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Moments d'enfance par MARQUES Gilbert

Moments d'enfance

 

       Je me revois, enfant, jouant sur le trottoir devant la porte de l'immeuble où mes parents et moi habitions. Je me souviens, parfois, d'images de plus en plus fugitives...

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- Cette histoire se passait au mois d'août, je crois. Je faisais rouler sur le rebord de la fenêtre de la voisine, une grosse voiture violette en plastique en imitant le bruit du moteur. C'était une Aronde que je venais de recevoir de l'épicier d'en face. A cette époque, on gagnait des jouets avec des bons trouvés dans les paquets de toutes sortes de produits. Il faisait chaud. Mon père ne se sentait pas très bien. Il aimait pourtant la chaleur mais la supportait mal à cause de sa maladie. Je le surveillais du coin de l'œil tout en vérifiant que j'avais toujours, dans ma poche, la petite boîte plate renfermant le médicament que j'avais envie de goûter parce qu'il ressemblait à une tablette miniature de chocolat. Uniquement parce que je le savais vital pour lui, jamais je n'en ai croqué. Un seul carré glissé entre ses dents serrées suffisait pour le ramener à la vie quand il tombait en syncope. Ces brusques pertes de connaissance qui le prenaient au moment le plus imprévisible n'importe où, ne m'effrayaient plus depuis longtemps. Je savais ce que je devais faire en pareil cas et malgré mon jeune âge, je ne m'affolais pas. Certes, je jouais comme tous les enfants mais conscient du rôle important que m'avait dévolu la vie par l'intermédiaire de ma mère, je restais toujours aux aguets

 

Ma mère... Je ne me souviens pas d'elle dans ce tableau. Où était-elle ? Certainement au travail, comme d'ordinaire. Mon père, selon son habitude, remplissait des grilles de mots croisés, le journal plié sur ses genoux. Il était assis près de Tati, personnage mythique du quartier que tout le monde connaissait. Elle trônait sur un siège semblant minuscule sous son corps énorme. Son mari, Alfred, que j'apercevais par la fenêtre ouverte de l'appartement qu'ils occupaient au rez-de-chaussée, paraissait presque un lilliputien à ses côtés. Petit, maigre, sec, il était aussi connu qu'elle. Eboueur de son état, il parcourait tranquillement les rues au rythme des sabots du placide Percheron qui connaissait l'itinéraire de la tournée quotidienne par chœur. L'homme et le cheval formaient un couple inséparable que les gens gavaient en abondance de canons pour l'un et de carottes pour l'autre tant et si bien que sur le coup de midi, c'était le plus souvent l'animal qui ramenait l'homme à la maison que le contraire. Alfred se contentait de somnoler, les rênes lâchées sur le dos de la bête. Je le regardais avec curiosité malgré la pénombre qui régnait à l'intérieur. Il était affalé sur la table de la cuisine, la tête posée sur ses bras croisés, cuvant le litre de vin rouge pratiquement vide. Le couple Tati-Alfred était devenu une légende dont on se demandait si un humoriste de l'époque ne s'était pas inspiré pour créer deux personnages, Catinou et Jacouti. Leurs aventures grand-guignolesques paraissaient quotidiennement dans le journal local et les dialogues en patois ravissaient les auditeurs de la radio.

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Décrire ainsi pareille scène peut amener à croire l'époque idyllique. Elle était simplement différente de celle d'aujourd'hui. Plus calme, moins bruyante, moins exigeante aussi. Les gens prenaient davantage le temps de vivre mais elle n'en recelait pas moins des revers désagréables et si je me la remémore parfois avec nostalgie, je ne la regrette pas vraiment. Ainsi l'histoire suivante...

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Dans ce contexte d'après guerre où les choses se remettaient lentement et difficilement en place tout en laissant des séquelles indélébiles dans les esprits, je me rendais bien compte en voyant les autres enfants, n'être pas comme eux. Plusieurs raisons à cela.

