Extrait de Entre Chiens et Loups
Entre Chiens et Loups
Anne Mordred (Paris 1991)
(Extrait)
Pour les lieux décrits, il s'agit d'une transposition de l'église San Gregorio Armeno de Naples. Les faits relatés sont par contre de pure fiction. Toute ressemblance avec des personnes existantes serait parfaitement fortuite.
…/…
Quand elle (Elen) émit l'intention d’acquérir une demeure en toute propriété, Maître Vimvansen applaudit des deux mains. Il se mit lui-même en quête de l’affaire idéale dans les petites annonces de La Commission, animant sa jeune recrue d’un enthousiasme qui lui manquait encore. S’ils ne trouvèrent d’emblée ni l’un ni l’autre, le toit convenable, peu à peu, le profil de l’acquisition se dessina. Les préférences d’Elen la poussaient vers le Sud, la Sicile. Ses hôtels baroques, même à demi ruinés, retenaient son attention. Son chef l'avait remarqué.
Deux missions à Syracuse lui permirent de se rendre sur les lieux. Elle eut ainsi l’occasion de prendre la mesure du pouvoir conféré par sa position de fonctionnaire fédérale. On l’accueillit avec un empressement chaleureux. Don Passero lui fit une cour ardente qu'elle prit un moment pour une politesse sociale de pure forme. Entre les entrevues professionnelles où il la pilotait chez ses confrères, il proposa quelques balades touristiques. La représentante du gouvernement accepta avec enthousiasme: Ortigie, Catane, la sombre ville, et, bien entendu, le triangle baroque (Noto, Raguse, Modica).
Il connaissait au mieux la région de Palazzolo Acreide, où il avait exercé à ses débuts et entraîna sa compagne visiter une abbaye encore habitée par les carmélites.
Seule l’église était ouverte au public. Sans l’obligation de courtoisie qu’elle devait à l’amabilité de son hôte, elle se serait enfuie sans insister devant une telle pâtisserie écrasante. Le lieu poussait dans ses derniers retranchements l’occidentale cartésienne qui devait encore malgré tout dormir au fond d’elle-même. Les stucs délirant et dégoulinant, dans son outrance, rappelaient le style mexicain irréel à force de surcharge. De la nef, sombre, même en cet après-midi brûlant de septembre, se dégageait une étrange atmosphère de mystère. Les volutes de pierres, dans un mouvement architectural en constant ascendant conduisaient la méditation du fidèle vers les hauteurs chargées d’anges et de représentations célestes.
Insensiblement, les visiteurs sentaient leur corps se redresser. Le regard s’élevait vers la lumière des lanterneaux qui illuminaient les coupoles. …
“L’âme, de même … ” lui expliqua son compagnon.
Derrière les grilles de clôture qui fermaient l’étage des tribunes, on entendait prier les sœurs, elles débitaient mezza voce d’inlassables litanies. Tournées vers le Ciel, leurs prières tremblaient pourtant encore de renoncements et des sacrifices consentis. Leur amant christique ne disait-il pas comme le Dieu de Rûmî: “Je veux un cœur déchiré par la séparation pour y verser la douleur du désir.”
Elen, un peu lasse, s’assit quelques instants au fond de l'église comme des générations d'humbles fidèles avant elle, visiteurs anonymes, pêcheurs aspirant au Ciel.
Bientôt un étrange malaise la saisit: elle sentit palpiter dans l’ombre le frémissement de toutes ces présences subtiles. Parmi elles, des hommes avaient hanté ce lieu. A jamais séparés de leur amour en cette vie, ils venaient ici errer leur peine et écouter la voix de l’absente, une voix, qui, même si elle restait aveugle, retranchée derrière le voile et la barrière conventuelle, devinait leur présence. Aucune ne pouvait dire “Je t’aime” autrement qu’en priant dans le silence de la clôture. Et ces implorations étaient un double cri d’amour. A l’espoir que, pour les siècles des siècles, ces pauvres recluses mettaient dans leur Epoux divin, se mariait le chuchotement de l’amour charnel, il soutenait leurs dévotions comme une basse continue. L’homme, en bas, sur son prie-dieu, percevait ce bourdon, seule manifestation physique de l’amante arrachée à ses bras et qui l’appelait vers les hauteurs de l’illumination! Union mystique avant l’heure, préfiguration du Paradis dans la souffrance et le déchirement! D'étranges communions passionnelles flottaient dans l’air dans le souffle desquelles la jeune femme se sentait emportée à l’unisson.
Martial! Jamel! … et ce pauvre Louis.
Percevaient-ils, au-delà des mers, le murmure abyssin de sa présence? Elle en était persuadée. Faute de cette certitude, elle n’aurait pas vécu un instant de plus. Sinon ne valait-il pas mieux devenir ombre flottante que d’être retenue dans cette prison de chair. Si loin d’eux!
Et physiquement, Elen se mit à discerner, voltigeant au milieu des putti dans le mystère de l'obscurité ardente, le rayonnement de cette félicité inhumaine émanée de générations d’amants exaltés. Elle était palpable dans cette église. La jeune femme s’écroula en larmes. Le visage entre ses mains.
Son compagnon s’écarta discrètement. Elle entendit son pas se diriger vers la porte.
