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Déjeuner en paix par tehel

Déjeuner en paix

Nolan était là, attablé derrière son bureau minable jonché de paperasses et de notes grasses qui s’éparpillaient un peu partout en désordre. Il avait les cheveux ébouriffés - signe qu’il s’était assoupi dans son fauteuil miteux -, et le teint jaune qui trahissait une cirrhose du foie en dernier stade. Ses yeux glauques renvoyaient les lueurs blafardes et nauséeuses des néons encrassés suspendus au plafond par un simple fil de fer torsadé. L’homme écrasa sa Dunhill qui brûlait, dans le cendrier dégueulant de mégots et compara le document qu’il tenait devant lui, avec son petit agenda.

Dans un gargouillis stertoreux qui provenait des zones sinistrées de son ventre, son estomac se rappela à sa mémoire.

Nolan avait faim !

Très faim !

En réalité, cela faisait 4 jours qu’il n’avait plus rien avalé de solide !

Il s’étira et bâilla en meuglant. Stuard Nolan vivait là, dans cette pièce délabrée, sans chauffage, qu’il squattait, un peu moins de 20 mètres carrés de carrelages délavés et malpropres, avec pour tout mobilier une paillasse crasseuse, une colonne faisant office de garde-robe et une table bancale lui servant de bureau de bureau.

Nolan était un sans-ressource, un raté, un oublié, un type que la société avait rejeté, dont elle ne voulait plus, mais malgré tout, il se débrouillait pas mal.

Il se mit debout en s’appuyant sur son fauteuil manchot et se dirigea vers sa garde-robe.

Il en sortit son costume.

Un très beau costume qui lui avait coûté la peau des fesses et un sérieux régime durant plusieurs semaines.

Un costume de seconde main, mais un costume malgré tout. Une poche était totalement percée d’un trou béant, les manches étaient complètement élimées et usées et une énorme tache maculait sa chemise blanche, mais peu importait, c’était tout de même mieux que rien.

Il enfila sa chemise, noua le bout de tissus dont il se servait pour imiter une cravate et enfila son gilet. Deux boutons manquaient, mais avec la veste par dessus, personne ne le remarquerait.

Il mit sa veste. Celle-ci tombait presque bien. Un peu comme si elle avait été taillée à ses mesures.

Il enfila son pantalon, en vérifia le pli et l’attacha avec une ficelle de chanvre qu’il camoufla sous les pans de sa veste.

Sur la porte de la colonne, il avait fixé un miroir fêlé et il s’y inspecta.

De ses deux mains plaquées dans lesquelles il glaviota, il se recoiffa.

Parfait !

Il avait fière allure.

Le seul problème, c’était encore les chaussures.

Parce que là où il allait, les gens regardaient les chaussures et pratiquement rien d’autre !

Il enleva les deux monstrueuses charentaises molletonnées à carreaux criblés qu’il portait, et passa ses mocassins.

Une belle paire de mocassins !

Du 42 !

Stuard chaussait du 44, mais il n’avait pu dégoter que du 42, alors il s’en accommodait.

Une belle paire de mocassins brun clair.

La couleur n’était pas extraordinaire, elle détonnait avec son costume, mais c’était tout ce qu’il avait pu dénicher à bon marché.

Un dernier coup d’oeil au miroir et il bomba le torse en prenant la pause.

Il était prêt. Il relut son papier, grimaça en pensant à la distance qu’il avait à parcourir ainsi serré dans ses mocassins, puis, il s’en alla en claquant la porte derrière lui.

En descendant les escaliers qui menaient au rez-de-chaussée, il passa ses doigts jaunis sur ses joues hérissées des poils blancs de sa barbe. Tout était en ordre. Enfin, presque...

Le ciel était gris et chargé de nuages, d’un instant à l’autre, il allait se mettre à pleuvoir, mais peu lui importait, il se mit à marcher en tâchant de penser à autre chose qu’à ses pieds meurtris par le cuir mordant de ses souliers.

Trois kilomètres à travers les rues bondées de monde. Trois kilomètres de marche. Rien de plus salutaire !

Et toujours cet estomac qui criait famine.

Soudain, alors qu’il n’avait encore parcouru que quelques mètres, il fit mine de s’abaisser pour renouer ses lacets et ramassa discrètement un mégot de cigarette que son oeil expert avait repéré de loin. Une Marlboro, sa marque préférée. Il l’enveloppa précieusement dans son mouchoir qu’il glissa dans la poche orpheline de son veston.

C’était son jour de chance !

N’y tenant plus, à mi-chemin, il s’arrêta pour allumer sa cigarette. A la première bouffée, ses poumons saccagés rouspétèrent et provoquèrent une quinte de toux rauque et sèche, puis, Stuard reprit le contrôle de sa respiration tout en continuant d’avancer.

