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LIGNE CLAIRE par tehel

LIGNE CLAIRE

Jeudi 29 février 1996,

 

La sonnerie du téléphone retentit faiblement.

Leslie avait réglé la tonalité au plus bas, afin de ne pas perturber le sommeil de sa fille: Heaven.  Le rythme saccadé du beeper électronique finit par attirer l’attention de la femme qui travaillait dans la cuisine.

Leslie courut, elle évita de justesse les jouets épars de la petite et elle décrocha le combiné.

 

Allo ? dit-elle essoufflée...

- Chérie, c’est moi !

- Andy ?  tu es déjà là ? quand es-tu arrivé ? expira-t-elle d’un ton surpris.

- Je ne suis pas encore parti, la réunion s’est prolongée plus tard que prévu et je vais seulement prendre l’avion !

- Parfait !  J’étais justement occupée de préparer ton plat préféré !

- Super !  Heaven est près de toi ?

- Oui, mais elle dort !

- Dommage, embrasse-là bien fort pour moi. Allez, je dois te laisser, la carte se termine.

- A tantôt mon chéri, je t’embrasse tendrement.  Leslie colla ses lèvres sur le haut-parleur et elle lui transmit un baiser sonore.  Tout à coup, elle se rappela qu’elle avait oublié de souhaiter un joyeux anniversaire à son mari, elle l’appela: - Andy ?  Andy tu m’entends toujours ?  mais la ligne avait été coupée, la dernière unité de temps de la carte magnétique avait expiré.

 

- Qui c’était ? interrogea Heaven qui venait de se réveiller et qui se frottait les yeux doucement.

- Papa, mon trésor ! il t’embrasse bien fort !

- Maman !  pourquoi ne me l’as-tu pas passé ? se mit à bouder l’enfant en sourcillant.

- Voyons, il était pressé, mon coeur !  Ne t’inquiète pas, il sera là ce soir !

Le visage froncé de Heaven se métamorphosa en un sublime sourire et elle hurla de joie.

 

Andy Shelton était un homme qui avait de la chance, il avait une superbe épouse qui l’aimait sincèrement et une adorable petite fille de 5 ans qui ne jurait que par lui !  Andy Shelton était un homme heureux !  La famille Shelton était une famille heureuse !

 

Il a suffi d’un orage comme il s’en produit des milliers chaque année, un stupide orage pour tout bouleverser.  L’avion qui transportait Andy ce soir-là fut frappé de plein fouet par l’éclair, les moteurs prirent feu, une aile fut arrachée et l'appareil s’écrasa, le crash...

 

Andy n’échappa pas au sort des 217 autres passagers, il mourut le jour de ses 32 ans ! et Leslie Shelton devint la plus jolie veuve du quartier et Heaven la petite fille la plus malheureuse de toutes les petites filles.

 

La vie continue !  C’est ce qu’on dit dans des cas pareils !

 

Et le temps siccatif fit son œuvre.

 

Ou presque.

 

- Allo ?  Ha c’est toi Papa !  Je suis heureuse de t’entendre !  ...  Tu me manques tu sais !  Heaven avait regardé par-dessus son épaule, elle avait vérifié que sa mère ne l’entendait pas.  - Comment ça va Papa ?  ... - Quand est-ce que tu reviens ?  ...  - Oh oui !  je suis toujours seconde de classe, juste derrière Lucy Map, ...

 

Leslie s’était adossée au mur de la cuisine et elle pleurait en silence en écoutant sa petite fille.

- C’est ça Papa, je t’embrasse bien fort !  Heaven raccrocha.  Elle se pencha pour tâcher d’apercevoir sa mère, puis, elle remisa son téléphone de plastique vert dans le bac à jouets.

Depuis des mois, la petite Heaven jouait à téléphoner à son père, depuis des mois, elle jouait à faire semblant qu’ils correspondaient ensemble !  A chaque fois qu’elle l’entendait, Leslie ne pouvait retenir les larmes qui trahissaient toujours le chagrin immense qui noyait son coeur.  Et dire qu’elle avait oublié de lui souhaiter son anniversaire !

...

- Ok !  D’accord, mais je te préviens Dan, tu sais qu’il n’est pas question que je sorte avec toi, c’est encore beaucoup trop tôt !  D’accord, comme on a dit !  Leslie avait raccroché et elle était montée de changer.  Dan Brinx l’avait encore invitée !  Cela faisait des semaines qu’il lui faisait la cour et qu’il essayait de la charmer.  Dan Brinx était veuf, sa femme avait été tuée dans un accident de voiture et depuis que Leslie était seule, elle aussi, il la harcelait de ses avances.

