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BÉTON par tehel

BÉTON

Samedi 10h00’

 

Anton, dans une série d’efforts surhumains qui lui coûtaient un peu plus chaque fois, remua lentement les bras.  De ses doigts grands ouverts et recroquevillés il pétrit le mélange lourd et gras qui l’emprisonnait.

Un peu plus chaque fois, ses coudes se blessaient et s’écorchaient à cause des frottements désagréables des gros gravillons qui demeuraient en suspension.

Non seulement il s’essoufflait dangereusement, mais le simple fait de respirer devenait pénible tant la pression sur sa cage thoracique était intense.

De plus, il lui fallait pencher la tête en arrière, tirer sur ses épaules et se concentrer pour ne pas relâcher sa position, au risque d’avaler un peu de ce satané mortier !

A maintes reprises déjà, il avait tenté de remuer les jambes, de faire un pas en avant, de se rapprocher du bord, mais c’était beaucoup trop dur, le béton commençait inexorablement à sécher !

Faites vos jeux ! comme on dit à la roulette, sauf que là, il n’y avait aucun bon chiffre à jouer.

Anton était à bout de forces !

Pourtant, le bord n’était pas vraiment loin.

5 mètres.

5 tout petits mètres.

Mais même s’il avait eu assez d’énergie pour pouvoir atteindre le fameux bord, il était persuadé qu’il n’aurait jamais la force de se hisser hors du trou.

Le béton, ce sacré mélange d’eau, de sable et de ciment, était une mixture qu’Anton connaissait bien, en séchant, cette mixtion devenait de plus en plus lourde, de plus en plus poisseuse, de plus en plus mordante.

Le béton, une substance horrible, malsaine, répugnante, qui s’agrippe et colle avec une ténacité de teigne et qui semble peser des tonnes au fur et à mesure qu’elle se tasse sur elle-même pour devenir de plus en plus compacte.

Anton était là, dans cette espèce de trou, - un coffrage comme on dit - qui mesurait 5 mètres de large, 6 de long et 1,7 de profondeur.

Une fosse remplie de plus de 50 mètres cube de béton, 50 mètres cube de merde !

Tout cela, c’était de sa faute !

Et de celle de Ben.

Ben, c’était le contremaître, c’était lui qui dirigeait toute l’équipe des ouvriers.

- Tu veux un bon plan Anton ? lança Ben tandis qu’ils étaient restés seuls pour poser les ferrailles du 6ème étage.

- Un plan ? quel plan ? répondit Anton.

- Un plan, pour gagner du pognon, pour arrondir tes fins de mois, mon vieux !

- T’as une combine ? s’étonna Anton, qui savait pourtant bien que Ben avait un tas de combines louches.

- Des clopes !  suffit de vendre des clopes !

- Des cigarettes ? que, comment ?

- Je peux en avoir au quart du prix !

- Et ?

- Et bien moi, ça m’a déjà permis de me payer ça ! et Ben indiqua de son index ganté la superbe Porsche rouge stationnée sur le parking d’en bas.

- Et il n’y a pas de risque ,

- La discrétion ! c’est tout ce qui compte Anton, la discrétion ! avait murmuré Ben en lui tapotant amicalement l’épaule.

Et Anton avait commencé par quelques fardes toutes les semaines.

C’était facile.

Tout le monde a des amis fumeurs, ou des voisins, ou des parents qui fument.

Quelques fardes toutes les semaines, ce n’était pas grand chose, et c’était si facile !

Puis, un jour, Ben lui proposa un gros coup.

Un semi-remorque de Marlboros !

- Tu te rends compte, Anton ? si on parvient à tout vendre, ça nous fera trois ans de salaire chacun !

- Ouais, mais l’investissement ?

- T’as pas de blé ?

- Non, enfin, pas assez !

- Revends ta bagnole, ta montre en or, j’sais pas moi, mais je te garantis, ça en vaut la peine !

