La Louvière.
(Légendes Dorées)
Dehors c’était pleine lune.
Déjà!
Les villageois frissonnèrent autour du feu. Le vieux prêtre jeta quelques poignées de châtaignes dans la poêle. Les flammes crépitèrent jaillissant dans la cheminée. Le Roger sortit un flacon de sa besace. Des sourires apparurent sur les visages tendus et la vieille bonne se leva pour aller chercher des gobelets dans le buffet d’angle. Elle sortit de la zone éclairée et revint se rasseoir à pas pressés comme si elle avait le diable à ses trousses. Roger versa le vin. Il resta un godet sur la table, la vieille lui lança un regard peureux.
“Il ne va pas tarder”, dit le prêtre. Ils hochèrent la tête. Pas un mot cependant.
En effet, on frappa de grands coups dans la porte. La servante se détourna comme si elle n’avait rien entendu et tortilla la frange de son tablier. Alors le vieux curé eut un sourire indulgent et se leva pour aller ouvrir:
“Toujours aussi courageuse!”, plaisanta-t-il en lui tapant familièrement sur l’épaule. Elle grommela. Les autres approuvèrent à mi-voix.
Le froid du gel entra dans la pièce. Par l’ouverture, on aperçut le ciel, la Lucifer brillait de tous ses feux, énorme à l’horizon, malgré le clair de lune.
“Entrez”, invita le maître de maison. Un murmure parcourut l’assemblée pressée autour de feu. Ils serrèrent leur siège les uns contre les autres.
Le grand Loup blanc entra. Il était chaussé de grosses bottes en bon cuir. Il avait déjà revêtu la moitié de son apparence humaine. Quand il s’approcha de la cheminée, on s’empressa de lui faire une place, plus par crainte que par courtoisie. Les villageois avaient pris l’habitude de ces visites. Le presbytère était ouvert à tous...“Sans exception... ” ajoutait toujours le prêtre avec malice. Mais les hommes n’approuvaient pas l’excès d’hospitalité de leur curé.
Au début, ils s’étaient enfuis à grand renfort de signes de croix lors de ces visites inopportunes les jours de pleine lune. Mais le vieux curé s’était obstiné à laisser sa porte ouverte par tous les temps. Un soir, ils avaient bu un coup de trop. On frappa à la porte. Leur hôte réussit à les convaincre de rester pour faire connaissance avec ce Loup qui une nuit par mois n’était, après tout, qu’un habitant de la commune comme eux. Depuis, peu à peu, ils avaient pris l’habitude de siffler un dernier gorgeon avec lui.
D’ordinaire, une politesse en valant une autre, le Loup attendait d’avoir endossé complètement sa peau d’homme pour entrer. Mais l’hiver, parfois, quand le froid pinçait trop fort, il venait tout de suite se réfugier près de la cheminée. Dame! Sans poils par ce temps, il y avait de quoi attraper la mort!
C’est d’ailleurs un jour où il gelait à pierre fendre qu’il avait demandé pour la première fois l’asile au presbytère. Ses ancêtres étaient plus résistants aux intempéries. Mais lui sa nature d’homme était chétive, il tenait cela de sa mère, la boiteuse aux cheveux roux comme le soleil couchant.
Son père l'avait violée une nuit d’été qu’elle revenait un peu tard des champs en longeant le sous-bois.
Quand ils s’étaient aperçus de sa flétrissure ses parents l’avaient jetée dehors. Elle avait survécu par miracle, se cachant de grange en grange. La horde l’avait nourrie, comme elle avait pu des plus tendres lambeaux de viande: elle les trouvait à son réveil, déposés sur ses hardes. Puis à la naissance du petit, elle était morte. L'animal avait emmené le petit et l’avait élevé avec ses autres rejetons. Les nuits de pleine lune, il l’emmenait avec lui près du village et l’emmitouflait dans sa cape. Il voulait que son fils se familiarise avec les hommes. Après tout, il était chrétien comme eux puisque sa mère avait tenu à le baptiser avant de mourir. Il fallait se montrer ouvert aux idées modernes qu’on prêchait partout...
Aucun instituteur, par contre, n’avait accepté d’apprendre au louveteau la lecture et les vertus civiques. Mais le curé, un vieux saint idéaliste, ayant entendu parler de l’affaire, guetta une nuit le chef de meute. Il réussit à le convaincre de lui confier son fils. Et le petit vint assez régulièrement suivre les leçons. Aussi souvent, sans doute, que sa constitution chétive lui permettait de se transformer en garçon, en dehors des périodes prévues par la nature.