 

Heaven avait bien entendu.  Elle n’avait pas ouvert les yeux, elle s’était juste contentée d’écouter !  Quand sa mère referma la porte de sa chambre à l’étage, elle se précipita vers son bac à jouets et elle ressortit le téléphone vert.

 

Elle appuya deux fois sur le zéro et elle se mit à parler tout bas.  - Papa, elle va te trahir !  ...  - Si Papa, je te le jure !  Mais ?  Elle n’a pas le droit Papa !  ...  – Bon, d’accord !  Heaven avait reposé le combiné mou de plastique très léger et elle s’essuya les yeux.  Elle resta là à méditer tandis que Leslie avait tout entendu depuis le pallier.

 

Pourquoi ?  Pourquoi l’enfant réagissait-elle ainsi ? cela faisait presqu'un an que Andy avait disparu dans cet accident d’avion et cela faisait presqu'un an que Heaven n’était plus la même !

 

- Heaven ?  Leslie cria en descendant les marches pour ne pas surprendre la fillette, qui referma bien vite son coffre à jouets.

 

Heaven ?  Réveille-toi ma chérie, maman dois te demander quelque chose.

 

Heaven s’était rallongée sur le canapé et elle se força à sourire.  Elle avait déjà deviné ce que sa mère allait lui inventer.

 

- Heaven, voilà, il faut que je te parle.  Tu as 6 ans, Tu es une grande fille maintenant, et tu dois comprendre certaines choses.  Leslie passait ses doigts effilés dans la somptueuse chevelure blonde de l’enfant en la regardant droit dans les yeux.  Heaven avait encore les joues humides de larmes.

- Ce soir, Maman va sortir, elle va aller prendre un verre avec un ami, tu as le numéro de téléphone là, sur la table, en cas de problème, tu n’as qu’à appeler, je ne serai pas longue !  D’accord ?

L’enfant n’avait pas pu continuer à sourire, sa bouche s’était transformée en une grimace odieuse qui rendait son visage sévère et presque adulte.

 

- Avec qui tu sorts ? lâcha sèchement la petite fille.

- Avec un ami, je viens de te le dire.  Tu ne le connais pas, c’est juste un ami, sans plus !  Leslie souriait, mais ses yeux trahissaient son angoisse.

- Et Papa dans tout ça ? demanda la fille d’un air hautain.

- Heaven !  Je t’en prie, Papa est mort !  Pour toujours !  Il ne reviendra jamais, je n’y peux rien, toi non plus, personne n’y changera quelque chose !

- Papa m’a dit qu’il t’aimait toujours !

- Heaven je t’en prie, arrête ce jeu stupide qui ne sert qu’à nous faire du mal !

L’enfant s’était écartée de la main de sa mère et cette fois, ses yeux fulminaient.

- Heaven !  A quel âge cesseras-tu de te comporter comme une enfant ?

- Ce n’est pas un jeu Maman, tu n’as qu’à essayer, tu verras !

Folle de rage, Leslie s’était levée d’un bond, elle avait ouvert le couvercle du coffre à jouets et elle avait empoigné le téléphone vert de Heaven.  Elle avait tendu l’écouteur à son oreille et elle s’était mise à crier.

- Tu vois, tu vois, il n’y a rien là-dedans, rien du tout, c’est ton imagination qui te joue des tours, tu vis dans ton monde à toi, il n’y a rien dans ce foutu téléphone Heaven, tu entends ?  Rien ! Leslie jeta le jouet par terre avec violence et elle s’enfuit dans la salle de bains.

Heaven renifla et lentement, elle se dirigea vers le téléphone pour le ramasser.  Elle écouta sa mère pleurer dans l’autre pièce et elle reposa le jouet dans le coffre.  - Désolée Papa ! soupira-t-elle.

...

Août 1999,

 

Le ciel était bleu et tout le monde souriait !  Même Heaven !  Heaven était devenue une charmante jeune fille de 9 ans que tout le monde admirait pour ses cheveux couleur or.

 

 - On ne bouge plus !  Voilàààà !  Parfait !

 

Après la photo, les gens se mirent à applaudir et à suivre les mariés qui prenaient place dans la voiture de luxe.  Heaven regarda sa mère, elle était fière de sa mère, elle aimait beaucoup sa mère et elle était heureuse qu’elle refasse sa vie.  Ce brave Dan était très gentil avec elle !  Heaven leva les yeux et pensa subrepticement à son père qui était là-haut, avec les anges.  Elle sourit, se rappelant qu’elle jouait autrefois à faire semblant de téléphoner à son père.  Le cortège s’en alla dans un nuage de confettis et une salve d’applaudissements.

...

- Et ça, qu’est-ce qu’on en fait ?  Leslie tenait en main une poupée nue et mutilée, dont la tête avait disparu.