- Mais Ben, un semi-remorque, tu te rends compte ?

- Anton, des clopes, c’est pas périssable, on a tout le temps, surtout que leur prix ne fait que augmenter !

Et Anton s’était laissé embarquer dans cette folle histoire.

16.000 paquets de Marlboro, 320.000 clopes à fourguer.

Anton avait revendu sa voiture, sa montre, le beau service en cristal de tante Amélia, sa gourmette, son vidéo et sa chaîne Hi-fi, et il avait même emprunté un peu d’argent à sa banque.

16.000 paquets de cigarette !

L’ennui, c’était qu’entre revendre toutes les semaines quelques fardes et 16.000 paquets, la différence était énorme !

Anton en avait parlé autour de lui, il avait vendu, vendu et vendu des cigarettes à tout le monde et à n’importe qui, au détriment de la discrétion pourtant tant recommandée...

Et puis, il y avait eu les flics.

Flagrant délit, interrogatoires, aveux...

Les ennuis.

Les emmerdes.

La promesse des flics qu’il ne lui arriverait rien s’il divulguait les noms de ses complices, sa nature timorée et crédule, et finalement l'arrestation de Ben…

Tout avait été si vite !

Anton avait été relâché, il avait repris son boulot au chantier, sans rien dire à personne...

Et puis, ce samedi-là, alors qu’il avait été prié d’aller vérifier les ourdissages du 9ème, Ben, qui avait été relaxé également, lui était tombé dessus.

- Mouchard ! avait-il hurlé en bousculant Anton.

3 mètres de chute.

Un grand "splatch" amorti par le béton cru.

Un petit plongeon en plein centre de la terrasse fraîchement chapée.

- Si tu t’en sorts, on est quitte, mais t’as plus intérêt à parler de moi à qui que ce soit, la prochaine fois, s’il y en a une, je ne te laisserai aucune chance !

Une chance ? Anton n’en avait pratiquement aucune !

Anton sursauta, un moment, il avait bien failli s’endormir, déjà une fine pellicule d’eau croupie s’était mise à stagner par dessus la couche de béton qui s’était lourdement tassée.

Il remua les bras nerveusement pour empêcher le mélange de mortier de sécher trop vite.

Combien de temps pourrait-il tenir ainsi ? Anton n’en avait aucune idée, mais il savait que de toute manière, il ne tiendrait jamais jusqu’au lundi.  Parce en réalité, personne ne viendrait là avant lundi !

Ses bronches s’étaient mises à siffler maladivement, et à chaque bouffée d’air qu’il avalait goulûment, il avait l’impression que ses poumons allaient exploser.

Ses pieds touchaient le fond du coffrage, du moins en avait-il l’illusion, car en fait il ne sentait plus réellement ses jambes complètement engourdies et paralysées.  Les nerfs de son cou, mis à rude épreuve par les mouvements répétés de ses bras, sourdaient jusque sous sa mâchoire inférieure.  Malgré la température assez basse en cette matinée de printemps, de grosses gouttes de sueur perlaient sur son front plissé et coulaient le long de ses arcades sourcilières pour venir l’aveugler.

Anton n’en pouvait plus.

Ben, ce maudit Ben, l’avait bien eu !

Surtout qu’en plus, avec un peu de chance, personne ne découvrirait jamais rien, personne ne repérerait jamais son cadavre, parce qu’une fois qu’Anton se laisserait aller, son corps s’affaisserait et il finirait par couler, totalement enseveli par le béton avide de le submerger...

Rien ne va plus ! comme on crie parfois à la roulette, et c’était juste, plus rien n’allait.

Au début, il avait pensé que Ben allait revenir, qu’il avait tout simplement voulu lui donner une bonne leçon, mais maintenant, il savait que le contremaître ne reviendrait plus !  Cela faisait déjà près de deux heures qu’il était tombé là, et c’était la 10ème fois au moins qu’il avait bien failli se noyer dans ce maudit mortier !