Ce soir encore le prêtre posa le verre du nouveau venu sur la table et s’assit à ses côtés tandis que les villageois s’entassaient serrés comme des brochettes d’étourneaux sur le banc d’en face. La vieille quitta l’assemblée en grommelant un vague “bonsoir”: c’est tout ce qu’on avait pu obtenir d’elle en fait de civilités.
Ils attendirent, on tira du feu quelques châtaignes rôties à point. Et on commença à les grignoter en silence.
Le mufle du Loup se raccourcit, sa peau devint plus lisse et les poils de son torse disparurent sous une veste en beau drap, découvrant une chemise aussi fine que celles qu’on vendait à la ville. Enfin il put avancer sa patte vers le gobelet, ses doigts encore griffus le saisirent. Il avala le vin d’un trait avec un grognement de satisfaction. On lui tendit le plat de châtaignes.
“Les étangs sont gelés” dit-il en le reposant son gobelet.“Demain, les enfants pourront faire du patin.”
Les villageois ne répondirent pas. Le Loup avait beau sembler pacifique, ils n’aimaient pas qu’il parle de leurs enfants.
“Ils sont solides; je suis passé la Mare des pins. Rien à craindre.”
Sa conversation commençait à intéresser les paysans. Ils demandèrent des détails. Le vieux Gaston jura: il n’avait pas tiré les poireaux pour la soupe. Avec la terre dure comme du bois il faudrait attendre le dégel: il allait se faire sonner les cloches par sa femme.
“Je vous déposerai un lièvre ou deux sur le seuil la nuit prochaine. Elle oubliera sa colère.”
Gaston remercia du bout des lèvres. Pour ne pas risquer de se le mettre à dos, les paysans n’osaient pas le lui avouer, mais leur femme brûlaient soigneusement les cadeaux du Loup de peur qu’ils soient contagieux ou que le diable les ait empoisonnés.
Il se faisait tard. Le Roger se leva le premier. Sa ferme était derrière la colline, il avait encore un bon bout de chemin.
“Ne craignez rien: j’ai laissé la horde du côté de St Fonds. Et ils ont bien chassé avec la neige qui est tombée hier...”
On le remercia, cette fois, plus sincèrement. Ce n’est pas que les hommes craignaient pour eux. Ils savaient bien que les loups ne les attaquaient plus. Mais ils avaient cette peur atavique qui les tenaillait la nuit, surtout quand ils les entendaient hurler. Et puis, il y avait le problème du bétail... Le Loup les avait bien prévenus qu’il ne pouvait pas exiger de ses féaux de respecter les poules et les moutons des hommes. Les proies du Bon Dieu sont à tout le monde.
Ils s’en allèrent les uns après les autre. Aucun n’osa serrer la main du Loup, sauf le fils du vieux Chiroubles.
Le curé les raccompagna à la porte puis il entreprit de dresser un lit de fortune en poussant la table le long du mur. Le Loup lui prit le lourd meuble d’entre les mains et le souleva sans effort. Il ouvrit un coffre et en tira une paillasse et des draps.
“Mélanie va encore hurler demain que “cette bête immonde “ a souillé ses draps!
- Laisse la dire, mon fils. C’est une vieille femme un peu superstitieuse. Mais elle ne te fera pas de mal.”
Le Loup cacha poliment un sourire. Il ne craignait pas les hommes, même quand, “par infortune”, il partageait leur état: il était fort et de haute stature. Un beau gars comme on dit à la campagne. Et jeune avec ça! L’été, il allait parfois aux fêtes qu’on donnait dans les autres villages, ceux où il n’était pas connu... Il voyait bien le désir dans les yeux de filles.
“Est-ce que je peux vous importuner un moment, mon père. Il y a quelque chose qui me tracasse.
Je suis dans la force de l’âge...
Il va me falloir une femelle.”
Le prêtre, surpris, s'assit sur le banc.
“Explique moi. N’as-tu pas toutes les louves de ta horde à ta disposition?
- Si fait,” répondit l’autre en retirant une châtaigne du feu, “et j’ai déjà engendré de nombreux louveteaux.
A présent, il me faut un fils!”
D’ahurissement, le vieux curé laissa tomber sa pipe... Elle se brisa. Le Loup se baissa pour ramasser les morceaux et les contempla d’un air dubitatif...
“Dommage! Vous y teniez. Je vous ai toujours connu avec...
Je vous en rapporterai une semblable la semaine prochaine si vous le permettez.
- C’est gentil à toi, mais je la regretterai: rien ne remplace une bonne vieille pipe culottée...”