Je ne portais pas le même nom de famille que Papa. Je n'en connus la raison que bien plus tard. Contrairement aux autres hommes, lui ne travaillait pas. Il se chargeait des tâches ménagères et domestiques que nécessitait un petit appartement de deux pièces. Je savais déjà qu'il était trop gravement malade pour pouvoir se rendre à l'usine comme avant. Son cœur n'aurait pas résisté.

 

Cela me rappelle un petit événement qui s'était produit l'été dont je viens de parler. Il m'avait beaucoup effrayé et je pense même avoir alors pleuré.

- Mon père était penché sur la table de la cuisine, entouré de journaux et de son inséparable dictionnaire qu'il feuilletait de temps à autre à la recherche d'un mot. Il avait beaucoup maigri durant son dernier séjour à l'hôpital dont il venait de rentrer. Il était encore très faible. Le poste, posé sur une étagère, diffusait en sourdine une mélopée quelconque aux tristes accents. A genoux, je jouais avec un garage que le Père Noël de l'usine où avait travaillé Papa, m'avait offert. Je poussais une Traction, cadeau de mon père, en m'inventant des histoires de gosse comme si elles

représentaient la réalité.

 

Toc... Toc... Quelqu'un frappait à la porte. Je sautai sur mes pieds et ouvris. Mon père avait à peine levé son crayon et pivoté sur sa chaise. Il attendait. Je reculai à la vue d'un gendarme planté sur le palier.

- Il est là, ton Papa ?

Il avait une voix bourrue mais la figure rougeaude d'un brave homme. Je secouai la tête pour lui répondre un petit "oui" timide. Mon père, se dressant enfin, l'invita à entrer. L'homme en uniforme pénétra dans la cuisine et tendit à mon père un papier qu'il lut attentivement. Il pâlit brusquement en protestant d'une voix enrouée :

- Mais... je ne peux pas y aller !

- Excusez-moi, Monsieur,

le gendarme paraissait embarrassé,

mais comme vous le lisez, c'est un ordre de mobilisation et vu que vous êtes officier de réserve...

Mon père s'énerva :

- Si je vous dis que je ne peux pas y aller, c'est que je ne peux pas y aller !

- Si vraiment vous ne voulez pas vous rendre à cette convocation, donnez-m'en les raisons. Là-bas, ils ont besoin de tous les hommes. Les Viets reprennent le dessus et...

- Je n'ai pas dit que ne voulais pas y aller mais que je ne pouvais pas. Je sais ce qui se passe et je comprends ce que vous me dites mais je ne suis plus bon à rien. La précédente guerre m'a détruit. Qu'est-ce qu'il

ferait là-bas d'un malade ?

Asseyez-vous un moment pendant que je vais chercher mon dossier.

 

Je suivis mon père dans la chambre. Il s'était assis sur le lit, haletant, les traits décomposés. Je courus vers la table de chevet prendre une boîte verte contenant des dragées marrons. J'en sortis deux que je tendis à mon père puis filai vers la cuisine chercher un verre d'eau. Surpris par ce soudain remue-ménage, le gendarme s'était levé et observait la scène du seuil de l'autre pièce. En passant, je le bousculai sans y prendre garde. Mon père but lentement et s'allongea, le souffle court.

Manifestement, le gendarme ne comprenait rien à la situation. Il me parut gêné. Je pris dans l'armoire le dossier jaune et le remis au représentant de la loi que je ramenai à la cuisine en fermant derrière moi la porte de communication. L'homme s'assit et prit des notes en feuilletant les papiers. Il me demanda :

- Petit, pourquoi ne m'a-t-il rien dit ?

Puis pour lui-même, il ajouta :

Il aurait dû se faire réformer.

Inquiet, il me parla à nouveau :

Si j'avais su... Dis, il est pas mort, au moins ? Où est ta Maman ? Tu crois pas qu'il vaudrait mieux appeler un docteur ?

