Je l'ai accompagné ce dimanche après-midi, quelque part en Normandie, où sa mère Hélène l'attendait comme souvent le dimanche, mais elle croit que c'est tous les jours dimanche.
Elle est installée dans cette jolie résidence de retraite, pourvue d'un grand jardin aux couleurs vives et fraîches. Ses grands arbres aux troncs lisses ou rugueux, ses fleurs ordorantes, colorées, la fontaine, son mouvement d'eau, sa vertu rafraîchissante invitent à la sérénité, à la relaxation. Ce jardin rappelle le paysage de l'enfance, qui reste mémorisé et constitue un point d'ancrage et d'équilibre à ces personnes atteintes de troubles apparents à la mémoire. Quelques personnes marchent doucement, soutenues par leurs proches et vont s'asseoir sur de jolis bancs blancs. D'autres, les mains crispées sur la rampe du déambulateur, avancent à petits pas. Chacun de leurs petits pas est récompensé d'une couleur, d'un parfum, d'un émerveillement, à droite, puis à gauche.
Une allée plate, cimentée, sans risque de chute, à l'ombre d'un grand chêne, mène à la résidence. Je souris à cette vieille dame que je croise dans l'entrée. Elle me sourit aussi. Petite, mince, les cheveux courts d'un blond pas très clair, frisés, tout mélangés, emmêlés, donnent à son visage, un air éclatant malgré les yeux sombres. Elle est pâle, très blanche. Je me perds dans la contemplation de ce visage. D'un air agacé, et l'air de me connaître, elle me demande si j'ai pensé à lui envoyer du pain d'épice. Elle me fixe maintenant, cligne des paupières, cela fait enfantin. J'ai envie de déposer un baiser sur cet oeil gauche, s'attendrissant. Puis, elle s'en retourne vers le grand salon ouvert, derrière le hall de réception, m"oubliant" là.
Nous regagnons enfin la chambre d'Hélène, d'où elle ne sort plus ou si rarement. Je rencontre pour la troisième fois, cette femme grisâtre, racornie, mais qui fût jeune, belle, lumineuse, à en juger par les photos qui tapissent les murs blancs. Assise dans un fauteuil, elle ne nous regarde pas. De temps à autre, elle picore un fruit. Ses lèvres ont conservé un assez beau dessin, malgré les rides autour. La télévision marche comme d'habitude et passe un film imbécile. Hélène regarde tout. Et même quand elle ne regarde pas, la télévision marche. Elle est ici depuis deux ans, deux ans qu'elle a presque perdu l'usage de la parole.
Durant trois heures, nous bougeons et lui parlons de tout, de rien. Son fils lui rappelle leurs vacances d'été passées chez des paysans, à la campagne. Je cherche une lueur dans son regard. Est-ce que ses souvenirs l'assaillent, lointains, perdus? Au moment de la quitter, elle agite la main et sourit. C'est l'image que j'emporte d'elle, bras levé, immobile.
En regagnant le hall de la résidence, je revois Madame pain d'épice, qui marmonne toute seule. Je m'avance pour la saluer. Elle me lance un regard soupçonneux et s'éloigne. Elle m'a déjà "oubliée".
Fragile est la mémoire quand elle nous vole notre histoire,
notre passé, nos souvenirs,
notre passé, notre avenir. Roxane
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Style : Nouvelle | Par roxane | Voir tous ses textes | Visite : 633
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Commentaires :
pseudo : clo
encore et encore roxane...! jai apprécié... CDCoeur
pseudo : clemi2310
c'est un texte peut être pessimiste, mais réaliste et profondément touchant.
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