Tina soufflait et hoquetait par spasmes. Son front labouré de rides transpirait abondamment et quelques mèches de ses cheveux blonds y restaient collées. La fille plissait les yeux et tirait tant qu’elle pouvait sur les poignées de la chaise obstétricale, en obéissant, dans les limites de ses forces, aux injonctions du médecin.
- On pousse, on pousse, on pousse, on pousse. Stop. On bloque tout et on compte mentalement avec moi. Un, deux, trois, quatre, cinq, on respire, sept, huit...
Tina n’écoutait plus, elle n’entendait plus. Sa mère le lui avait bien dit qu’il n’y a rien de plus éprouvant que l’accouchement !
- ... et on pousse, on pousse, on pousse. hurlait toujours le docteur Irvine, une dame très correcte d’une cinquantaine d’année.
- J’aperçois la tête ! Continuez, c’est presque terminé.
L’infirmière épongea Tina en lui souriant d’un geste professionnel.
- On souffle quelques secondes. La tête va passer. Vous connaissez la couleur des yeux ?
- Ou- Oui ! expira Tina. Bleus !
- Par-fait ! Les yeux bleus c’est toujours bien
- Mer- Merci docteur.
- Vous avez un prénom ?
- Sandy !
- Magnifique, comme ma fille aînée ! Ca va toujours ?
Tina fit signe oui de la tête, mais elle pensa non. La douleur était atroce. Elle leva les yeux pour contrôler l’heure sur l’écran digital de l’horloge atomique et elle fut rassurée. Plus que trois minutes !
Dans trois petites minutes, elle allait mettre au monde son premier enfant. Dans 180 secondes, comme on calculait en cette année 2076, elle allait entrer dans la catégorie sociale des filles-mères.
- Allez, plus que quelques respirations, ensuite on bloque et on pousse. On respire, on respire, on respire, on respire, encore, encore, encore... Voilààààà ! La tête passe. Elle a les yeux bleus, elle sourit. Elle est magnifique ! Allez-y doucement, reprenez votre souffle, calmement, je vais vérifier que le cordon est bien placé ! enchaîna Miss Irvine en inspectant à tâtons le cou du nourrisson, dont on n’apercevait que la tête ensanglantée.
Une horrible fatigue engloutit soudain Tina et elle eut envie de se laisser aller.
- Du nerf, ce n’est pas fini ! la surprit Irvine en lui serrant les poignets. Vous dormirez après, c’est une question de secondes. Allez, un dernier effort, on pousse, on pousse, on pousse, on pousse, ...
Par dessus la voix autoritaire de la doctoresse, des vagissements de nouveau-né montaient dans les aigus en échos.
- ... pousse. On Bloque tout. Et on pousse très fort, maintenant ! Irvine fit un signe à l’infirmière derrière elle et celle-ci s’approcha avec une espèce de bac ergonomique pour y recueillir l’enfant qui s’expulsait finalement.
- Pââââr-fait ! On contrôle sa respiration. Voilà, l’enfant sort, doucement, tout doucement, voilà, je peux voir ses petites fesses, ses jambes, ses pieds. Ok. Un dernier effort pour le placenta. On pousse ! On pousse, on pousse, on pousse...
- Docteur !
- On pousse-
- Docteur !
- On pousse, voilà, ça vient, pââârfait !
- Docteur ?
- Pas maintenant Laure, vous voyez bien que ce n’est pas le moment !
- Mais docteur...
- Parfait mademoiselle Remington, vous avez été parfaite. Maintenant prenez votre fille. Machinalement, le docteur Irvine prit l’enfant des mains de l’infirmière ébahie et elle le déposa délicatement sur le ventre de Tina.
- Regardez-moi ça si elle n’est pas mignonne la petite Sandy ! s’exclama le docteur en reculant de quelques pas.
L’obstétricienne se lava les mains sous les rayons désinfectants de l’appareil mural et puis, elle revint vers Tina.
Tina admira sa fille, c’était un enfant magnifique. Les yeux bleus, les cheveux blonds, le teint hâlé, doté d’une intelligence au dessus de la moyenne, les traits parfaits, bref, c’était un enfant tout à fait conforme à ce qui avait été prévu, un enfant-type qu’elle avait elle-même choisi seule, 40 semaines plus tôt dans le grand Catalogue des manipulations génétiques. Tina était heureuse.
- Vous dormez Laure ?
Bien qu’elle restait immobile, Laure ne dormait pas. Au contraire, on eut plutôt cru que ses yeux allaient jaillir hors de ses orbites. Elle observait l’enfant comme si il s’était agi d’un monstre ou d’un handicapé.
- Quoi Laure ? Que ? Le docteur Irvine prit l’enfant, et l’observa sous tous les angles. Bon Dieu ! Quelle horreur !
- Que ? Quoi ? s’inquiéta Tina en tâchant vainement de se relever.
- Oh misère, quelle catastrophe ! Ca ne m’était jamais arrivé ! s’emballa Irvine en reculant avec l’enfant qu’elle tenait à bout de bras, la mine déformée par une grimace de dégoût.
- Docteur, que se passe-t-il ? Docteur, je vous en supplie ! Dites-moi ! hurlait Tina qui ne voyait rien d’anormal.
- Ce n’est pas possible, elles se sont à nouveau trompées. Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas possible ! Irvine faisait signe non de la tête persuadée qu’elle voyait mal.
- Que se passe-t-il ? s’époumona Tina avec rage, si fort qu’elle fit sursauter les deux autres femmes.
La bouche pourtant gracieuse d’Irvine se plissa en un odieux rictus et elle se pencha vers Tina qui ouvrit grand les yeux comme pour mieux entendre.
- C’est un mâle ! Ces idiotes du Centre de conditionnement se sont encore trompées, elles ont laissé passer un mâle ! Je suis désolée !
Tina se laissa retomber au fond de la chaise. Les yeux noyés de larmes, soudain exténuée par l’effort, soudain abattue par la fatalité...
Laure emporta l’enfant, tandis que le docteur Irvine s’astreignit à terminer la procédure administrative.
Elle pianota sur le clavier de l’ordinateur une petite croix, un x, juste à côté de Mâle et elle regarda avec stupeur et appréhension le Compteur Officiel Terrestre passer de 112.023 à 112.024. Avant de jeter un dernier coup d’oeil à l’infirmière qui passait le sas de décontamination, elle vérifia si les données concernant les femmes continuaient d’évoluer correctement.
Elle distingua difficilement les trois derniers chiffres qui n’arrêtaient pas de changer, mais elle fut quelque peu rassurée de compter 7.989.741.ØØØ femmes...
FIN...
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Style : Poème | Par tehel | Voir tous ses textes | Visite : 557
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Commentaires :
pseudo : Le gardien du phare
Aïe! ça fait mal, car on veut pas de mâle, honni soit qui mal y pense...
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