Kern ouvrit les yeux.
Dans sa tête, ses idées mélangées hurlaient l’hallali, tout l’horizon, tailladé dans le flou, était rouge, il pensa qu’il rêvait.
Mais, comme la double cheminée d’échappement des compresseurs se mit à cracher sa fumée noire et opaque, accompagnée d’un sifflet morbide qui perçait les tympans, Kern sursauta et, les yeux exorbités, il s’efforça de se relever malgré les entraves qui lui entaillaient les poignets.
Les sièges de velours rouge de la Chevrolet étaient rabattus, les clés de contact avaient disparu et, ...
Kern manqua de s’étrangler en lâchant un cri muet et distordu à cause du bâillon qui l’étouffait.
Il roula de côté et, s’appuyant le dos contre le bas de la banquette arrière, il se redressa.
La Chevrolet était bel et bien dans l’enclave métallique de la benne, déjà, les deux pistons, pareils à des mâchoires de tyrannosaures mécaniques, se détendaient et poussaient inexorablement les étaux l’un vers l’autre !
Dans un horrible crissement qui faisait peine à entendre - un peu comme l’exécrable cris d’agonie d’une craie qui casse sur un tableau noir -, les étaux coincèrent en se rapprochant des pare-chocs de l’automobile dont la carrosserie se mit à hurler sous la distorsion aiguë.
Tout était perdu.
En 45 secondes seulement, la presse pouvait comprimer tous les types de voiture. Ses deux énormes étaux, actionnés par des compresseurs en série qui développaient chacun 450 chevaux, étaient capables de broyer n’importe quelle carrosserie pour la réduire en un ridicule cube de quelques dizaines de centimètres à peine.
Et ce n’était pas Kern qui stopperait la diabolique machinerie de l’installation; son corps, ses membres, ses os, ne résisteraient pas longtemps à la fulgurante puissance des étaux.
Dans un vacarme assourdissant, la calandre du radiateur vola en éclats ainsi que les feux arrières. Kern se tortilla, poussant en vain de toutes ses forces sur la poignée de la portière bloquée par les guides de sécurité.
Dans moins de 40 secondes, hormis les quelques gouttelettes de sangs qui allaient se mélanger à l’huile de lubrification, il ne resterait plus rien de lui !
Connard !
Tout avait été si vite !
En images subliminales, les dernières heures de sa vie défilèrent à toute vitesse.
Kern travaillait ce dimanche-là, Monkey, son patron, lui avait laissé une liste des choses pressantes à terminer avant le soir, si bien que dès son arrivée au chantier, à 8h00 du matin, Kern s’était mis à l’ouvrage.
Au volant de son petit élévateur, il avait tout d’abord déplacé plusieurs épaves de voitures vers le parc des pièces de seconde main.
Un peu avant 10 heures, il avait allumé les moteurs des compresseurs, il avait encore fait le plein de mazout et puis, il avait commencé la lessive.
La lessive, c’est ainsi qu’on appelait le fait de concasser les épaves irrécupérables des voitures accidentées.
Kern était le seul employé du cimetière pour automobiles et ce jour-là précisément, Monkey avait dû s’absenter.
C’est un peu avant 11 heures que la Chevrolet avait dévalé la pente menant à la presse.
Une Chevrolet blanche, étincelante, avec au volant ce gros connard à la tête de poisson. Ses sourcils en bataille formaient une épaisse arcade d’écailles poilues et ses gros yeux, pareils à deux jaunes d’oeufs - la couleur en moins - prêts à éclater, ressortaient horriblement de leurs orbites.
- Monsieur ! Kern avait fait celui qui n’entend rien, il avait continué de charger l’épave qu’il poussait dans la benne, quand le type lui avait fait signe d’arrêter.
Un colosse ! Kern avait coupé le moteur du petit élévateur.
- Monsieur, je ne suis pas content de ma voiture !
- C’est pas moi le patron ici, revenez demain, il vous recevra !
- La courroie patine, une des portes ne ferme pas et le coffre est bloqué
- Je ne m’occupe pas de cela Monsieur, désolé, je ne suis que l’employé ici ! s’était excusé Kern.
L’autre était monté dans la cabine de l’élévateur.
Kern l’avait repoussé, mais le gros type avait été plus rapide, il lui avait décoché un fulgurant coup de poing qui jeta un lourd voile noir devant ses yeux étourdis, si bien qu’il perdit connaissance.
D’un seul coup de poing, le type l’avait assommé !
Il avait ensuite dû le ligoter, le bâillonner et l’installer à l’arrière de la Chevrolet, qu’il avait soulevée à l’aide de l’élévateur et placée dans la presse !
Le pare-brise arrière sauta hors de son joint de caoutchouc, un enjoliveur manqua sortir des guides, mais il disparut aussi vite sous la Chevrolet, Kern se démenait comme un fou, essayant de respecter la règle logique qui lui dictait de rester au centre du véhicule pour échapper un maximum de temps à l’étreinte mortelle des étaux.
Les deux petites vitres de côté explosèrent, tandis que l’antenne radio se recroquevilla stupidement sur le toit de l’automobile
Le capot avant se tordit comme un fétu de paille, l’émail de la peinture éclata en bris constellés d’étoiles fragmentées, les portes arrières s’ajournèrent.
Le volant se mit à trembler.
Tout était perdu !