Elle l’avait toujours accompagné dans ses joies et dans ses peines.
L’autre hocha la tête:
“Je vois,” dit-il en fourrant les morceaux dans sa poche.”Je verrai ce que je peux faire.”
Le curé sourit. Il y avait des sentiments humains que le Loup si civilisé soit-il ne comprenait décidément pas! Et il voulait se marier! Enfin...,“se marier”, il n’avait même pas été question de cela. Quoi qu’il en soit, il bénit le Bon Dieu d’avoir, dans Sa grande sagesse, laissé casser cette pipe. Sa maladresse avait détourné la conversation. Il espéra que le Loup n’oserait plus reparler de ses prétentions contre nature.
*
La semaine suivante, à l’heure des châtaignes, on frappa à la porte.
Les paysans frémirent et murmurèrent entre eux: ils savaient bien qu’aujourd’hui, le Loup ne pouvait pas revêtir son apparence humaine... Or, c’était bien son heure et sa manière un peu brusque de manier le heurtoir: s’il se mettait à les déranger même quand il n’était qu’un vulgaire animal, il y avait de l’abus!
Le prêtre alla ouvrir. La Bête avait peut-être besoin d’aide car ce n’était effectivement pas dans ses habitudes de déranger les hommes quand il n’était l’un des leurs.
Personne! Sur le seuil de la porte, il y avait un petit paquet de chiffons. Le vieil homme se baissa, déballa le présent: bien serrée dans les hardes, “sa” pipe apparue, toute brûlée, culottée de son tabac comme il l’aimait. De son coeur, instinctivement, monta vers le Bon Dieu une grande action de grâce, bien franche, du genre de celles qu’ont les enfants quand le Père Noël exauce leurs désirs les plus secrets.
Mais, immédiatement, il lui vint à l’esprit combien cette prière trop spontanée se révélait un blasphème. Car cette pipe, il avait beau la tourner et la retourner entre ses doigts, il n’y voyait aucune trace de brisures; or c’était bien la même, assurément, qu’il avait cassée! Il venait de remercier Dieu pour un acte de sorcellerie!
Si d’ordinaire, il n’était pas idiot au point de jeter les petites pièces de gibier que lui déposait parfois le Loup en cachette de la servante, cette histoire de pipe lui posait tout de même un cas de conscience d’une autre dimension: un lièvre ou un faisan, chassé au fusil ou chassé par une sorte de chien, ma foi! peu importait la manière... Mais dans la réparation aussi parfaite d’un objet, le saint homme n'était plus bien sûr qu’il ne faille pas deviner la complicité du Démon.
Il referma la porte. Son front était barré par une ride profonde quand il rejoignit ses paroissiens. Les paysans virent bien qu’il se livrait à une intense méditation. Il lut l’inquiétude dans leurs yeux:
“Si je n’étais pas prêtre”, plaisanta-t-il pour les rassurer,“je jurerais bien un bon coup! Ce diable de loup a retrouvé ma pipe dans un buisson! Elle avait dû tomber de ma poche, je la cherchais partout depuis une semaine.”
On but un coup pour fêter l’événement. Le curé y mit plus de coeur qu’à l’ordinaire; il lui fallait oublier le gros mensonge qu’il venait de proférer. Le Noireau sortit son tabac pour lui en offrir. Force lui fut de le remercier et de bourrer sa pipe sans rien laisser paraître. La servante lui passa la boîte d’allumettes en se signant trois ou quatre fois. Dans son cœur, le père pria le Seigneur de lui pardonner ce manquement. Il le faisait pour la gloire de Sa charité.
La première bouffée de ce soir était diaboliquement délicieuse! Privé de sa pipe pendant quelques jours, le curé glissa dans le plaisir sans autre forme de remords.
C’est la nuit qu’il ne dormit pas. Certes, la perspective de devoir confesser un mensonge public, surtout dans les circonstances bizarres qui l’avaient motivé n’était pas sans le tourmenter. Mais l’attitude du Loup le préoccupait bien davantage.
En tant que chrétien, il ne croyait pas trop au Diable et aux histoires de bonne femme qui courraient sur son compte. Comme curé, il était bien obligé de prendre au moins comme base de son magistère les points précis du dogme qui admettaient son existence. Jusqu’à présent, tout était simple pour lui: il y avait d’un côté le discours qu’il tenait à des paysans bornés dont il essayait d’ouvrir un peu l’âme et l’esprit, de l'autre, il y avait ses convictions personnelles. Il taisait sa foi éclairée et la mettait en pratique en accueillant le Loup chez lui. L’incident de la pipe remettait tout en question.
