Eva et Charles Birdy totalisaient à eux deux près de 180 ans.
C’était un couple de petits vieux que tout le monde appréciait dans le modeste quartier où ils résidaient. On ne voyait jamais l’un sans l’autre, ils allaient toujours de pair, bras dessus, bras dessous, doucement, lentement, à leur rythme, en saluant chaque personne qu’ils croisaient.
Tous les dimanches, Eva et Charles Birdy se rendaient à l’église pour y assister à la messe, et après l’office, ils ne manquaient jamais de verser leur modeste quote-part aux bonnes œuvres.
On les voyait à tous les enterrements et ils ne rataient jamais un mariage, c’étaient de braves gens comme il n’y en avait plus !
Deux ou trois fois par semaine, selon les conditions atmosphériques, Eva et Charles allaient en ville. Ils partaient paisiblement, empruntant le métro jusqu'à la gare la plus proche. Quand on les voyait revenir, toujours vers la même heure, ils semblaient toujours de bonne humeur, parfois, ils revenaient avec quelques courses et toujours ils arboraient un visage rayonnant.
Cette fois-là, Eva et Charles se rendirent en ville, pour la seconde fois cette semaine-là.
Au contraire de ce que pas mal de monde supposait, Eva et Charles ne fréquentaient pas les magasins, ils n’allaient pas faire leurs courses, se balader et déambuler dans les rues commerçantes.
A chaque fois qu’ils allaient en ville, c’était pour leurs affaires.
Eva et Charles avaient étudié les parcours ferroviaires par cœur, ils connaissaient les horaires de trains sur le bout des doigts, et toutes les combinaisons de correspondances imaginables.
Ils s’arrangeaient toujours, elle, en prenant sa mine perdue, apeurée, dépourvue, et lui son air abattu, maladif, presque mourant.
Lorsqu’ils descendaient du train, ils faisaient quelques pas et repéraient toujours un petit banc dans la gare, un peu l’écart, un petit banc où seuls quelques gens honnêtes prenaient encore le temps de prendre le temps. Cette fois-là, pour ne pas changer, ils s’assirent sur un banc bleu qui leur convenait.
- C’est terrible, qu’est-ce qu’on va faire chérie ?
- J’en sais rien, c’est une catastrophe !
Une dame d’un certain âge avec un chapeau blanc était assise à l’autre extrémité du banc.
- Tu n’as plus un peu d’argent dans le fond de ton sac ?
- Non, ils m’ont tout pris, je te dis !
- C’est terrible !
- Qu’est-ce qui se passe ? demanda la dame au chapeau blanc qui n'avait pas pu ne pas écouter.
- Impeccable, pas besoin de lui adresser la parole, c’est une curieuse de nature ! se dit mentalement Charles.
- Oh madame, méfiez-vous, il y a des pickpockets dans la gare, ils nous ont tout volé !
- Quand ?
- Là, maintenant, tout de suite. Nous venons de nous en apercevoir.
- Faut prévenir la police, les guichets-
- Pas la peine, si vous saviez, ça n’en vaut pas la peine, c’était juste un peu d’argent et nos papiers !
- Vous êtes sûrs ? Vous ne voulez pas que j’y aille moi-même ?
- Non, merci, ça ira, c’est très gentil de votre part !
La dame se retourna en serrant son sac.
- Dis-moi chérie, lança Charles à voix haute pour que l’autre continue de l'entendre, comment va-t-on faire pour rentrer chez nous ?
- J’en sais rien, peut-être pourrions nous faire du stop ?
- Du stop ? Tu n’y penses pas, avec tous ces voyous et ces fous du volant !
- Pardon, excusez-moi de vous interrompre à nouveau, mais j’ai entendu ce que vous disiez, peut-être pourrai-je vous aider ?
- Vous possédez une voiture ?
- Oui en effet, et je pourrais peut-être vous reconduire jusque chez vous et-
- Oh madame, ne vous dérangez pas, nous résidons au Grand Home au pied de l’Aiguille, c’est à plus de 180 kilomètres d’ici !
La dame au chapeau se ravisa. 180 kilomètres, c’était beaucoup trop !
- Vous n’avez pas de la famille, des amis à qui téléphoner, des-
- Non, nous n’avons personne, tout le monde nous a abandonné ! se plaignit Eva en faisant semblant de pleurer dans son mouchoir pour dissimuler ses yeux.