Méthodiquement, il dégagea le mélange tout autour de ses épaules, il repoussa le mortier du bout des doigts et essaya de le maintenir en équilibre pour qu’à nouveau il ne verse pas sur lui.  Cette astuce tenait quelques secondes, puis, le niveau se rétablissait inexorablement, l’enlisant jusqu’au menton.

Comme des aiguilles chauffées à blanc, de fulgurantes douleurs névralgiques se manifestèrent à hauteur de ses reins.

Le froid et l’humidité démentielle du béton le torturaient en réveillant en lui ses rhumatismes.

Tout à coup, une lueur de peur-panique enlumina ses yeux mi-clos.

La crainte de la crampe.

Si par malheur il était soudain pris de crampes, il relâcherait ses efforts, perdrait tout équilibre et se laisserait couler dans le béton.

Anton soupira en essayant de contrôler les battements fous de son cœur et mentalement, il se concentra pour remuer les pieds.

- Pas de crampe, Bon Dieu faites que je n’aie pas de crampe ! murmura-t-il en faisant quelques brasses pour refouler le mortier qui l’étranglait.

 

Impair, passe et manque ! chuchota la voix austère de sa conscience qui continuait à jouer à la roulette.

 

Sans comprendre pourquoi, alors qu’il lui semblait qu’il avait réellement chaud, il se mit à grelotter.

Tout son être se mit à trembler de spasmes rapides et saccadés tandis que ses dents claquèrent les unes contre les autres.

La peur.

La peur noire.

Une peur amère et impitoyable l’engloutit totalement.

 

- Ne panique pas, ne panique surtout pas ! se força-t-il à dire tout haut, tandis que ses mains battaient l’air en plongeant en cadence dans le béton.

Sa voix tremblait également.  Elle était devenue rauque et ténue, Anton n’avait plus aucune force.

Même plus celle de lutter contre lui-même.

Il se laissa aller...

Lentement, millimètre par millimètre, son corps s’enfonça dans le béton qui s’écarta pour littéralement l’avaler.

Anton ferma la bouche.

Sa respiration nasillarde siffla par ses narines contre les gravillons humides.

Il ferma les yeux et retint son souffle.

Quelques gros bouillons explosèrent autour de lui dans des borborygmes susurrant, la chape l’avala totalement.

Trois bouts de doigts dépassèrent encore, juste par dessus une touffe de cheveux plaqués...

...

Lundi 11h28’

 

- Où reste Anton Parish ? lança Ben en plissant les sourcils nerveusement.

- On sait pas Chef, on a téléphoné chez lui, y a personne !

- Ce n’est pourtant pas son habitude ! Ben, pour la centième fois, décocha un regard discret à la terrasse bétonnée du 9ème.  Pas une seule trace d’Anton !  Tout était étrangement calme et sec.  La chape l’avait totalement recouvert.

- Tant pis, prenez votre pause de midi ! ordonna Ben à son équipe.

Il grimpa au 12ème étage de l’immeuble en construction qui n’était encore qu’une espèce d’armature et de charpente composée de traverses et de montants enchevêtrés.  Il emprunta une petite passerelle en équilibre au dessus des décombres et de là, il contrôla le béton qui recouvrait le 9ème étage.  Anton avait bel et bien disparu !  Un vent sec fouetta le visage de Ben et l’homme dut joindre ses deux mains pour pouvoir allumer sa marloboro.

- Mon ceinturon Ben, tu n’as pensé à mon ceinturon !

Ben sursauta, manqua de perdre l’équilibre, fit un pas de côté en moulinant des bras et se retourna vivement.

Anton Parish se tenait devant lui, ses vêtements gris crottés lui conféraient une allure de mort-vivant.

- Anton ?!?

- C’est bien moi Ben ! je m’en suis sorti finalement !