Le prêtre, s’il n’était pas inculte, n’avait reçu au séminaire qu’une éducation scientifique limitée. Pour pallier son ignorance et rester cohérent avec ses principes modernes de tolérance, il avait, peut-être trop hâtivement classé la nature du Loup dans l’immense masse des phénomènes inexpliqués que devait selon lui expliquer la Science pour la plus grande gloire de Dieu. On débarrasserait ainsi la religion de tout le fatras de farces et attrapes dont la tradition l’affublait.
Ce soir, il ne pouvait plus se contenter de sa foi en l’avenir de la recherche humaine. La question se posait, urgente: qui était le Loup?
Le vieux curé le connaissait depuis longtemps. Il avait au tout début de son ministère dans ces contrées reculées, accepté de lui apprendre à lire dans l’espoir que l'instruction et l’apprentissage des bonnes manières rendraient la Bête un peu moins dangereuse pour la population. Il n’avait eu depuis qu’à se féliciter de cette décision. Le jeune louveteau s’était montré en tout obéissant, respectueux et fidèle à son vieux maître. D’une intelligence bien au-dessus de la moyenne, il avait assimilé très vite les connaissances élémentaires que le prêtre avait pu lui transmettre et s’était montré curieux des manières d’être des humains. Comme eux, il avait désiré recevoir éducation morale et apprentissage des usages de la société. Le jeune homme avait même réclamé des livres qu’il avait dévorés pendant les nuits claires des étés de son adolescence.
Puis son père mort, il avait pris la responsabilité de la horde. Comme tous les chefs de ce monde, il avait à présent peu de temps pour s’occuper de son esprit, mais le curé savait que rien ne lui faisait plus plaisir qu’un livre. Et il lui en ramenait encore souvent lorsqu’il descendait à la ville.
Est-ce ainsi que la Bête avait appris à comprendre les sentiments humains? Etait- ce en quelque sorte à cause de lui que le Loup s’imaginait avoir le droit de prétendre s’accoupler à une femme. Car, le prêtre en était certain, il reviendrait à la charge: en usant des pouvoirs qu’il lui avait cachés jusque-là pour lui réparer sa pipe, le Loup avait voulu faire de lui son débiteur ou tout au moins lui démontrer qu’il comprenait l’âme des hommes et leurs attachements futiles.
A l'aube, le curé fut sur le point de céder à la superstition comme ses paroissiens, l'envie le tenailla de brûler cette pipe à laquelle il tenait tant. Mais la difficulté d’expliquer à la servante un geste aussi insensé sans réveiller en elle, et dans tout le village, les vieilles peurs ancestrales, le rendit à la raison.
Après tout, c’était un bon loup et une bonne pipe. Le démon, s’il existait, devrait compter avec cela. Et dans le soleil radieux du matin, il la bourra pour tirer la première bouffée de la journée sur le seuil de la porte. La meilleure! Dans un fourré tout proche, il entendit le bruit des brindilles sèches remuées par une présence invisible: le Loup sans doute. La bête s’éloignait heureux qu’il eût fait honneur à son cadeau. Le coeur du prêtre se dilata de la bonté de Dieu.
*
A la lune suivante, il faisait un peu moins froid. Les paysans espéraient que le Loup se dispenserait de ses visites hivernales. Mais sur le coup de sept heures, alors que la compagnie se détendait, il frappa à la porte et entra, deux bouteilles de vin vieux sous le bras.
“Et celles-là”, pensa le vieux curé en les débouchant, “les a-t-il volées, ou est-ce de toutes pièces une création de sa magie?”
Mais il se garda bien de faire part de ses doutes métaphysiques à l’assemblée déjà fort circonspecte. Bien au contraire, il donna allégrement l’exemple en s’enfilant avec une satisfaction non déguisée une bonne lampée de ce nectar délicieux. Après tout il avait besoin d’un peu d’ivresse pour se donner le courage d’affronter l’amitié du Loup sous l’angle tout nouveau où elle se présentait. Les villageois encouragés par son exemple et tout prêts à oublier leurs préjugés en faveur d’une tournée qui promettait des saveurs inconnues à leurs palais habitués à la piquette du coin, burent eux aussi, timidement d’abord, plus joyeusement presque aussitôt.
“Crénom de Dieu! C’est du bon!”
Le curé fit semblant de n’avoir pas entendu. Il n’était plus à un juron près! Le Loup sourit modestement:
“La cave de mes ancêtres...”, éluda-t-il.
