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Le Rasoir électrique par tehel

Le Rasoir électrique

Toujours au même rythme, l’eau s’écoulait du robinet à demi ouvert.  Kurt tendait le cou pour tenter d’apercevoir le niveau de l’eau dans le bain, mais les menottes, qui lui entravaient les poignets, limitaient fortement ses mouvements.

Une fois encore, il tira de toutes ses forces sur ses bras pour essayer d’arracher le radiateur, mais celui-ci, solidement vissé au mur, ne bougeait pas d’un millimètre !

Ridicule !  C’était tout bonnement ridicule !  Pourquoi en arriver là ?

Il songea encore à appeler, mais l’isolement de son appartement du 4ème étage était irréfutable.  Là où il était, personne ne pouvait l’entendre hurler à la mort.

Et dire que le téléphone se trouvait à peine à quelques mètres.  Juste dans l’autre pièce !

Ces imbéciles !  Deux jeunes fous !  Deux inconscients !

On avait appelé à l’interphone, surpris, Kurt avait répondu, même s’il n’attendait pas de visite de si bonne heure, et puis, il avait enclenché le système d’ouverture de la double porte vitrée du hall d'entrée, oubliant qu’il avait tourné le robinet de la baignoire.

Les choses s’étaient passées très rapidement.  On avait frappé à la porte, et à la seconde même où il avait ouvert, il avait brusquement été bousculé et jeté au sol.  Deux ombres gigantesques s’étaient précipitées à l’intérieur et il avait reçu un violent coup à la tête.

C’étaient des rats d’appartement, des voleurs.

En fait, Kurt ne possédait rien de valeur, juste quelques objets, comme tout le monde, quelques appareils électroménagers.  Les deux hommes l’avaient bousculé et traîné jusqu’à la salle de bains où ils l’avaient menotté au radiateur électrique mural.

Kurt ne possédait rien de valeur, mais pour ces malfrats, tout était bon à prendre !  En quelques minutes à peine, ils fouillèrent tout et ils sélectionnèrent minutieusement les objets qu’ils espéraient probablement pouvoir revendre ou troquer.

L’un d’eux était repassé à la salle de bains et il avait rapidement ouvert les armoires.

En un clin d’oeil, l’homme masqué poussa tout par terre.  Il mit de côté le rasoir électrique de Kurt, le sèche-cheveux et les différents flacons de parfum qui étaient encore assez pleins.

Kurt, effrayé, les yeux révulsés, l’observait.  De là, assis contre le radiateur, il lui sembla que l’homme était un géant.

Le voleur, après en avoir vérifié le contenu, brisa les bouteilles les moins remplies dans la baignoire où l’eau coulait toujours et il n'empocha que celles à peine entamées.  Il essaya le sèche-cheveux, et ensuite le rasoir électrique.

Le bon vieux rasoir électrique de Kurt.

Un tout vieux modèle, qui avait largement servi pour son prix.  Seul Kurt pouvait encore l’utiliser, car il fallait, à chaque fois qu’il prétendait se raser, qu’il cogne deux ou trois fois le boîtier de l’appareil contre la faïence de l’évier afin que le petit moteur entraînant les têtes rotatives, se mette en marche.

L’homme laissa tomber le rasoir électrique en jurant, et comme il enjambait Kurt, il n’entendit pas l’appareil qui s'était finalement mis à fonctionner.

Il y eut encore quelques bruits de mouvements dans la pièce d’à-côté et puis, la porte d’entrée s’était refermée derrière les deux hommes.

Kurt n’avait tout d’abord pas osé parler.  Par crainte qu’ils reviennent.  C’étaient des voleurs, pas des assassins, mais Kurt avait eu très peur.

Il avait attendu quelques minutes, puis il avait tenté de se dégager, mais très vite, il avait compris qu’il était là, prisonnier de son radiateur, impuissant, désarmé...

Il ne lui fallut pas très longtemps pour comprendre toute l’horreur de la situation.  L’eau coulait dans le bain !

L’eau coulait dans le bain et finirait pas atteindre les bords.

L’eau atteindrait les bords, puis, doucement, s’écoulerait le long des parois.

L’eau s’écoulerait le long des parois et puis, à une vitesse beaucoup trop grande, elle inonderait le pavement et viendrait noyer les pieds et les jambes de Kurt.

L’eau viendrait le mouiller et puis, inexorablement, elle s’infiltrerait partout, progressant doucement.  Tout doucement, jusqu’au rasoir électrique qui fonctionnait toujours.

Putain de rasoir électrique !  Kurt savait très bien ce qui se passerait à l’instant même où l’eau atteindrait le rasoir...

