciel qui n'éprouvent aucun vertige ni aucune crainte des hauteurs".
Il avait rêvé et puis, il s’était réveillé dans cet enfer cauchemardesque, réalisant qu’il avait encore eu une crise de somnambulisme. Cependant cette fois, c’était bien plus grave, parce que justement il s’était retrouvé au beau milieu du ciel, comme suspendu dans le vide, en équilibre sur la poutrelle de cet échafaudage du building en voisin en construction.
Quand il avait repris conscience, il avait bien failli tomber, ses yeux s’étaient révulsés et il manqua de perdre connaissance. In extremis, il était parvenu à reprendre son souffle et il avait eu tout juste le réflexe de s’accroupir et de s’asseoir sur la bôme métallique. Il avait serré tant qu’il avait pu, en attendant de sortir de cet horrible guêpier, en bas, les toits des constructions semblaient défier toutes les lois des distances et de la démesure, tellement ils semblaient loin, la rue, d’ordinaire si animée, n’était plus qu’une série de minuscules points clairs, perdus dans l’obscurité.
Par un inextricable concours de circonstances, il s’était retrouvé tout en haut des poutrelles nues de cet échafaudage où l’on préparait les futures fondations et murs de ce nouvel immeuble. A 150, 200 mètres, peut-être plus encore, du sol !
Pas d’échelle, pas d’ascenseur, rien pour redescendre. Les gens qui travaillaient là, en général des indiens Mohawks précisément, étaient des spécialistes, des trompe-la-mort, des risque-tout qui n’avaient pas froid aux yeux et qui y montaient le long des poutres !
Pas froid aux yeux ! Quelle dérision ! Robby était tout d’abord resté immobile, tâchant de contrôler la panique qui lui défonçait la cage thoracique, puis, le froid justement, ce satané froid l’avait submergé et il s’était décidé à bouger.
Il avait d’abord ouvert les yeux, pour les refermer aussi vite, tellement il avait eu peur, puis, il s’était efforcé à les maintenir ouverts afin de repérer les alentours. Rien, il n’y avait rien, hormis l’inexorable vide qui semblait l’attirer impitoyablement. Finalement, Robby s’était fait glisser quelques mètres lentement, très lentement, très très lentement le long de la bôme jusqu’à la jonction avec une autre qui montait. Dans l’angle des deux poutrelles, il s’était finalement adossé et il avait agrippé solidement ses doigts meurtris par la basse température sur les rebords du métal froid.
C’était là qu’il se trouvait depuis plus d’une heure. Peut-être plus encore, il n’en avait aucune idée. Tout ce qu’il savait c’est qu’il s’était réveillé là, sur la bôme, au dessus du vide.
L'homme grelottait. Les pans de son pyjama voletaient au gré des morsures du vent. A ce train-là, il ne tiendrait jamais jusqu’au matin.
Il avait cependant eu le temps de réfléchir, et il était finalement sorti du tunnel de l’angoisse en songeant au petit matin et à la lueur du jour qui finiraient par apparaître et où il serait enfin visible pour ceux qui tendraient le cou vers les cieux.
Crier ? Cela n’aurait servi à rien. Aucun building n’était proche, pas une construction, rien ! Juste les gens dans la rue, ces extra-terrestres qui habitaient la planète Terre à des millions d’année lumière de là.
Au loin, les reflets ternes du panneau publicitaire "Coca Cola" clignotaient sur le haut de l’immeuble le plus près, à près d’un kilomètre en fait !
Quelle horreur ! Robby se mordait la langue pour ne pas céder à la peur panique qui lui bloquait la gorge et il se retenait pour ne pas pleurer, pour ne pas craquer...
Le ciel s’était mis à gronder. La pluie ? Robby aimait autant ne pas y penser. Puis, il entendit plus nettement encore cette étrange résonance qui lui revenait en échos.