Tout le monde le regarda avec surprise, le curé y compris.
“Tu as une maison? Toi!” demanda le fils Chiroubles qui avait toujours été un peu plus hardi et familier avec le Loup.
“Dame! Comme tout le monde!” répondit-il modestement. ”Mais je n’ai pas une mère ou une fidèle épouse pour y entretenir le feu pendant mon absence. L’hiver, elle est glaciale. C’est pourquoi j’aime venir me réchauffer avec vous.
Je vous y inviterais volontiers l’été. C’est un peu escarpé pour des jambes humaines. Mais si d’aventure la balade vous tente...”
On se récria poliment autour de la table. Vraiment ce loup se montrait trop familier. Boire son vin, passe encore... Les femmes n’en sauraient jamais rien. Et, eux qui étaient des esprits forts, savaient que si le prêtre en avait goûté, c’était qu’il n’y avait pas de risque de se damner... Mais aller se fourrer dans son antre! Il voulait rire, le bestiau! Il avait trop bu pour le coup et ne se rendait plus compte à qui il avait affaire! Ils n’étaient pas assez idiots pour se livrer aussi facilement à cette créature du Démon.
On n’en parla plus. Le Loup ne parut pas être vexé de leur refus. Ou du moins, il était trop bien élevé pour le laisser paraître.
Après le départ de ses ouailles, le curé prépara le lit pour le Loup, comme d’habitude. Et il allait lui souhaiter le bonsoir, quand il se rendit compte qu’il avait oublié de le remercier pour sa pipe. C’était amener la conversation sur un terrain bien brûlant, car enfin, en tant que prêtre, pouvait-il passer sous silence ou faire semblant d’ignorer le don peu ordinaire pour le moins qui lui avait permis d’effectuer une réparation aussi fine? Il prit son courage à deux mains et fit signe au Loup de s’asseoir encore un moment près du feu, puis comme il le faisait avec les gosses du catéchisme quand ils lui apportaient des pommes volées, de son air le plus compassé, il commença:
“Ton cadeau m’a fait bien plaisir, le Loup. Bien plaisir. Et pourtant peut-être aurais-je dû le refuser...”
Le Loup eut un geste de protestation.
“...J’ai hésité à accepter, tu sais. Mais j’ai pensé qu’un bienfait était toujours oeuvre du Bon Dieu..
Dis moi, entre nous, n’y a-t-il pas un peu de diablerie dans tout cela?”
Cette fois, c’est de la malice qui pétilla dans l’oeil de son compagnon:
“Ah, mon père, je me doutais bien que j’allais troubler votre conscience.
Jusqu’à présent je n’ai jamais voulu faire étalage des dons assortis à mon état: une sorte de compensation à notre misère que Dieu nous accorde de génération en génération. Les légendes n’ont pas tort. Nos pouvoirs sont immenses et bien supérieurs à ceux des hommes ou des animaux ordinaires.
Rassurez-vous, il n’y a aucune sorcellerie là-dedans. Ils nous sont naturels, comme de respirer ou de savoir nager... Mon père m’avait recommandé de ne pas effrayer les humains par des prodiges. J’ai gardé l’habitude de me montrer discret. Voilà une bonne précaution si l’on veut se faire accepter dans une société...
Il attendit quelques instants avant de proférer les paroles terribles que son interlocuteur redoutait:
“Vous le voyez, mon père, il me faut un fils. Je ne peux laisser les dons de Dieu s’éteindre avec moi”.
Le prêtre ne put dissimuler son agacement devant l’obstination du Loup.
”Te rends-tu compte que tu blasphèmes en voulant prendre épouse?
- Au risque de vous choquer, mon père, je me contenterais d’une brave fille qui aurait des bontés pour moi.
Mes ancêtres ont appris à leurs dépens que l’amour et le désir de fonder une famille étaient un malheur pour nous. Nous sommes élevés à renoncer aux joies naturelles.
Mais l’homme, je veux dire “la bête-homme”, a ses exigences. Je bande quand je vois une femme qui me plaît. Et plus les saisons de la reproduction passent, plus ce désir devient furieux et impératif. Je vous le dis en confidence encore un printemps ou deux et je ne répondrai plus de moi. Réfléchissez à cela: il me faut une femelle avant que je ne détruise la paix du village en culbutant une vierge derrière un fourré, comme mon père...
Ce n’est pas une menace... Mais la triste réalité d’une nature qu’il me faut accepter avec ses bons et ses mauvais côtés. Et quoique vos bontés pour moi aient pu adoucir mon âme, je suis aussi un animal, bien plus que vous ou même que le plus arriéré de vos paroissiens.