- c’est, ... c’est impossible ! jura Ben refusant d’accepter la réalité.

- Mon ceinturon Ben, tu as oublié mon ceinturon ! Anton lui indiqua son ceinturon qu’il tenait serré dans sa main droite.  Il fit un pas en avait en faisant tournoyer rageusement son fameux ceinturon.

Quand le béton l’avait complètement submergé, une toute dernière lueur d’espoir lu avait foudroyé l’esprit, juste comme il allait ouvrir la bouche et avaler un maximum de mortier pour en finir au plus vite.

Son ceinturon !

Dans un ultime effort, Anton avait poussé sur ses jambes, il avait tiré sur ses bras et s'était soulevé pour remonter à la surface.

Il avait avalé une grosse bouffé d’air et rageusement, il avait plongé la main le long de ses flancs.  Ses doigts aveugles avaient cherché la boucle de son ceinturon qu’ils connaissaient par cœur et ils eurent tôt fait de le détacher.  Anton avait tiré un coup sec et il avait ôté son ceinturon.

Un beau ceinturon, avec une boucle en forme de S.

Un ceinturon beaucoup trop grand qu’il ne s’était jamais résigné à couper à sa mesure.

Désespérément, il l’avait jeté une première fois.

Il avait encore tenté une seconde fois et au troisième essai, il était parvenu à atteindre le bord du coffrage.  La boucle avait rebondi.

Anton avait recommencé.

Finalement, par chance, il était parvenu à atteindre le bord, il avait titré sur ses bras et petit à petit, il était parvenu à regagner les planches de bois terne qui guidaient le béton.

Et avec une volonté incroyable, il s’était hissé hors de cet enfer qui avait bien failli l’engloutir

Ben évita de justesse le ceinturon qui tournoyait à l'instar d'un fléau en s’abaissant et en reculant davantage, ses talons se posèrent à l’extrémité de la passerelle.

- Je vais t’offrir le même cadeau Ben, mais avec la seule différence que pour toi, il n’y aura pas de béton !

- Arrête, t’es fou ?!?  Arrêtes, je vais me briser les reins ! Ben jeta un coup d’oeil inquiet en direction du vide

- Ne crains rien Ben, il n’y a que 10 mètres ! et tu ne risques même pas de t’écraser tout en bas car il n’y a pas de béton ! plaisanta Anton d’un ton sarcastique.

Ben déglutit, il était figé sur place.

- Et Anton reprit de plus belle en avançant, surtout t’inquiète, on n'a pas encore coulé la chape !

- La ?!? la cha-chape ?

- La chape Ben, il n’y en a pas !  Tout est simplement ferré, tu ne risques pas de t’écraser, tu vas tout simplement t’embrocher mon bon vieux Ben, t’empaler !

- M’empaler ?!?

- Mais, rassure-toi mon gros salopard, si l’empalement est, paraît-il, une torture qui commence si bien, surtout les 10, 12 voire 15 premiers centimètres, elle se termine bien souvent très mal ! Anton fouetta rageusement l’espace au dessus de la tête de Ben, celui-ci perdit l’équilibre, fit mine de s’envoler durant une fraction de seconde en battant les airs de ses bras crawlant et plongea finalement dans le vide...

Dans un bruit de chair déchirée et retroussée, Ben s’embrocha lourdement dans les fers à béton, 9,50 mètres plus bas.

Parish s’avança, il lui décocha un dernier regard réprobateur et disparut du chantier où personne ne l’avait même aperçu !

À dater de ce jour-là, il refusa catégoriquement de couler la moindre chape de béton et il en profita pour également arrêter de fumer...

FIN.

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Commentaires :

pseudo : Le gardien du phare

Du suspense...On est content que le héros s'en tire, mais cette vengeance horrible paraît si amorale... Il n'en faut pas autant pour arrêter de fumer. En tout cas, cette histoire c'est du ciment à prise rapide...