Incroyable ! C’était un hélicoptère ! Sans doute un hélicoptère de la police dont le faisceau de surveillance balayait les structures de immeubles au loin.
Leur faire signe, les appeler, il fallait qu’ils le repère ! Robby se mit à crier, à hurler, il lâcha finalement sa main gauche et agita son bras, pour leur signaler sa présence. Un coup de vent violent et il eut tout juste le temps de se rattraper, de serrer encore plus et de retenir sa respiration le temps de se stabiliser.
L’hélicoptère n’avait pas approché, il était juste passé au loin, continuant sa ronde habituelle.
Robby rentrait les épaules tant qu’il pouvait, il se faisait aussi petit que possible, comme pour échapper au froid qui le paralysait, mais la situation était insupportable, et il fut persuadé qu’il ne tiendrait jamais jusqu’au matin.
Un fulgurant mal de tête le surprit et, une fois encore, il manqua de lâcher prise. Mais ses doigts résistèrent, plus question de lâcher, même pas un seul millimètre !
Il y avait encore eu à deux reprises, des sirènes qui avaient retenti, une fois même, Robby avait bien cru voir le feu bleu des pompier qui défilait à toute allure sur l’avenue en bas, et puis, il avait eu cette idée. Le panneau Coca Cola !
Bien entendu, il n’y avait pas songé plus tôt, le panneau publicitaire indiquait l’heure en tout petit.
Coca Cola, ça Robby connaissait, il avait deviné, au jugé, d’après les formes éternelles et les couleurs qu’il s’agissait de cette marque, mais l’heure ! C’était une autre paire de manches ! Robby avait bien vu qu’il y avait quelque chose comme des chiffres dans le coin droit du panneau, mais à cette distance, sans ses lunettes, il ne pouvait pas les lire ! Il avait plissé les yeux, il s’était appliqué et malgré ses efforts, il n’était pas parvenu à déchiffrer quoi que ce soit ! Impossible de lire l’heure !
Puis, comme une sorte de récompense, il entendit nettement les cloches de la Cathédrale. - Deux, trois, quatre, cinq, six coups ! avait-il compté tout haut, comme pour s’encourager. Il était 6 heures ! Dans deux petites heures, le soleil allait se lever. Tout irait mieux ensuite.
Il soupira, 2 heures, 120 minutes. Une éternité à geler là-haut, à risquer sa vie à chaque seconde qui s’égraine lentement.
Il replia ses jambes contre sa poitrine et il y enfonça sa tête. La chaleur dégagée par ses cuisses, lui réchauffa le cou et lui procura une sensation de bien-être réconfortante. Il s’endormit.
Quelques secondes, juste quelques secondes.
Tout à coup, il se réveilla en sursaut, le souffle court, apeuré et affolé. Bon Dieu, surtout ne pas dormir ! Et s’il avait de nouveau une crise ? Hein ? Et s’il tombait ?
Robby respira ! À grands coups réguliers de poumon, il inspira, expira, inspira, expira …. Bon Dieu, surtout ne pas dormir, rester éveiller et attendre, attendre, attendre et attendre encore et toujours.
Il fixa le panneau Coca Cola et il compta mentalement. Au bout d’un moment, il conclut que le panneau clignotait toutes les 15 secondes. Si bien qu’il lui suffisait d’additionner 4 apparitions du slogan pour compter une minute. 240 fois "Coca Cola" pour une heure, soit quelque 480 pour voir le jour se lever ! - Putain d’hiver ! maugréa-t-il en ne quittant plus l’écran scintillant des yeux. Le vent sembla se calmer. Ou était-ce tout simplement l’habitude qui s’installait ?
...
189 ! Robby avait déjà compté 189 "Coca Cola" quand ses yeux furent soudain attirés par un oiseau, dont l’ombre se détachait des lumières du panneau publicitaire. - C’est beau un oiseau, c’est libre un oiseau, ça n’a pas peur du vide un oiseau ! rêva-t-il tout haut et suivant l’animal évoluer dans les airs, puis disparaître dans la nuit. Il bâilla !