L’église n’était plus très loin, mais un passage rapide au Super Marché s'imposait. Il connaissait tous les Super Marchés du quartier et des environs et c'est alternativement dans l'un, puis dans l'autre et puis au suivant qu'il se rendait à chaque fois que cela était nécessaire. Vite fait il parcourut les rayons, toute sa richesse était passée dans l'unique pièce de monnaie qui lui avait permis de détacher le caddie indispensable à son anonymat, puis enfin il parcourut le rayon parfumerie. Discrètement, il prit un after-shave en ouvrit le bouchon et comme l'odeur lui parut sympathique, il s'en aspergea. Plus loin, il vaporisa généreusement son costume de déodorant et puis ressortit sans aucun achat, comme à chaque fois.

Quand il contourna l’angle de la 72ème rue, il aperçut enfin l’édifice religieux.

C’était là.

C’était là qu’avaient lieu les obsèques de Marty Random.

Ce brave Marty Random – 83 ans - qui avait eu l’ultime obligeance de crever la semaine dernière.

Une foule nombreuse s’amassait à l’entrée, Nolan s’y glissa discrètement.

Deux hommes vêtus d’une espèce d’uniforme firent descendre le cercueil sur une espèce de civière et le transportèrent à l’intérieur.

Nolan, comme tous les gens présents, se signa du signe de la croix. Il s’efforça de garder les yeux par terre.

A l’église, il fallait garder les yeux par terre.

Tandis que toute la proche famille s’était rassemblée à l’avant, Nolan s’installa dans le fond, près de la double porte d’entrée qu’on avait refermée.

Enfin, il put s’asseoir, et, machinalement, il essaya de remuer les orteils. Ses pieds le faisaient énormément souffrir, ces satanés mocassins étaient décidément trop petits.

Sur sa droite, une dame avec un chapeau grotesque plissa les narines en reniflant et lui fit songer qu’il était temps qu’un de ces jours, il pense à se laver car sans doute l'after-shave et le déodorant ne suffisaient-ils plus à camoufler les effluves nauséabonds qu'il dégageait. Puis, quand le Curé commença son oraison funèbre, Stuard ferma les yeux et tâcha de ne plus penser à rien.

L’heure de l’apéritif était proche.

...

Le tintement d'une petite cloche, signalant aux dévots qu’il fallait impérativement se lever et répéter les mots du curé, tira Nolan qui s'était assoupi de ses songes.

La femme à droite le dévisageait avec un air de dégoût et de reproche.

L’homme fit semblant de connaître les belles paroles de Dieu, il accomplit les gestes rituels et suivit le mouvement d’ensemble des gens présents, comme, à force des choses, il avait appris à le faire, machinalement, pour ne pas trahir son athéisme

Le curé brandit sa patène et les fidèles commencèrent à défiler. Stuard ne put réprimer un sourire de contentement et il suivit la file devant lui.

D’une manœuvre magistrale qu’il avait bien dû répéter des centaines de fois, il parodia le geste de déposer une pièce dans le panier en osier qu’un prêtre lui tendait, et s’empara plutôt d’un sou qui lui servirait certes plus tard. Il reçut l’hostie - l’apéritif comme il disait - et embrassa la patène avant de regagner sa place.

Personne ne l’avait remarqué !

Comme à chaque fois !

Stuard Nolan découpait scrupuleusement tous les faire-part et avis de décès qu’il trouvait, il les répertoriait, les classait et les tenait à jour.

Stuard Nolan n’était ni un dévot ni un fidèle des églises, mais plutôt un pauvre gars qui se débrouillait comme il pouvait.

La messe se termina tandis que Nolan achevait de sucer l’hostie en appréciant son goût si fade et si extraordinaire à la fois, et comme la famille du défunt s’alignait, il alla présenter ses sincères condoléances à ces gens qu’il ne connaissait pas.

- Vous repassez pour le café, hein ? interrogea systématiquement une dame.

Nolan acquiesça d’un signe oui de la tête et il s’adossa au mur à l’extérieur de l’église pour ensuite suivre la foule.

Nolan, à chaque fois qu’il en avait l’occasion, faisait pareil. Il assistait aux enterrements – qu'il triait sur le volet: morts naturelles, personnes âgées, nécrologie explicite -, tâchait de s’immiscer dans le lot de ceux qui étaient invités au traditionnel “café-sandwiches-causerie post-funéraire” et il allait s’installer tantôt chez la famille, tantôt dans un bistrot ou l’autre, pour y dévorer un maximum de nourriture afin de se sustenter et pouvoir survivre.

Ce n’était pas vraiment du vol, hormis les quelques rares pièces qu’il parvenait à dérober durant l’offrande, c’était tout simplement son truc à lui, sa combine, pour de temps en temps, déjeuner en paix et à sa faim; et cela fonctionnait très bien car l’enterrement de ce Marty Random était le 92ème auquel il participait cette année-ci...

Ce soir-là, affalé dans son misérable fauteuil miteux, Nolan parcourut la peau tendue de son ventre repu.

Il était presque bien.

 

FIN.

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