Le pauvre homme paniquait. Il ne savait plus quoi faire. Une seule question hantait mon esprit :

- Dites, il va pas y aller à la guerre ?

- Non, mon petit, non. Ne t'inquiète pas. Tu lui diras que je prends ce

Il me remit une feuille de son carnet sur laquelle il avait griffonné quelque chose que je ne pus déchiffrer. Avant de partir, il voulut être rassuré sur l'état de mon père. Il dormait paisiblement. Il respirait mieux et son teint était redevenu normal. Je tranquillisai le gendarme :

- Il va bien. Vous savez,

lui dis-je,

ça lui arrive souvent.

Le Gendarme s'en fut sans rien ajouter. La porte refermée sur ses brodequins, je repris mes jeux sans autre émoi.

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Pourquoi cet épisode de mon enfance est-il resté gravé dans ma mémoire ? Je n'en sais encore rien aujourd'hui mais il demeure tapi dans un coin de mon grenier aux souvenirs.

 

Et me retournant sur mon passé, je suis obligé de me rendre à l'évidence : jamais en vérité, je n'ai été un petit garçon comme les autres. J'aurais certainement bien voulu mais les événements de ma jeune vie en avaient déjà décidé autrement. Je n'eus aucun copain de mon âge et si tant est que j'aurais pu en avoir, je n'aurais pas pu jouer avec eux. Il me fallait suivre mon père partout pour le surveiller. De fait, j'étais sauvage. Je me sentais bien seul, même à l'école où je travaillais bien. Mon père m'aidait, me poussait. Je le soupçonne d'avoir été un peu fier de moi et heureux de n'avoir pas perdu son temps en m'inculquant les bases des différentes

matières puisque je ne pouvais pas suivre une scolarité normale.

 

Moi, j'aimais par-dessus tout me promener avec lui, en vélo quand il n'était pas trop fatigué mais je préférais marcher à ses côtés. Il avait un pas souple que j'admirais et essayais d'imiter sans y parvenir. A cette époque comme maintenant, j'étais étourdi. Je tombais facilement ou bien me heurtais aux obstacles les plus incongrus. Ces petits accidents déclenchaient l'hilarité de mon père qui se moquait gentiment de moi tout en s'inquiétant de mes plaies et bosses. Que pouvaient cependant représenter ces douleurs bénignes face à la sienne qui le rongeait patiemment de l'intérieur en vue de le détruire ? Je ne l'ai jamais su réellement ni même pu l'imaginer même si malheureusement, je peux aujourd'hui commencer à comprendre puisque je vis le même calvaire.

 

Ces journées étaient pour moi dénuées de joie ou de désespoir. Pas question de vacance et je savais à peine ce qu'était la campagne. Je n'avais jamais vu, autre part que dans les livres, la mer et la montagne. Je ne me sentais pas malheureux pour autant. Je me contentais de ce que j'avais sans me poser de question. Peut-être était-ce parce que j'avais la certitude de ne pas pouvoir faire autrement mais je n'ai jamais été ni envieux ni jaloux des autres. Etre l'ombre salvatrice de mon père me suffisait. En réalité, je pense pouvoir avouer avoir même été... heureux.

 

Ces jours anciens représentent une part importante de ma vie dont je me souviens avec plus de tendresse que de tristesse. La ville était découpée en quartiers qui représentaient autant de petits villages accolés les uns aux autres avec leurs rivalités, leurs amis et leurs ennemis, leurs traîtres et leurs héros.

 

Pendant l'été surtout, les soirées étaient agréables, colorées, animées. Toutes les fenêtres des maisons étaient grandes ouvertes pour tenter de saisir un peu de fraîcheur. Les gens s'accoudaient aux balcons ou bien encombraient les trottoirs. Tout le monde parlait, s'interpellait, riait, vivait en un mot. Je résidais dans un quartier populaire sans trace de pauvreté mais avec une gouaille toute particulière caractéristique du Midi.