Ah, si seulement il avait été un oiseau !
Tout en continuant d’additionner les “flashes” Coca Cola, Robby se rappela sa dernière crise de somnambulisme.
203.
Comme tous les soirs, il s’était couché seul. Cela faisait bien longtemps qu’il était seul ! En fait, cela faisait près de 20 ans. Depuis l’époque où il avait quitté le toit paternel et qu’il avait emménagé dans cet immeuble. Dans l’immeuble là, juste en bas, sur la gauche. Le building dont il ne pouvait même pas apercevoir le toit de là où il était !
207.
Robby ne s’était jamais marié et pour cause ! Jamais, au grand jamais, il n’aurait osé déclarer à une femme qu’il était somnambule. Cette tare, parce que selon lui c’était une tare ou un défaut, cette tare était, pour lui, tout aussi inavouable que s’il avait encore fait pipi au lit ! Souvent, dans sa tête, il s’était imaginé le rire moqueur de celle qui aurait pu l'écouter lui avouer cette espèce de déficience, et à chaque fois, il s’était vu rougir et être submergé par la honte !
220.
La dernière fois remontait à pas plus tard que la semaine dernière, il s’était réveillé au beau milieu de la rue commerçante, son pyjama froissé et grand ouvert, flottant au vent froid de cette nuit hivernale où le thermomètre était descendu à 5 c degré au-dessous de zéro !
229.
Comble de l’histoire, ça avait été un policier qui l’avait réveillé et ensuite, ramené chez lui ! Robby possédait tout un dossier médical qui attestait de ses troubles et il n’avait encore jamais eu aucun mal à prouver qu’il n’était pas véritablement responsable de ces errances bizarres.
240 ! plus qu’une heure ! chuchota-t-il en grelottant.
A l’horizon, les premières lueurs de l’aube suintèrent.
242...
243...
- Deux cent quarante qua.. quoi ? Robby sursauta. Un bruit sec et surprenant, comme surgi de nulle part l’interrompit brusquement.
- Courou, courou, courou !
- Un pigeon !
Un pigeon s’était posé à quelques mètres de lui ! Il l’observa. L’oiseau roulait des yeux et semblait craindre quelque chose. Puis, celui-ci se mit à sautiller gaiement et il se pencha dans le vide pour tout à coup faire comme s’il s’aiguisait le bec sur les rebords de la poutrelle.
L'homme sourit. C’était comique. A une vitesse folle, le pigeon frappait le métal en se tortillant la tête, tantôt à droite, tantôt à gauche, tout à fait comme s’il était pressé en disant non.
Robby n’avait jamais pris la peine de faire attention aux pigeons qui, tous les matins, partout dans le parc juste en bas, se réunissaient par milliers ! Une nouvelle fois, il trouva l’animal beau et sympathique.
- C’est beau la vie ! soupira-t-il en resserrant encore ses doigts un peu plus fort pour ne pas tomber. Bruyamment, il éternua et le pigeon s’envola dans un battement d’ailes fracassant.
Avec tout ça, il avait perdu le fil de son compte à rebours mais cela n’avait plus réellement d’importance, maintenant, le jour n’allait plus tarder à se lever !
La circulation d’en bas, vu le nombre phares allumés, avait considérablement augmenté et, Robby, dont les yeux étaient chargés de larmes tellement il avait froid, distinguait nettement les longues comètes de lumière qui s’effilochaient tout au long de l’avenue principale...
Les lettres Coca Cola disparurent subitement et elles se mirent à alterner avec les chiffres digitaux marquant l’heure. 7h00 !
Beaucoup plus grands, les chiffres indiquaient 7 heures ! Robby s’était à peine trompé de quelques minutes.
- Merde ! s'époumona-t-il.