- On jette !

Heaven et sa mère triaient les vieux jouets.  Cela faisait bien longtemps que Heaven ne jouait plus à la poupée.  Cela faisait bien longtemps que Heaven ne jouait plus du tout !  Cela devait remonter à peu près à ce soir-là où Dan et Leslie sortirent ensemble pour la première fois, ce soir-là où Leslie avait tant pleuré !

- Ça il faut garder Heaven, plus tard, tes enfants pourront les lire ! dit gaiement Leslie en soutenant une caisse entière de livres illustrés poussiéreux qu’elle avait extraite du placard.

- Ok M’man !

Heaven classait les images adhésives, que toute petite, elle avait collectionnées.

- Oh !  Leslie ne put s’empêcher de lâcher un léger cri de surprise.  Ses mains sales avaient repêché le fameux téléphone vert.

Elle l’enfourna dans le grand sac à ordures.

- Non Maman !  Pas mon téléphone, s’il te plaît !  Heaven avait repéré son vieux jouet.  Elle le ressortit et elle sourit tendrement.  - Tu te rappelles Maman, comme j’ai été bête et cruelle avec toi ? demanda-t-elle. 

Mais non ma chérie, tu n’étais qu’une enfant, c’est tout ! les yeux de Leslie s’étaient remplis de larmes.  Elles s’embrassèrent.

- Alors mes chéries, on fait le triage ? hurla Dan depuis le bas de l’escalier

- On arrive ! répondirent-elles en choeur d’une seule voix.

Finalement, le téléphone vert fut relégué dans le dernier tiroir du dressoir de la salle à manger.  Heaven avait passé l’âge de jouer et elle était à présent bien trop grande pour retrouver son monde d’autrefois.

 

28 février, 2000, 23h15’,

 

Dan et Leslie étaient sortis.  Ils étaient allés au cinéma et ensuite, ils étaient passés dans cette taverne où ils s’étaient donné rendez-vous la toute première fois.  Dan avait beaucoup bu, mais exceptionnellement, Leslie n’avait pas rouspété. Elle s’était contentée de lui sourire tout au long de la soirée et de faire semblant de l’écouter.

Leslie avait fait semblant car ses pensées étaient ailleurs, bien loin.  Elle songeait à Andy qui aurait dû fêter ses 36 ans ce soir-là.

A chaque fois qu’elle y réfléchissait, Leslie était nostalgique et elle avait grand peine à retenir ses larmes.  Alors elle s’efforçait de détourner ses idées et à chaque fois, elle spéculait sur l’âge de Andy qui en quelque sorte n’avait que 8 ans puisqu’il était né une année bissextile !

Leslie avait été obligée de conduire elle-même car Dan était vraiment trop saoul.

Elle venait d’éteindre la petite lampe de chevet à abat-jour de velours et Dan l’avait prise dans ses bras.  Elle lui rendit son baiser.

Les doigts glacés de Dan avaient descendu la pente de sa poitrine et le souffle puant l’alcool de l’homme, s’était tout à coup accéléré...

- Arrête Dan !  Pas ce soir !

- Allez, laisse-toi faire !  J’en meurs d’envie !

- Non Dan, j’ai la migraine !

D’un coup sec, il avait rallumé la lampe de son côté du lit et il s’était assis sur le matelas.

- Quoi ?  Qu’est-ce qu’il y a ?  tu penses encore à lui hein ?  C’est ça ?

- Dan, je t’en prie !  Ne hurle pas, Heaven dort !

- Je m’en fiche !  J’en ai marre de servir de roue de secours !

Heaven n’entendait rien, elle dormait profondément et souriait aux anges qui veillaient sur elle.

- N’insiste pas Dan !  tu as bu et tu sais très bien que je déteste cela !

- C’est ça, c’est ça, je sais très bien que tu l’aime toujours, que c’est lui que tu aimeras toujours ! et moi, je suis juste bon à vous entretenir toutes les deux ! s’emporta davantage Dan qui avait tourné le dos à Leslie.

Leslie ne répondit pas, elle n’avait rien à répondre à cet homme ivre, mais tellement bon, qu'il s’excuserait dès le lendemain matin !

C’est vrai qu’elle aimait toujours son premier mari, qu’il lui manquait et que jamais elle n’aimerait Dan autant qu’elle avait aimé Andy.  Mais la vie en avait décidé autrement et aujourd’hui, dans ce lit où ils avaient conçu Heaven, l’homme qui venait de s’endormir, assommé par l’alcool, n’était pas l’homme avec qui elle aurait aimé vieillir...

Leslie se leva lentement pour ne pas le réveiller et elle descendit les escaliers à tâtons sans allumer.