- Mon pauvre petit, je crois te comprendre. Cependant que veux-tu que je fasse? Quelles que soient mon affection et ma compassion pour toi, il est hors de question que je me rende complice d’une ignominie. Livrer, en toute conscience, une bonne chrétienne à un animal! Est-ce que tu te rends un peu compte!”
L’autre se mit à rire de l’affolement du prêtre. Ce n’était pourtant pas dans ses manières d’être grossier, mais le curé était vraiment trop ridicule à agiter ses grands bras dans l’impuissance de la nuit.
“Calmez vous, mon père. Nous sommes en hiver, vous avez tout le temps de réfléchir à une solution avant la saison des amours.
Parlez-en avec les villageois: dites leur bien que je ne serais pas bien difficile pour peu qu’on ne me refile pas une femelle déficiente. Ils ont bien un laideron à caser ou une indigente condamnée sans une aide providentielle à rester vieille fille.
Je paierai bien. La femme qui accepterait de reproduire ma race pourra tout me demander.”
Le curé soupira. Souvent, par le passé, le Loup avait mis à la disposition de ses oeuvres des sommes rondelettes dont il semblait disposer à sa guise. Bien des misères avaient ainsi pu être soulagées dans la paroisse. Il était un des rares dans le diocèse à ne pas avoir de problèmes de toiture pour son église. Les factures de réparations avaient toujours été payées rubis sur l’ongle par de mystérieux chèques, sans qu’il ait rien à demander à ses administrés.
Il avait toujours évité de chercher la provenance de cet argent providentiel, soupçonnant là-dessous quelque diablerie du Loup... Son directeur de conscience, à qui il s’en était ouvert une fois, lui avait clairement fait entendre que l’Eglise était trop pauvre à présent pour se permettre de tels scrupules.
Le Loup interprétant le mutisme du prêtre comme un doute, sortit de sa poche un billet de cent francs. Et le faisant glisser entre ses doigts, il étala sur la table deux liasses de beaux billets tout neufs.
“Pour vos pauvres, mon père.”
... Il va sans dire que je vous demande la plus grande discrétion sur la façon dont je me procure l’argent, y compris avec vos supérieurs. Les hommes sont si avides qu’ils seraient capables de me capturer pour tenter de profiter de mon pouvoir.”
Avec un pli d’amertume, il ajouta:
“Je vous parierais bien déjà qu’ils vont me pister pour découvrir ma cave. Je leur souhaite bien du plaisir!” Il rit. “Là-haut, il n’y a que vinaigre et feuilles mortes quand je n’y suis pas.”
Le prêtre regardait cet argent, un peu hébété, sans oser y toucher.
“Allons, vous n’allez pas faire comme vos paroissiens et vous mettre à voir le Diable partout? Croyez-vous, en admettant qu’il existe, qu'un grand personnage comme lui s’abaisserait à des broutilles pareilles?”
Et il lui fourra presque de force l’argent dans la poche avant de se jeter sur la paillasse.
“Bonsoir, mon père,” dit-il pour clore la discussion, en se retournant vers le mur. Il ronfla tout aussitôt car la configuration de son nez se sentait de l’usage quotidien d’un mufle et il avait toujours eu quelques difficultés de respiration.
*
Comme le Loup l’avait prévu, les paysans organisèrent dans le plus grand secret une battue pour le suivre jusqu’à son repaire, sans même attendre le prétexte d’un vol de poule... L’Antoine, dans l’aventure, se cassa la jambe en escaladant un rocher glissant... Le temps de le ramener au village sur un brancard de fortune et les traces du Loup s’étaient miraculeusement effacées... Ils rentrèrent bredouilles.
L’affaire vint aux oreilles du curé. Il tonna en chaire le dimanche suivant contre l’ingratitude de ses fidèles qui avaient attaqué une Bête aussi pacifique dont tout le village n’avait qu’à se louer et dont rien ne prouvait, vu son apparence humaine, qu’elle ne fût pas dotée, au moins les nuits de pleine lune, d'une âme immortelle comme tout à chacun. En privé, il menaça de dénoncer les coupables à leurs épouses pour avoir accepté et convoité le vin du Loup. Pour la plupart, il le savait bien, une telle dénonciation aboutirait à l’exclusion de la couche conjugale. Pire, plus une femme dans le village n’oserait se laisser approcher, surtout les servantes un peu niaises dont les hommes profitaient d'ordinaire derrière les meules de foin...