- Comment n’y ai-je pas pensé ? lâcha-t-il en perdant tout espoir face aux points rouges de l’écran qui avaient encore changé et qui disaient:
SUN: 12.17
Sun ! Sunday ! Dimanche, 17 décembre! répétait-il désespérément.
Dimanche ! il avait complètement oublié qu’on était dimanche ! C’était une véritable catastrophe, le dimanche, personne ne travaillait, les ouvriers ne viendraient donc pas et les gens allaient dormir plus tard, la ville n'allait pas sortir de sa léthargie avant 10h00 au moins !
Et toujours ce froid de canard qui l’engourdissait en lui biseautant les joues !
- Dimanche ! Dimanche ! Dimanche ! se ressassait-il démoralisé en hochant négativement la tête. Jamais il ne tiendrait aussi longtemps ! Surtout que déjà, de languissantes douleurs lui torturaient tout le corps !
"Flop, flop, flop, flop, flop, flop". Le pigeon était revenu se poser. Un peu plus près cette fois, comme s’il était venu lui tenir compagnie ou comme s’il avait voulu le voir de plus près.
- Courou ! courou ! courou ! roucoula l’animal en sautillant dans sa direction.
Robby le regarda tendrement, presque heureux de rencontrer quelqu’un. Une formidable envie de vivre l’envahit aussitôt !
- Courou, courou ! Le pigeon vint plus près. - Courou, courou, il s’arrêta à quelques centimètres à peine de ses pieds nus transis de froid.
L'homme se décontracta un peu et il s’adressa au pigeon: salut toi, t’es venu me dire bonjour ?
Le pigeon recula timidement.
Machinalement, Robby remua ses orteils pour se dégourdir les pieds.
Le pigeon roulait des yeux et semblait sourire.
- Allez, n’aie pas peur, je ne te ferai aucun mal voyons !
- Courou, courou, l’oiseau se rapprocha.
Si seulement il avait pu lâcher une main, rien qu’une main ! Il aurait tant aimé caresser cet animal !
"POC !"
- Aie ! Merde ! Putain d'oiseau !
Le pigeon s’envola, pris de panique. Il venait de lui décocher un fulgurant coup de bec dans le gros orteil, ça avait été comme une pénible décharge électrique !
Robby se recolla contre la poutrelle, l’espace d’un instant; il avait tout lâché et il avait bien failli céder à l’attraction inexorable du vide...
Les premiers rayons du soleil surpassèrent le panneau Coca Cola et vinrent l’éblouir. Une douche chaleur bienfaitrice vint lui réchauffer le visage... C’était bon, cela lui faisait réellement du bien, il revivait ! Le jour se leva !
De petites volutes de condensation montèrent du sol et se dissipèrent peu à peu dans l’atmosphère, Robby était presque bien ! Encore un peu de patience et tout finirait bien par s’arrang- "FLOP, FLOP, FLOP, FLOP, FLOP". Le pigeon de tantôt revint et atterrit de nouveau sur la bôme. Robby replia immédiatement ses jambes, le plus près possible sous ses fesses. L’oiseau l’observait et il y avait toujours cette même expression rieuse dans le gris de ses yeux turbulents, une expression qui semblait dire: - coucou me revoilou !
Robby cria: - Fout le camp ! Allez ! Dégage ! Le volatile se retourna et lâcha une fiente bleuâtre qui vint pesamment tâcher la poutrelle.
- Mais fout l’camp bon Dieu ! Allez, tss ! tss ! rien à faire, le pigeon n’était plus du tout effrayé par ses cris.
Le malheureux se racla la gorge et il cracha en en tentant d’atteindre l’animal, mais il le manqua de peu ! Le pigeon se rua littéralement sur la morve et, vorace, il commença à l’ingurgiter. Il avait faim !
Les contours des choses et objets s’éclaircirent davantage et cette foi à la lueur du jour qui pointait et Robby pu clairement distinguer l’endroit où il se trouvait. Il osa regarder vers le bas.
