Je vous ai rencontré, Monsieur, trés banalement, dans la rue. Une seule fois. Du moins, je le crois.

Aviez vous été content de moi? Avais je assez lentement croisé votre regard pour que vous puissiez percevoir toute la richesse de vos jours dans mes prunelles? Vous souvenez vous de ce miroir un instant entrevu?

Votre reflet seul avait touché ma mémoire. Je retrouvais les traits de votre visage en songe. Jamais je n'aurais envisagé de chercher à vous revoir. Vous savoir exister me suffisait.

Impensable de ne pas vous reconnaître!

Je n'ai pas croisé vos yeux hier soir ... Mais plutôt les mêmes marches léchées de vagues qui m'ont jadis attirée aux bords calmes de votre lac.

Quelles lames soulèvent donc le vent de votre coeur? Elles retombent en silence derrière l'immense paravent des enchevêtrements glauques. Vous avez bien voulu laisser le gouffre de vos abîmes entrouvrir les replis de votre pudeur.

Est-il possible? Tant de tourbillons!

Ah, les voilà disparus ... Vous avez baissé les paupières! Seules sur votre visage sans prunelles, quelques rides s'acharnent à se crisper au seuil de vos lèvres.

Pourtant vous aurez beau faire à présent des gerbes d'éteincelles éclaboussent l'intérieur de vos yeux, je les ai vues!

Pourquoi vous liquéfier? Je ne sais pas voguer aux flammes de votre terre. Derrière vos prunelles, je ne peux distinguer de quelle eau se nourrit l'acier qui trempe votre front.

Quels escaliers de fer, s'enroulant en palliers périlleux, ensèrent votre âme? Je ne puis descendre les marches obliques.

Mais dans vos labyrinthes erre un dieu fantôme. Son visage luit d'une lueur éteinte dont la sauvagerie cherche désespérément son Nom.

Je ne vous attends pas, J'y suis.

Anne Mordred 1993