Il grillerait sur place !  Pas de doute !  L’installation électrique vétuste de l’immeuble n’étant pas prévue pour les cas de surchauffe (aucune prise de terre !), une fois noyé, le rasoir l’électrocuterait !

Kurt ravala sa salive comme il aperçut le niveau de l’eau atteindre fatalement le bord de la baignoire.

C’était de sa faute !

Si seulement il avait pris la peine de faire venir le plombier pour réparer le trop-plein !  L’eau aurait pu couler, finalement, elle aurait automatiquement été évacuée via le trop-plein.  Mais non, Kurt n’y avait plus pensé, ou du moins, avait-il sans cesse reporté cette chose primordiale à faire, comme bien souvent on reporte au lendemain des petits détails qui peuvent avoir leur importance, si bien que le trop-plein ne s’était pas débouché tout seul, il n’y avait pas eu de miracle !  Et un miracle il en fallait bien un pour le sortir de cet enfer, car l’eau, à présent, formait une énorme bulle, prête à éclater, sur le dessus du rebord du bain.  Les mouvements, imprimés par le jet d’eau qui s’écoulait du robinet, secouaient dangereusement cette maudite bulle.

Kurt fixait la baignoire comme si un spectre hideux allait en surgir en repoussant le bouchon.

Soudain, un léger filet d’eau s’écoula le long du carrelage ornant les flancs du bain.  Kurt tendit les jambes pour atteindre la carpette sous l’évier du lavabo et il la poussa nerveusement vers l’eau qui atteignait déjà le sol.

D’emblée, la carpette fit office d’éponge.  L’eau y fut absorbée.  Momentanément, Kurt fut hors de danger.

Une solution.  Il lui fallait trouver une solution pour s’en sortir, pour échapper à cette mort affreuse.

Imperturbable, le rasoir continuait cependant à fonctionner.  Kurt pouvait voir l’effet d’optique inverse des trois petites têtes rotatives.  Si seulement il avait pu tendre le bras et atteindre le verre sur l’évier !  Il l’aurait jeté de toutes ses forces sur le rasoir et peut-être que par chance il aurait pu l’atteindre et du même coup l’arrêter...  Hélas, c’était impossible.  Kurt avait les mains attachées derrière le dos, au radiateur mural.

D’autres filets d’eau se mirent à courir le long du bain.  Cette fois la carpette ne suffit plus à arrêter l’inondation.

Inexorablement, l’eau se propagea, elle coula en petites marres oblongues et difformes qui, pareilles à une troupe d’assaillants transparents, submergèrent tout sur leur passage.  Kurt replia les jambes au maximum sous lui, mais l’eau gagna bien vite les bords de son pantalon de pyjama.  Déjà, il sentit la moiteur du liquide suinter au travers ses chaussettes qu'il avait passées en vitesse.

Cette fois, c’était trop tard !  L’eau coula derrière son dos et elle mouilla le fond de son pantalon.  Lentement, une petite mare glissa par dessus la carpette et roula vers le rasoir, à près d’un mètre de là.

Kurt observait nerveusement.  Son front transpirait abondamment et ses membres étaient entrés en transe.  L’homme tremblait de partout.

Soudain, une petite lueur d’espoir, un léger sursis l’encouragea à reprendre le dessus.

Le carrelage !

Le carrelage de la salle de bains n’était pas de niveau !  L’eau, au lieu de progresser en ligne droite vers le rasoir électrique, se divisa en de multiples branches qui suivirent les joints du carrelage.

Miraculeusement, le flot se stabilisa pour ensuite pencher dans l’autre sens !

Kurt souffla !  Une joie immense l’envahit.  Il fut soudain heureux que le sol ne fut pas de niveau, lui qui avait pourtant critiqué des milliers de fois l’ouvrage du maçon qui avait carrelé la salle de bains !  La mare glissa vers la porte, puis, elle se stabilisa de nouveau.  A présent, un épais filet d’eau s’écoulait tout le long de la baignoire.

Le niveau monta davantage et, ça avait été comme si on l’étranglait, Kurt constata qu’à nouveau la flaque changea de direction !

- Bien sûr ducon !  Souviens-toi !  Quand tu nettoies, ne jures-tu pas en voyant cette mare au centre de la salle de bains qu’il t’est toujours difficile d’éponger ? se dit-il machinalement en voyant que l’eau fonçait à toute allure vers le rasoir électrique.

- Nôôôôn ! hurla-t-il.  Mais l’eau poursuivit malgré tout sa course folle.

Les fesses et les jambes de Kurt furent submergées tandis que le rasoir électrique tournait toujours, à 80 centimètres de la cloque d’eau.