A une dizaine de mètres, le toit du building en construction, couvert de planches et de grillages, semblait si loin ! La rue, vue d’ici, était presque inaccessible, les petits points multicolores étaient les voitures qui passaient !
- Courou, courou, courou ! le pigeon avait terminé sa “pitance”.
- Non, va-t’en, ne reste pas là ! dégage de mon territoire allez, fout moi l’ !
Robby manqua soudain de s’étouffer, juste comme l’oiseau s’envolait à nouveau, il remarqua que les poutrelles étaient maculées de fientes de pigeon. C’était lui qui était en territoire occupé, en terre ennemie. A peine eut-il songé à ce tragique détail, que déjà, le volatile était revenu; mais cette fois-ci, accompagné de deux congénères. Tous les trois se posèrent tout près de lui ! Ils attendaient à manger, ils avaient faim...
Il eut beau crier, hurler, faire des gestes brusques et menaçants avec ses pieds, tout en essayant de se maintenir parfaitement en équilibre, les pigeons ne s’affolèrent pas !
Bien au contraire ! sans doute pensèrent-ils qu’il s’agissait d’un jeu ou que l’homme les appelait pour passer à table, car ils se rapprochèrent davantage, en roucoulant et en picorant çà et là la bôme de métal.
Robby était coincé, plus moyen de reculer un peu plus. Un premier pigeon lui piqua le pied de son bec dur !
Révolté et craintif à la fois, il le repoussa violemment. Sous le choc, quelques touffes de duvet voletèrent et les trois pigeons, dans un vol coordonné, quittèrent la poutrelle.
Robby souffla. Il plissa les yeux et vit qu’il était 8:h13. Et personne encore ne l’avait repéré.
Il scruta les cieux afin de surveiller l’envol des oiseaux et, ce ne fut presque pas une surprise, il dû constater que d’autres pigeons encore étaient venus rejoindre les trois premiers. Toute une escadrille de gallinacés attendait à présent le moment propice pour se poser. Robby eut très peur !
S'ils s’y mettaient tous à la fois, il allait certes perdre l’équilibre et ce serait la chute, la fin !
Son cœur s’était mis à cogner très fort dans sa poitrine, tant et si vite qu’il ressentit nettement le sang affluer rapidement à ses tempes par saccades.
- Au secours ! au secours ! je vous en prie, aidez-moi ! hurla-t-il en vain.
Mais personne ne pouvait l’entendre, il était beaucoup trop haut.
A bout de souffle, épuisé par l'angoisse et la panique, l'homme pleura. Heureusement, l'atmosphère s'était à présent réchauffée sous les rayons d'un soleil bienfaiteur, l’homme n’avait plus aussi froid malgré le vent régulier qui sifflait toujours à cette altitude.
"Flop, flop, flop, flop !" Il leva les yeux, et il eut tout juste le temps de courber la tête. Quatre pigeons passèrent en rase-mottes et en frôlant ses cheveux. Il sentit nettement l'effet du déplacement d’air qu’ils provoquèrent en passant près de lui.
Ah si seulement il avait été un plus sportif, il aurait tenté de redescendre le long de la poutrelle verticale ! Mais hélas, il n’avait jamais pratiqué aucune activité physique et il n'avait jamais été doué d’une souplesse extraordinaire ni d’une force suffisante pour y parvenir !
Il releva la tête, ses mains se décrispèrent quelque peu. - Mais oui, bien sûr ! s’écria-t-il de vive voix. - Si j’ai réussi à monter durant mon sommeil, c’est qu’il y a un passage, une échelle, ou je ne sais quoi ! On peut être somnambule, ce n’est pas pour autant qu’on en devient sportif !
Il lâcha une main et à tâtons, il chercha l’arête de la poutrelle derrière son dos. Robby poussa sur ses jambes et il tenta de se relever. Il fixait l’autre extrémité de l’échafaudage, en se concentrant pour ne pas penser au vide, pour ne pas tomber, pour ne pas céder à la terrible attraction terrestre, qui, à cette hauteur, semblait décuplée !