Dans un craquement affolant, l’essieu avant céda et une roue bondit par dessus le pare-brise qui s’étoila d’une traite, Kern ferma les yeux l’espace d’un instant, le temps de tirer encore plus fort sur ses poignets ligotés.
Les portières avants semblèrent rapetisser, elles se tordirent, et puis, elles formèrent un angle curieux qui donnait l’impression qu’elles se repliaient sur elles-mêmes. Celle de gauche - probablement celle-là qui ne fermait pas bien - sauta hors de ses gonds.
La toile cirée du toit se fendit et se déchira en zigzags articulés pour laisser paraître la tôle élimée de la carrosserie qui se bombait sous la pression.
Kern replia ses jambes sous lui, et malgré la douleur imparable qui lui entaillait les poignets, il ne cessa de tirer encore et encore.
Le tableau de bord sembla se rapprocher du centre de l’automobile, la plage arrière, où le gros homme avait installé un chien de carton dont la tête oscillait au rythme des trépidations de la presse, se brisa net, envoyant en l’air le pauvre animal, le dossier de la banquette se rabattit, l’étau n’était plus qu’à quelques centimètres.
Malgré tout, Kern avait de la chance.
Il y avait deux sortes de lessives que les professionnels distinguaient selon le point de rupture dit convexe ou concave.
Une première, au cours de laquelle l’épave se comprimait en un premier temps, puis, au point de rupture convexe, le toit se dilatait vers le haut et venait s’écraser contre les parois des guides; et une seconde, au point de rupture concave, lorsque le toit pliait littéralement vers l’intérieur, sectionnant carrément la voiture en deux parts presque égales.
Kern avait de la chance, car cette fois, le toit s’était plié vers l’extérieur - point de rupture convexe -, du côté des guides, sans quoi, il aurait été tué sur le coup...
Mais cela ne changeait rien grand chose finalement.
Les étaux se rapprochaient et quelques secondes encore allaient suffire à le broyer corps et âme dans cette maudite épave en miettes.
Le châssis feula et les soudures principales du véhicule éclatèrent dans un vacarme assourdissant.
La moquette de la Chevrolet sembla s’étirer en se prélassant, mais les hurlements des moteurs insatiables motivèrent davantage Kern qui parvint in extremis à dégager sa main droite.
Il eut tout juste le temps d’arracher son bâillon, la banquette arrière fut violemment projetée contre sa hanche, lui arrachant un cri de douleur inénarrable.
Il essaya de s’extirper de son étreinte, mais déjà, le levier du frein à main lui comprima la cage thoracique, la Chevrolet, triturée en tous sens, se souleva un peu et les moteurs de la presse enclenchèrent la seconde vitesse automatique.
Les étaux, sollicités au maximum de leur puissance, entamèrent l’ultime phase de compression. La lessive finale !
Kern hurla de toutes ses forces, les restes du tableau de bord vinrent le submerger, la banquette arrière, totalement disloquée et parsemée de débris métalliques et de verre, l’étouffa. Tout était presque...
Les moteurs !
Les moteurs s’étaient arrêtés !
Kern n’en croyait pas ses yeux !
La presse s’était arrêtée de fonctionner !
Il tenta de remuer, mais totalement entravé dans l’épave, il ne pouvait faire un seul geste.
Tout n’était pas pour autant fini, les étaux étaient toujours à leur place, la carrosserie fumait de toute part et une fulgurante odeur d’essence se mélangea à celle de l’huile. Kern voulut appeler, mais il n’en eut pas le temps.
Sous les décombres, par un fin rai de lumière sur sa gauche, il aperçut la tête ridicule et grotesque du gros homme complètement fou.
- Alors monsieur, on a réfléchi ?
- Vous êtes malade ? laissez-moi sortir d’ici ! expira Kern.
- Et ma garantie Monsieur ? Hein, ma garantie ? Quand on vend de la merde, faut s’attendre à recevoir de la merde en retour ! On ne me met pas en boîte, moi, Monsieur ! ironisa l’autre avant de disparaître à nouveau.
Kern tendit l’oreille, il essaya de le repérer, mais bloqué sur place, il ne put bouger d’un millimètre.
Les gaz hurlèrent dans la double cheminée et les moteurs se remirent en marche.
Les étaux patinèrent un peu, puis, inexorables, il reprirent leur lente progression vers les buttoirs de fin de course.
La dernière vitre latérale vola en éclat, les sièges avants explosèrent, la tôle arrière se fendit sur toute la largeur de l’automobile, Kern hurla lorsqu’un éclat métallique acéré lui transperça l’abdomen.
Il entendit encore les craquements des os dans sa tête juste comme ses tripes dégoulinantes vinrent maculer le velours rouge et épars.
La lessive était terminée !
7 secondes plus tard, la Chevrolet n’était plus qu’un demi mètre cube de tôle encastrée, pliée et concassée, que les bras de l’élévateur emportèrent vers un tas immense d’autres carrosseries pliées et empaquetées en colonnes rangées par tas de 6...
Jamais personne ne sut ce qui était arrivé à Kern, et le gros type à la tête de poisson ne revint jamais trouver Monkey au sujet de la garantie - pièces et main-d’œuvre -, que celui-ci avait offerte pour la Chevrolet d’occasion, et personne – surtout pas les novices – ne sut jamais la subtile différence entre les points de rupture convexe et concave ...
FIN
ref: [http://www.bonnesnouvelles.net/concoursbourbonnoisdenouvellesresultats2009.htm]
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pseudo : VIVAL33
Félicitations! ;-D
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