Quand elle se releva, des femmes siciliennes l'entouraient. Une Etrangère avait tâté du miracle! Sur chacune de ses mains, elle sentit la chaleur d’une douce pression. Elle voulut y voir le signe de la présence des absents, matérialisée un instant par ces braves paysannes … Avec elles, Elen s’agenouilla, priant pour Louis dont elle savait les doutes et les errances, balbutiant de désir au souvenir de Jamel, invoquant la miséricorde pour Martial. Les voix des religieuses relayaient sa pensée.
Quand elle sortit de l’église, elle titubait, le soleil éclatant lui semblait noir … Dans la voiture, son cicerone l’attendait. Il démarra sans un mot. Elen craignit un moment de l’avoir choqué par une démonstration impudique de ses sentiments. Point. Au bout d’un temps convenable, il se tourna vers elle:
“Je crois savoir la demeure que vous apprécieriez. Il y a par ici une affaire que tout le monde refuse. Une demeure charmante, un petit hôtel baroque en assez bon état malgré la nécessité de quelques travaux. C’est bien ce que vous cherchez si j’en crois Maître Vimvansen …
Il vient d'appeler mon telefonino, et m'a prié de vous transmettre ses amitiés. Il s’inquiète de l’avancement de vos projets personnels plus que de votre mission,” remarqua-t-il sans aménité.
“Je ne dispose pas aujourd’hui des clefs de cette maison. J’aurais hésité à vous la proposer. Maintenant, je vois qu’elle vous conviendrait.” Il jeta un coup d’œil discret à sa voisine. Elle le laissait parler, encore sous le coup de l’émotion. “La dernière propriétaire avait attendu le retour de son fiancé pendant des années. Quand il est rentré au pays, il était marié et père de quatre fils. Il l’aimait toujours et se précipita lui rendre visite. Elle n’avait plus assez de forces pour supporter une telle émotion. On l’enterra une semaine plus tard … Ici, les gens craignent son fantôme. Vous n’êtes pas femme à avoir peur d’une ombre éplorée, n’est-ce pas. Au contraire … ”
Mon Dieu qu’allait-il insinuer? quel ombre du mystère avait-il percé? Elen frémit. Mais son hôte était discret, il continua d’un ton professionnel:
“Vous plairez dans cette maison. Nous reviendrons à Palazzolo la visiter avant votre départ. Vous me rendrez votre réponse lors de votre prochaine mission.
Car, vous devez bien nous revenir, n’est-ce pas?” En effet, Maître Vimvansen l’avait prévu. “Je vous arrangerai la vente a melio. Comptez sur moi.”
Elen retourna donc à Syracuse quelques semaines plus tard.
Elle emporta finalement l’affaire pour presque rien. Ce vieil hôtel baroque aux vestiges somptueux lui convenait effectivement par l’étrange délabrement qui régnait tant dans ses murs qu’au jardin. Il correspondait si bien à ses propres meurtrissures.
“Avec vous dans la place, si je puis m’exprimer ainsi, nous allons pouvoir respirer,” se réjouit ouvertement son chef. “Les Siciliens sont charmants, mais il ne faut pas leur lâcher le mord trop longtemps. Ils profiteraient vite de leur insularité … ”
Elen haussa les épaules. En quoi quelques semaines de villégiature d'une modeste employée fédérale pouvait-elles constituer un garde fou?
“Ma chère, pas de faux-semblants entre nous. Don Passero, vous l'avez bien constaté, possède la haute main sur toute la profession. Votre charme a agi sur les tentations d'indépendance de sa pratique.
Ne faites pas cette tête, ma chère Elen, vous êtes revenue radieuse de Syracuse, enchantée de votre transaction. Vous me permettrez de me montrer, moi aussi, ravi du cours pris par cette mission.”
Néanmoins, le vieux bureaucrate ne se comportait pas seulement en chef cauteleux et chafouin. Il savait simplement lier l'utile à l'agréable.
De la même manière qu’il avait veillé sur sa grossesse jusqu’à son terme et discrètement épaulé ses premiers pas de plénipotentiaire, Maître Vimvansen, une fois encore, tint ses engagements vis-à-vis de Martial et se conduisit avec sa subordonnée comme avec sa propre fille. Quand arriva l’heure des travaux, Elen découvrit en ce passionné d’architecture un conseiller précieux. Quand avait-il acquis les spécificités méridionales de l’esthétique baroque? Possédait-il cette culture depuis longtemps à travers l’art bavarois, ou avait-il passé ses congés estivaux à potasser? La jeune femme ne sut jamais le démêler tant la finesse de ses jugements artistiques faisait de sa conversation une exception remarquable dans le cercle des diplomates en poste à Genève.
…/…
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Commentaires :
pseudo : obsidienne
un bonheur, pas baroque du tout, plutôt roman tant la lumière de ce texte est diffuse et incite au silence. Roman, c'est le mot
pseudo : Anne Mordred
Mettons. Toutes les lumières aboutissent à la Lumière. Merci de ton comentaire.
pseudo : clo
cest un vrai bonheur de te lire...bravo continue
pseudo : Anne Mordred
Merci CLO. Cela me flatte. Je tiens cependà précisier pour les amis d'Anne, que toute coincidence entre nous est fortuite. Ils comprendront.
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