Il joignit ses pieds et il se releva doucement. Les muscles de ses jambes engourdies lui firent très mal et il grimaça. La bôme, à vue d’œil, mesurait quelque 35 centimètres de large. 35 centimètres ! c’était beaucoup et très peu à la fois, surtout que les 200 mètres de vide en dessous, contrastaient terriblement avec ces 35 tout petits centimètres.
Il inspira profondément et il bloqua sa respiration; fit un premier pas. Ses doigts ne s’étaient toujours pas résolus à lâcher la poutrelle à laquelle ils s’agrippaient par réflexe.
Il s'agissait de rejoindre l’autre côté, juste à l’opposé. C’est de là qu’apparemment il était venu et c’était probablement là qu’il trouverait un moyen de redescendre !
Il expira. Il fixait toujours la poutrelle métallique d’en face et il s’obligea à desserrer les doigts.
Dans un effort surhumain que lui-même il se serait cru incapable de produire, il lâcha son autre main. La peur et l’angoisse le paralysaient. Pourtant, à peine une dizaine de mètres le séparaient du but. 10 mètres une bonne quinzaine de petits pas, l’histoire d’une petite minute, tout à son aise, sans se presser. Le panneau Coca Cola attira de nouveau son attention, puis, l’heure apparut. Robby fit un second pas. Il avait machinalement tendu ses bras à l’horizontale, comme le font les funambules pour garder l’équilibre.
Il fit un troisième pas, moins grand cette fois, car il avait subitement réalisé que la poutrelle contre laquelle il s’était adossé tantôt, était à présent trop loin pour qu’il puisse l’atteindre à nouveau au cas où il glisserait ! Cette fois, l'homme n’avait plus rien pour s’y rattacher, plus rien pour s’y retenir !
"Flop, flop, flop, flop", l’escouade des pigeons repassa en vol plané entre les poutrelles de l’échafaudage. Robby s’immobilisa et il ferma les yeux pour ne pas voir les oiseaux fondre sur lui. Seul le tout premier pigeon se posa délicatement un peu plus loin sur la bôme. Les autres continuèrent leur cercle de repérage, comme si, par une tactique bien étudiée à l’avance, ils avaient envoyé un éclaireur en reconnaissance.
- Courou, courou, courou. L’animal roucoulait nerveusement en observant l’homme qui ne bougeait plus.
Redoublant de concentration, Robby se remit en marche en tâchant de l’ignorer. Il déposa méthodiquement un pied devant l’autre.
Respectant une longue courbe, un peu plus courte à chaque passage, les pigeons tournoyaient à proximité du panneau Coca Cola pour revenir ensuite vers l'échafaudage. Sans les regarder, l'homme sut qu’ils revenaient. Il fit encore un pas !
L’oiseau sur la bôme s’était mis de côté, lui barrant la route, pour mieux le surveiller de son œil latéral qui roulait sur lui-même. Robby avança encore un peu et son pied gauche butta contre la bête. Le pigeon déploya ses ailes en reculant de quelques centimètres, mais il ne s’envola pas, obstiné et résigné à contrecarrer la progression de l’homme !
Robby baissa la tête pour le regarder, perdant de vue son point de repère. - Courou, courou, courou jacassa l’oiseau nerveusement, comme pour essayer d’intimider l’homme qui était mort de peur ! A une vitesse prodigieuse, il lui décocha un sérieux coup de bec dans le pied, à l’instant même où une nuée de pigeons passait en trombe à quelques millimètres des pans de son pyjama...
Surpris, Robby perdit finalement l’équilibre...
Dans le lointain, la cathédrale sonna 9 coups.
Ses bras se mirent à tournoyer dans le vide, comme s'ils battaient l’air. Comme si Robby allait s’envoler.
Ses doigts tentèrent en vain d’atteindre l’infini.
Tout bascula. Tout se mit à tourner.