- Ecoutez, tenez, voici un peu d’argent pour votre billet de train-
- Non, vous êtes folle, vous ne nous connaissez même pas !
- Vous êtes des gens honnêtes, ça se voit tout de suite, je vais vous donner mes coordonnées, ainsi vous pourrez me rembourser et vous, vous allez m’inscrire vos noms et adresse ici dessus, ainsi je ne risque rien ! débita-t-elle en leur tendant une feuille de papier qu’elle avait extraite de son sac. Les billets de banque, qu’elle avait tendus à Charles, avaient disparu dans la poche du long imper du vieil homme.
- C’est vraiment très gentil, heu, Madame Schovitch, Irma Schovitch, si je lis bien, hein ?
- Oui, c’est ça, mais ne vous inquiétez pas, ce n’est rien, c’est tout naturel, tout le monde en ferait autant !
- Oh non, oh non, il n’y a plus personne comme vous ! mentit Eva dont les yeux s’étaient subitement asséchés.
- Alors, voici. Là, vous avez notre nom: Dunkam Fred et Gloria, et là, c’est notre adresse exacte à l’Aiguille.
- Ca suffira pour le voyage ? demanda la dame au chapeau blanc en désignant, d’un geste du menton joint à son regard, les billets que l’homme avait empochés.
- Oui, oui, ce sera tout juste.
- Tenez, en voici encore un, au cas où vous auriez une petite faim !
- Non, écoutez, c’est trop, nous avons dîné, nous-
- Tutututut, prenez, vous me rembourserez une fois arrivés chez vous, je vous ai inscrit mon numéro de compte bancaire !
- Bon, et bien puisque vous insistez ...
- Chéri, il est temps qu’on y aille ! dit Eva, subitement très calme.
- Tu as raison, au revoir Madame Schovitch, et comptez sur nous !
- Au revoir Monsieur et Madame Dunkam, bonne chance !
Ils firent quelques pas en s’éloignant, puis, Fred, alias John, Eddy, Ben, Ludvick, André ou encore Charles, selon les circonstances, fit demi-tour.
- Heu, Madame Schovitch, au risque de passer à vos yeux pour un profiteur, je me demandais, si quelquefois, vous n’aviez pas un peu de monnaie ? Vous savez, pour l’une ou l’autre boisson dans le train ?
- Mais, bien entendu Monsieur Dunkam, voici; et ne vous tracassez plus, tout finira par s’arranger !
- Merci, au revoir Madame !
- Au revoir Monsieur Dunkam. La dame les regarda s'éloigner paisiblement, émue, une larme à l'œil, le cœur empli de fierté d'avoir pu aider un couple de petit vieux bien gentils.
Charles et Eva montèrent les escaliers jusqu’au quai et puis, ils firent le tour de l’autre côté et embarquèrent pour un autre train, pas celui qui les aurait menés à l’Aiguille, mais plutôt un autre en direction de leur domicile, grâce au parcours gratuit que leur garantissait l'ex-employeur de Charles Birdy: la Société Nationale des Chemins de fer et des transports publics.
La journée avait été bonne, ils avaient notamment essoré, comme ils disaient, quatre pigeons, dont Madame Schovitch, qui, comme les trois autres, ne reverrait jamais plus la couleur de son argent.
Eva et Charles Birdy totalisaient à eux deux, près de 5.000 arnaques. C’était un couple de petits vieux dont personne ne se méfiait dans les gares qu’ils écumaient.
Deux ou trois fois par semaine, suivant leurs besoins financiers et leurs envies de dépenses, Eva et Charles Birdy se rendaient impunément dans l’une ou l’autre gare pour y dérober de l’argent à leur manière sans violence, sans menace, simplement parce qu’ils étaient vieux et qu’ils n’avaient pas d’importance et parce que surtout, ils étaient rusés et, à force de temps, devenus hautement professionnels !
FIN
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Style : Nouvelle | Par tehel | Voir tous ses textes | Visite : 714
Coup de cœur : 10 / Technique : 7
Commentaires :
pseudo : Le gardien du phare
Excellent! Bonne trouvaille, la technique est au rendez-vous, l'intrigue est bien menée.
pseudo : BAMBE
Un bon moment passé dans cette histoire en compagnie de deux filous fort agréablement campés par votre plume.CDCoeur
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