 

Cependant, quelqu'un a décidé quelque part que tout doit avoir une fin. Je me raconte alors la dernière histoire marquante de mon enfance qui me fit basculer dans l'âge adulte sans transiter par l'adolescence.

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Au début du printemps qui suivit les deux précédentes histoires, alors que les gens recommençaient à sortir de leur coquille hivernale pour profiter des premiers rayons du soleil, une ambulance s'arrêta devant la porte de l'immeuble. En haut, dans l'appartement, père gisait, inconscient. Ni moi, ni ma mère qui était là, n'avions pu le réanimer comme habituellement. La journée était illuminée par un soleil éclatant. En pareil cas, habitué à ces brusques départs décidés par le docteur appelé en urgence, je ne pleurais plus. Ma mère, invariablement, accompagnait mon père. Je restais seul avec Tati qui me gardait. ça m'embêtait parce qu'au début de chaque repas, j'avais inévitablement droit au... tapioca que je n'appréciais guère et dont je suis à jamais dégoûté mais d'un autre côté, je trouvais à cette situation quelques compensations. La plus attrayante : pouvoir acheter le dernier numéro du magazine "Bunny" que je collectionnais et qui était censé me distraire de mes inquiétudes. J'étais certes triste mais consolé. J'oubliais, un peu, d'autant que Maman m'avait promis que je pourrais aller voir Papa le dimanche suivant. Je le vis encore ce jour là malgré les religieuses qui ne voulaient pas que j'assistasse à ses derniers instants.

 

Quinze heures à la grande pendule du couloir ! Je leur échappais une nouvelle et ultime fois pour m'engouffrer dans la sinistre chambre. Je vis encore mon père alors que lui ne voyait déjà plus. Il savait cependant que j'étais près de lui. Après une lente agonie, il serra ma main dans la sienne... pour la dernière fois. Pâques était décidément une bien triste fête...

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C'était il y aura bientôt…! Les années comptent-elles vraiment ?

 

La guerre d'Indochine s'était achevée dans la débâcle et l'Algérie luttait pour son indépendance. La France enchaînait les guerres qu'elle perdait irrémédiablement. DE GAULLE accédait au pouvoir.

 

Depuis, de nombreux acteurs ont quitté la scène. La rue qui a vu se dérouler toutes les étapes de mon enfance, a changé de nom. Avec la disparition de l'ancien se sont effacés beaucoup de souvenirs. Elle ne ressemble plus tout à fait à celle qui fut la mienne. Bien des fois quand j'y passe, j'ai la désagréable impression de fouler des tombes dans lesquelles sont ensevelies des figures emblématiques oubliées à jamais. Je me demande souvent si ces gens ont réellement existé, si ces événements se sont effectivement produits. J'aimerai les avoir seulement... rêvés. ____________________________________________________________

Je me revois, enfant, jouant sur le trottoir devant la porte de l'immeuble où ma mère habite seule maintenant. Je n'appartiens plus à cette rue, à ce quartier ni même à cette ville. Je suis adulte depuis trop longtemps...

papier. C'est un certificat médical. Au cas où tu oublierais, tu lui donneras le mot que je vais lui écrire.

Nouvelle tirée du recueil Du blues à l'âme

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Style : Nouvelle | Par MARQUES Gilbert | Voir tous ses textes | Visite : 475

Coup de cœur : 8 / Technique : 8

Commentaires :

pseudo : chollet mikael

Un fond de nostalgie bien rendu sans pour autant sombrer dans le "c'était mieux avant". J'aime, peut-être parce que j'ai toujours pris les choses comme elles venaient, assumé la tristesse et le chagrin, mais réchauffé mon coeur et mes pensées par les moments de joie. Et, il y en a toujours, même dans la grisaille de la vie d'orphelin que j'ai vécue.