Le sol se rapprocha...
Robby tomba...
Par chance, il s’écroula sur la poutrelle d’acier qu’il serra aussi vite de toutes ses forces pour ne pas dégringoler plus bas. Le pigeon avait simplement sautillé un peu plus loin en se retournant dans l’attente de le voir chuter ! Robby avait étouffé un cri, il avait plaqué son corps contre le métal froid et il avait enlacé la bôme dans une effroyable étreinte de peur panique.
Lentement, il avait repris son souffle et finalement, il avait rouvert les yeux et relevé la tête. Le pigeon était toujours là, à quelques millimètres de son front plissé.
Raide et immobile, l’animal l’observait avec une expression curieuse. L’heure sur le panneau d’affichage indiquait 9h10. Robby n’osait plus bouger. Il avait la nette impression que s’il remuait d’un poil, il allait tomber ! Pour de bon cette fois !
"Flop, flop, flop, flop". L’escadrille d’oiseaux refit un passage, et cette fois un autre pigeon atterrît juste derrière l’homme étendu sur la bôme. Robby sut tout de suite qu’il y en avait un derrière lui, il ne pouvait pas le voir, mais il le sentait l’épier sournoisement...
En bas, la sirène aiguë d’une ambulance teinta en échos. Robby revint à la réalité et il s’encouragea mentalement. Il tira sur ses bras et se mit à ramper lentement.
- Han ! dans une impulsion de force et de volonté extraordinaires, il glissa de quelques centimètres sur la poutre.
Sa tête butta contre le pigeon, qui riposta d’un coup de bec. Robby hurla, la douleur - pareille à une aiguille chauffé à blanc pénétrant son cuir chevelu - avait été fulgurante et manqua de le déstabiliser.
- Han ! il tira à nouveau sur ses bras et gagna du terrain. Le pigeon frappa une seconde fois en reculant au fur et à mesure.
- Han ! coup de bec !
- Han ! re-coup de bec !
L’oiseau derrière l’homme le suivait, il s’était rapproché un peu et il était soudain monté sur sa jambe gauche.
- Han ! coup de bec !
L'homme se mit à saigner légèrement. Une petite plaie dans sa tête suintait chaudement et un fin filet d’hémoglobine s’écoula de son front, suivant les méandres de sa peau et la pente de son nez...
"Flop, flop, flop, flop". Un troisième pigeon quitta la formation et atterrit sur le dos de l’homme.
- Han ! coup de bec, riposte simultanée de l’animal qui s’acharnait sur le cou du malheureux ! L’homme tressaillit et il tira une fois encore sur ses bras. - Han ! double coup de bec !
Une seconde plaie se mit à saigner dans ses cheveux. - Han ! Triple coup de bec !
Un quatrième oiseau prit appui sur la cuisse de Robby. - Han ! cette fois, de concert, tous ensemble, ils répondirent par une volée de coups de bec, comme une terrible rafale de piqûres douloureuses !
- Han !
"Flop, flop, flop, flop". Un cinquième volatile, suivi d’un sixième, puis d’un septième, un autre encore, puis un autre, un vingtième et finalement tout le groupe, vint se poser tantôt sur l’homme qui tentait d’échapper à son destin, tantôt çà et là sur la poutrelle.
- Regardez là-haut ! On dirait un type qui veut se suicider ! s’écria un homme en montrant du doigt le sommet de l’immeuble en construction.
Régulés par les efforts saccadés de Robby à chaque fois qu’il bougeait, les pigeons contre-attaquaient à ses mouvements par une salve de coups de bec violents. Le pyjama blanc et jaune de l’homme s’était empourpré de son sang qui sourdait de dizaines de blessures superficielles et oblongues.
Robby était à bout de souffle, tout était fini !. La poutre verticale se situait encore à plus de trois ou quatre tractions de bras.
Un pigeon, plus vicieux encore, se mit à lui picorer les doigts à un rythme fou. Il cria.