Inopinément, le flux du robinet s’estompa, puis ne goutta plus que très doucement.

Les tuyauteries n’étaient pas en panne, Kurt savait pertinemment bien ce dont il s’agissait, c’était tout simplement la fille du 6ème, qui prenait sa douche.

A chaque fois qu’elle se servait de sa douche en même temps que Kurt prenait son bain, la pression diminuait pour presque disparaître.

L’échéance finale n’en était juste que postposée, quand la fille refermerait le robinet, la pression se rétablirait et l’eau continuerait de couler...

La cloque d’eau se stabilisa tout près du rasoir.  Kurt paniquait.  Même s’il avait crié, la fille ne l’aurait pas entendu, l’insonorisation des appartements était probablement le seul luxe de tout l’immeuble !

Il n’y avait plus rien à faire, dans quelques minutes, l’inondation allait confirmer la fatalité qui s’abattait sur l’homme.

A bout de nerfs, le malheureux contempla la baignoire remplie à ras bord, puis son regard se perdit dans l’immense flaque d’eau qui l’entourait.  Son pyjama était trempé, et tout son corps grelottait d’effroi.

Et toujours ce presque imperceptible ronronnement du rasoir électrique, qui l’agaçait et qui lui rappelait que la fin était proche...

- Continue, je t’en prie continue ! suppliait-il comme s’il s’adressait à la fille du 6ème.

Mais soudain, comme si le destin lui avait répondu qu’il était inutile d’espérer, le robinet cracha un borborygme assez sourd et l’eau se remit à couler à gros bouillons.

Kurt se mit à hurler, à hurler encore plus fort, sentant le souffle de l’air déplacé par l’impitoyable faux de la mort qui allait tomber...

Deux étages plus haut, alors qu’elle avait passé un peignoir en éponge, la fille enclencha la touche de son grille-pain.  Elle alluma la télévision et se laissa tomber dans son canapé.

- Au secours !  Je vous en prie !  Au secours ! Kurt s’égosillait inutilement, personne ne l’entendrait.

Dans un minuscule roulis, presque invisible à l’oeil nu, la cloque d’eau s’avança davantage et fit par atteindre le fil électrique du rasoir.  Dans une ou deux secondes, trois tout au plus, le rasoir allait être immergé.

Kurt Peerse venait d’avoir trente et un ans.  C’était un type bien, correct et poli.  Il était toujours célibataire, car il n’était pas pressé de se fixer.  Kurt Peerse était un homme que la guigne guettait à chaque instant de sa vie, un malchanceux, un pauvre mec, à qui il arrivait tous les malheurs du monde, sauf cette fois-là !

Cette fois-là, la chance lui sourit.  C’était probablement la première fois qu’il eut un peu de chance, mais ce fut une fois qui comptait.

Le vieux grille-pain de la fille du 6ème disjoncta et, comme par miracle, toute l’installation électrique de l’immeuble fut subitement coupée.

Kurt avait fermé les yeux et serré les dents.  Ses mains moites s’étaient jointes et refermées sur elles-mêmes, mais comme l’échéance tardait à tomber, il ouvrit les yeux et remarqua que le rasoir était noyé.

Le rasoir était noyé et il ne l’avait pas électrocuté !

Quelle chance !  Kurt n’en revenait pas.  Il entendit des pas pressés dans l’escalier, et aussitôt quelqu’un qui frappait à la porte.

- Au secours !  Au secours !  Entrez, je vous en prie entrez, venez m’aider ! hurla-t-il de toutes ses forces soudain retrouvées.

La fille du 6ème entra et se dirigea tout droit à la salle de bains d’où provenait la voix de Kurt.

- Aidez-moi, je vous en supplie ! s'égosilla encore Kurt avant de tourner de l’oeil.

Fort heureusement, personne n’eut la mauvaise idée d’enclencher le fusible du compteur électrique général.  Le concierge fut bien vite prévenu et il monta jusqu’au 4ème pour scier les menottes qui retenaient Kurt prisonnier.

A dater de ce jour-là, Kurt Peerse décida de ne plus se raser.  Il décida également de faire déboucher le trop-plein de sa baignoire et il en profita pour faire installer un double verrou sur sa porte d’entrée...Et, non des moindres, la fille du 6ème déménagea également pour venir s'installer deux étages plus bas.

FIN

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Coup de cœur : 9 / Technique : 8

Commentaires :

pseudo : obsidienne

une torture efficace pour les lecteurs ! Moi je suis maso, j'en redemande...

pseudo : cha

joli texte, bonne idée, j'aime bien ta manière d'écrire mais je trouve le texte un peu trop plat à mon gout (enchainement pas assez rapide). Bonne continuation!