Elle s’effondra dans le canapé et les yeux ravagés de chagrin, sans les distinguer, elle observa les étoiles par la baie vitrée.  - Bon anniversaire Andy !  tu nous manques tant ! expira-t-elle.

Elle fit rouler la molette de son briquet et elle grilla une Marlboro.  Elle avait pourtant cessé de fumer depuis plusieurs semaines déjà, mais là, c’était trop, elle était à bout !

Elle renifla et s’essuya les yeux avec le revers de son peignoir en soie naturelle.

- Brrrrr !  Brrrrr !  un léger bruit diffus, presque imperceptible grouilla derrière elle.  - Brrrrr !  Brrrrr !

Leslie ouvrit les yeux.  - Qu’est-ce que c’est ? songea-t-elle. Doucement, comme au ralenti, la cigarette collée à sa lèvre tombante, elle se leva.  Elle fit un pas en avant, en s’arrêtant de respirer et en clignant des paupières embuées par la fumée âcre qui montait en chandelle de sa Marlboro.  La pièce sombre était enluminée des lueurs de la lune déchirant les ténèbres.

- Brrrrr !  Brrrrr !  Le bruit !  il venait du dressoir !

Leslie savait ce que c’était, elle l’avait toujours su d’ailleurs !  Une voix obscure, venue de nulle part, se mit à lui marteler la tête.  - Vas-y ma vieille, décroche !

Elle avait ouvert machinalement le dernier tiroir du dressoir et elle regardait, incrédule, le téléphone vert qui vibrait ostensiblement sous l’effet de la sonnerie imaginaire qui l’animait...

- Allez, vas-y, qu’est-ce que tu attends ? insista froidement cette voix presque détestable.

- Leslie, réveille-toi, tu rêves ! hurla la voix de son équilibre, la voix juste de son mental.

- Non, tu ne rêves pas, d’ailleurs, tu entends bien cette sonnerie quand même !  répéta la première voix démente.

Leslie avait posé la main sur le téléphone, elle allait décrocher...

Andy allait lui répondre, il allait revenir, tout serait fini, cet horrible cauchemar serait terminé pour toujours !

- Allons, reprends-toi !  ne prends pas tes désirs pour des réalités ! lui dicta sa conscience troublée.

- Décroche Leslie !  décroche, tu peux encore le sauver !  dépêche-toi, il ne faut pas réveiller Heaven !

Le téléphone, ou plutôt la carcasse de plastique sensée représenter un téléphone, semblait être agité de spasmes mécaniques saccadés.  - Brrrrr !  Brrrrr !

- Sauve-le !  Sauve-le bon Dieu !

Leslie décrocha le téléphone à l’instant même où l’horloge sonnait 00h00’, à l’instant même où Andy aurait dû entrer dans sa 36ème année !

- Chérie, c’est moi ! dit une voix masculine qui paraissait surgir d’un autre monde.

- A-A- ...Andy ?

- Je ne suis pas encore parti, la réunion s’est prolongée plus tard que prévu et je vais seulement prendre l’avion ! lâcha l’écouteur au timbre spectral semblant imiter la voix d’Andy.

- Heaven est près de toi ?

 (long silence)

- Heaven est là ?

Elle, ... elle dort ! répondit péniblement Leslie qui n’osait y croire.  Ses jambes s’étaient mises à trembler...

- Dommage, embrasse-là bien fort pour moi. Allez, je dois te laisser, la carte se termine.

Leslie entrouvrit les lèvres, comme pour crier, mais dans sa tête, tout était confus.

L’Histoire se répétait !

Elle fit un effort surhumain et elle parvint enfin à prononcer les mots qui lui dévoraient la gorge: 
-  Andy ?  Andy tu m’entends toujours ?  mais la ligne avait été coupée, la dernière unité de temps de la carte magnétique ayant expiré.

- Andy ? Andy y-y-y-y-y-.... Leslie s’écroula, accablée par le chagrin.

- Andy, je t’en prie, ne prends pas l’avion !  Je t’en prie Andy, réponds-moi !  Le jouet s’était tu ...

 

Leslie n’avait pas rêvé !  Elle en était certaine !  Elle n’était pas folle et même, elle gardait espoir.  Leslie gardait espoir, car dans 4 ans, la prochaine année bissextile, elle était persuadée qu’il la rappellerait, et cette fois, elle lui dirait, elle trouverait la force et le temps pour le prévenir et leur vie heureuse recommencerait.

 

Elle installa le téléphone vert sur la télévision et elle attendit longtemps, très longtemps !

 

Elle attendrait indéfiniment s’il le fallait !  C’était clair pour elle, la ligne était claire !

 Fin.

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