4. Histoire du boiteux

Cette histoire qu’on m’a caché. Et qui a émergé des fonds marins.

Car l’eau a de la mémoire.

Maître Pare, dit le boiteux, était de ses vieux Tritons qui avait permis à la communauté de parvenir à une sérénité plus constante. Il avait oeuvré pour maintenir un équilibre entre les divers Penseurs, entretenant les différences sans les exclure.

Son surnom était dû à sa queue tordue.

Oui, vous me direz qu’une nageoire défectueuse provoque tout au plus des courbes incalculables, et que, quand on n’a pas de pieds on ne boite pas...

Et bien lui: s’il avait marché, il aurait boité .

Vivant maintenant seul, en exil, sur une des trois hauteurs qui entourait la cité, à Tripodie 1, il s’était vu contraint de retourner vers son chemin Premier.

Se ressourcer et méditer.

Solitaire.

Et bougon.

Sans plus rien d’autre que son savoir, et encore, tant qu’il lui resterait de la mémoire. Car il vieillissait Pare. Et chaque jour faisait de lui, un Triton un peu plus fragile, se flétrissant. Perdant de sa spontanéité, de sa gaieté: mais avait-il un jour été joyeux?

Il semblait si âgé. Chaque nouvelle seconde le faisait s’éteindre un peu plus. Il le sentait; et pour cette raison, espérait toujours voir surgir des Abysses son héritier. On ne savait pas s’il avait un fils… 

Lui-même l’ignorait…

A Tripodie, on ne l’avait connu que célibataire; certains faisaient circuler de drôles de bruits à son sujet, affirmant qu’une queue tordue empêchait tout rapprochement avec une sirène en chair et en arrêtes, et que c’était pour cette raison que...

Vieux le Boiteux

Mais devant transmettre son savoir secret.

Attendant son Performeur.

Pour se délivrer.

Il était fin prêt à former un futur Maître, mais plus personne n’était là pour recevoir son enseignement.

Longtemps, les émules avaient cru que le vieux finirait par prendre l’un d’entre eux sous sa nageoire protectrice…

car les Tritons, si évolués soient-ils n’ont pas d’aile…

Mais il y avait eu ce jour, cette noire journée sur la place publique, cette 35^ème journée fatidique, des révélations insupportables sur Pare, des secrets percés qui l’avaient fait chuter de son piédestal, précipité dans un trou noir.

Un rift.

Une 35 ème journée où la Simulatrice Sole s’était faite accompagner par une Polémiste pour révéler le secret.

Que cachait l’encre noire du poulpe.

Et là, ils s’étaient rendus à l’évidence: le vieux fou emporterait son savoir avec lui, au sanctuaire... et il leur faudrait attendre sa mort prochaine.

La communauté patienterait.

Encore un peu.

Avant de pouvoir accéder à la totalité de ses connaissances et de s’en nourrir abondamment.

On s’était dit qu’à sa mort, il ne pourrait échapper à son destin et  à cette cérémonie qui l’attendait : la Transmetteuse (cérémonie proche de l’embaumement, où l’on mettait les viscères du cadavre à sécher, avant de les réduire en poudre, puis de les intégrer à la nourriture de la Communauté, lors du grand banquet donné en l’honneur du défunt…)

Pouah, me direz-vous, les Barbares ! Alors que nous, nous enterrons nos morts avec tant de tact, de délicatesse, attendons longuement qu’ils se décomposent et se mêlent à la terre, pour venir alimenter les légumes que nous ingurgiterons par la suite, abreuver les racines des arbres qui nous donnerons de si beaux fruits… un peu de nos morts, qui nous nourrissent chaque fois que nous mangeons…mais n’y pensons plus…

A Tripodie, on considérait qu’il ne fallait pas perdre la Connaissance et il avait été décrété (arrêté de Tripodie n° 22) qu’un Maître n’ayant pu avoir de descendance ou ayant refusé de transmettre son œuvre de son vivant subirait ce rituel (à noter chez les Tritons, chose impensable, que bon nombre des puissants vieillissaient mal, devenant progressivement si orgueilleux, cupides… ). Morts, ils n’avaient plus qu’à se taire, on extirpait la substance... et le savoir était ainsi digéré, de manière organique.

Maître Pare n’aimait pas envisager sa fin prochaine. Depuis peu, sentant ses forces vitales s’amenuiser, les cauchemars avaient commencé à le hanter.

Il rêvait. Il le voyait. Se regardait allongé dans un curieux endroit, aux eaux troubles, sur une table de sacrifice, entouré de temples pyramidaux... une lame passée sur sa peau, un couteau coupant sa chair, l’éventrant, depuis l’orifice génital jusqu’à la mâchoire inférieure, et les mains, ces mains… des mains tirant vers elles, évidant, extirpant de la fente béante les viscères gélatineuses... 

Désormais à chaque nouvelle aurore, heureux soulagé de ne pas avoir succombé à ses nuits, il priait pour qu’on mette sur sa route un disciple, voire une génitrice, oui il était fin prêt à s’accoupler avec une sirène, ..., et s’il avait un descendant on le laisserait, reposer en paix, en entier.

Mais qui désormais oserait s’aventurer, venir jusqu’à lui, sur les désolantes hauteurs de Tripodie… qui viendrait emprunter ce long chemin de l’exil ?... maintenant….