Le calme revint. On oublia l’affaire.
Le Loup ne parut point à la veillée, le vendredi de la pleine lune suivante. Secrètement les villageois espérèrent l’avoir vexé et être débarrassés d’un compagnon encombrant qu’ils ne subissaient que pour faire plaisir au curé.
Il vieillissait, le curé... Il avait des soucis, cela se voyait. Sa servante raconta chez l’épicier qu’il ne mangeait plus, et même... qu’il se laissait aller plus souvent que de raison à boire une gnôle avant de se coucher. Peine perdue, bien souvent, elle l’entendait qui marchait dans sa chambre presque toute la nuit...
A la fin du Carême, le prêtre descendit en ville comme chaque année pour faire ses Pâques. Il revint, encore plus préoccupé. Tout le monde en profita pour lui débiter les péchés que ces braves villageois avait sur le coeur depuis des lustres sans oser les avouer en confession. Ce n’est pas qu’il n’écoutait pas, mais il avait l’esprit ailleurs...
Cela dura jusqu’à Quasimodo.
Ce Dimanche là, il arriva dans l’église à l’heure de la messe, manifestement encore saoul comme une vache...! Une honte, chuchotèrent les bigotes. La veille, il avait dû prendre une de ces cuites pour préparer son sermon...! On ne l’avait jamais vu dans un état pareil. Mais le Bon Dieu avait eu pitié de lui et de son ivresse car le prêtre paraissait radieux et comme délivré.
Il monta en chaire et fit un prêche enflammé sur la charité universelle, étendant, à l’exemple de Saint François, le bon petit frère d’Assise, l’Amour de Dieu à toutes les créatures, même les plus humbles. Et en péroraison, dans une grande envolée des manches de son surplis - ce qui impressionna l’assemblée, car il avait revêtu celui qui avait de si belles dentelles - il cita l’exemple que tout le monde connaissait dans le village, le Loup. Dieu ne lui avait-il pas donné de ressentir Sa charité, alors qu’il n’était qu’un animal errant dans les bois? Il peignit sa gentillesse, ses attentions, sa générosité envers la population...
Le Saint Esprit dut lui donner un bon coup de main, ce jour là. Les femmes les plus superstitieuses écrasèrent une larme et se promirent de cuisiner le prochain lièvre que la Bête voudrait bien déposer sur leur seuil... Après tout, ce n’était pas normal de laisser perdre une viande, même si elle ne leur coûtait rien; on pouvait au moins nourrir les poules et les vachers avec...
Quant aux hommes, en se rappelant les bonnes bouteilles que le Loup pouvait apporter, ils se promirent de lui faire meilleur accueil, l’hiver suivant. Pour un peu, ils auraient regretté que, le printemps montrant son nez, ils aient peu de chance de le revoir avant les gelées de l’an prochain.
Mais la sincérité de leurs élans charitables fut mise à l’épreuve dès la Lune Rousse. Celle là, les paysans ne l’aimaient pas, c’était à coup sûr le jour où les démons sortaient des Enfers... Le gel revenait toujours une dernière fois tenter de griller les pousses de pomme de terre ou le lopin des imprudents qui avaient déjà semé les haricots.
Cette année-là, contrairement à l’habitude, la nuit brumeuse et glauque ramena le Loup au presbytère. En gros, ils firent bonne figure, les bougres! Dame, ils avaient à se faire pardonner leur escapade en direction de son repaire! Leur compagnon, toujours bien élevé, comme le seigneur du village de la vallée qu’ils rencontraient parfois sur les chemins, l’été. Il s’informa gentiment de leur maisonnée, ne se permit pas la moindre allusion à leur indélicatesse.
Comme l’autre fois, il déposa sur la table deux flacons de vin d’une couleur d’or. L’Antoine, à qui on devait seulement enlever son plâtre la semaine suivante, recula son siège dans l’ombre, pour cacher sa jambe infirme derrière ses camarades. Le Loup lui tendit le premier verre.
“Ta jambe sera bientôt réparée,” dit-il comme s'il pouvait voir à travers le plâtre.
Et ta famille, comment va-t-elle? Te remplacer à nourrir le bétail a dû être une lourde charge pour les femmes.
Tu as une soeur, je crois, qui a été bien malade cet hiver.”
Le villageois dit que “oui”, mais que grâce à la générosité du curé, il avait pu faire venir le docteur et payer les médicaments nécessaires. Maintenant la jeune fille courrait comme un lapin.
Le Loup eut un petit sourire. Et le prêtre qui avait compris où son invité voulait en venir, se racla la gorge.