- Han ! une volée de coups de bec le fit hurler, il ne voyait plus rien, ses yeux étaient noyés de sang, mais il entr’aperçut cependant le regard sadique des oiseaux qui s’apprêtaient à l’attaquer encore.
Un autre pigeon s’agrippa à ses cheveux poisseux de sang et, à répétition, il se mit à lui marteler la tête. Robby lâcha une main et de rage, il frappa dans le vide. Le pigeon prit son envol majestueux, planant lentement dans le vide pour très vite remonter, pareil à un rapace qui s’apprête à fondre sur la proie ennemie qui avait envahi son territoire.
Robby vit toute sa vie défiler. Si les oiseaux se mettaient à jouer aux kamikazes, il était bel et bien perdu. Il n'allait d'ailleurs plus tenir plus très longtemps. L’oiseau disparut de son champ visuel. Les autres roucoulaient paisiblement en attendant qu’il bouge à nouveau. Quelques-uns arpentaient les épaules de l’homme, cherchant un espace vierge où ils n’avaient pas encore frappé !
"Flop, flop, flop, flop, flop". Un bruit sourd et diffus, énorme et assourdissant envahit l’atmosphère. D’autres pigeons, sans doute beaucoup plus encore que tout à l’heure, s’approchaient ! supposa Robby qui n’en pouvait plus.
"Flop, flop, flop, flop", inexorablement, le vacarme se rapprochait à grande vitesse.
"Flop, flop, flop, flop, flop", Robby serrait tant qu’il pouvait, les jointures de ses doigts s’étaient éclaircies tant la pression était forte, l’homme avait fermé les yeux, son cœur s’était emballé davantage encore, il ne pouvait pas voir ça !
"FLOP, FLOP, FLOP, FLOP, FLOP" d’un coup, tous les oiseaux s’envolèrent dans un mouvement de panique désordonné.
- Ne bougez pas, nous sommes là pour vous aider lâcha brusquement la voix sourde dans le mégaphone que brandissait le pompier dans l’hélicoptère.
Les cheveux de Robby s’ébouriffèrent en même temps que l’engin arrivait à hauteur de la bôme. Robby sursauta, il n’y croyait pas !
- Par ici, tendez votre main, du clame, tendez votre main ! cria le pompier arrimé à l'échelle de corde sur laquelle il était descendu.
- Vous êtes sauf, ne craignez rien ! Nous sommes là pour vous aider !
Robby se souvint encore d’avoir tendu le bras et d’avoir senti la chaleur rassurante des gants du pompier qui lui tendait la main. Il s’évanouit peu après.
...
- Vous ne mangez plus ? interrogea l’infirmière en blanc qui était venue rechercher le plateau de Robby.
- J’ai pas très faim, merci ! répondit l’homme dont le visage portait encore les petites plaies cicatrisées laissées par les centaines de coups de bec qu’il avait reçus.
- Bha, ne vous tracassez pas, ça fera toujours bien des heureux ! ajouta-t-elle en saisissant le plateau et en montrant la fenêtre du menton, d’un geste rapide.
Robby se retourna et il observa l’extérieur où le soleil enluminait l’atmosphère. Des centaines de pigeons se confondaient dans les nuages.
La porte se referma.
- Infirmière ! Infirmière ! Robby s'était redressé d'un bond dans son lit de malade.
- Oui ?
- Tous comptes faits, laissez-moi le plateau, j’ai soudain une terrible envie de terminer mes tartines ! ordonna-t-il.
- Comme vous voudrez Monsieur !
Elle reposa le plateau et s’en alla.
Robby termina son repas en souriant, malgré les douleurs à son estomac, et en regardant les oiseaux tournoyer en vain dans le ciel, à la recherche d’une quelconque nourriture, soudain il se mit à rire, d'un rire sadique, sournois et vengeur ...
FIN.
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Style : Nouvelle | Par tehel | Voir tous ses textes | Visite : 480
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