“Elle est très jeune, et fraîche avec ça. Malheureusement, pas bien jolie. Tu auras du mal à la marier. Il aurait fallu que ton pauvre père, Dieu ait son âme, ne vous laisse pas ainsi démunis....”
Cette fois, le curé s’étouffa carrément dans son gobelet de vin. On lui tapa dans le dos et le Loup, comprenant que le tour de la conversation gênait son hôte, changea de sujet.
“On m’a appris que l’instituteur allait être rappelé en ville.”
Le visage des paysans se rembrunit. On en parlait, effectivement. Ce serait bien du souci et des changements. Il faudrait que leurs enfants prennent le car scolaire jusqu’au bourg de la vallée, comme ceux des autres hameaux isolés. Cela ne leur plaisait pas beaucoup. Ils ne pouvaient pas le dire devant le Loup, mais pour leurs petits, l’attente dans le froid ne comportait pas que des risques de santé. Les mères surtout pensaient que la horde pouvait toujours les attaquer. Ils allaient être obligés de faire une battue, au moins pour éloigner les fauves à distance respectueuse dans la montagne.
Chiroubles soupira:
“Il y a trop de travaux. L’Etat prétend que l’école n'est plus assez rentable. Si on ne les fait pas, elle va bientôt menacer ruine et devenir dangereuse pour les enfants.
- La décision n’est pas prise. Ils laisseront certainement le fils du maire achever sa scolarité ici. Cancre comme il est, ça nous donne deux bonnes années de répit.”
On rit autour de la table. Le maire n’était pas aimé des paroissiens. C’était un rouge. On votait pour lui à contre coeur, parce qu’il était riche et avait le bras long... C’est toujours utile à la campagne quand on est loin de tout. Mais il n’avait jamais rien fait pour réparer l’église. Tout le monde le savait bien. Et c’était un esprit fort, tellement borné qu’il refusait même de croire en l'existence du Loup. Il prétendait que les dernières battues menées par son grand-père avaient définitivement éradiqué les fauves de la région. Tout juste acceptait-il d’admettre, certains soirs d’hiver où l’on entendait plus distinctement que d’habitude la horde hurler dans le vent glacial qu’il pouvait en subsister quelques spécimens dans la montagne.
“Je vais aller voir le maire,” annonça le Loup. “Nous arriverons peut-être à nous entendre sur un financement des travaux de l’école, si les devis de l’Etat ne sont pas trop exorbitants. Et l’instituteur pourra rester en poste.”
On le regarda avec surprise. Le curé crut le moment propice pour révéler comment la paroisse devait au Loup le toit de son église. Les villageois firent semblant de le croire, par politesse, pensant que ses récentes agapes avaient dérangé l’esprit de leur pasteur.
Mais la compagnie se sépara joyeusement car le vin du Loup avait dilaté les esprits et coeurs.
*
Le Robert, plus intelligent que les autres, avait fréquenté l’école de la ville, un an ou deux. Il se rendit compte tout de suite des conséquences possibles sur la vie du village si la nouvelle du léger gâtisme que chacun avait pu remarquer chez le curé se répandait.
C’est qu’il n’était plus tout jeune! Si le diocèse entendait parler de sa faiblesse d’esprit, on le mettrait à la retraite. Et le prêtre parti, qui pourrait encore contenir les pulsions de la Bête. Certainement pas un jeunot. Il voudrait se mêler de tout et n’y entendrait rien. Le village aurait des tas d’embêtements avec la horde, et qui sait, peut être même avec le Loup s'il revenait à l’état sauvage...
Un soir, la belle mère se mit à souffrir d’une légère indisposition de printemps, sa femme décida de coucher à son chevet. Robert réunit à la ferme tous ses voisins.
Ensemble, ils convinrent qu’il fallait, pour conserver leur curé, fermer les yeux sur ses nouvelles lubies, subir sans mot dire ses sermons sur la charité universelle et même encourager leur épouse dans cette voie par leur exemple.
Il y eut bien quelques grincheux pour préférer une battue contre la Bête. Mais chacun, au village, connaissait sa force surhumaine et sa férocité dans la bagarre. La majorité fut d’avis de composer plutôt que d’affronter le danger.
Le prêtre, ignorant du concile qui s’était déroulé derrière son dos, ne put que se réjouir de l’ouverture d’esprit soudaine dont faisaient preuve ses administrés. Il en profita pour avancer quelques pions en faveur de son protégé.
La décision du préfet de maintenir l’instituteur à son poste arriva sur ces entrefaites. Un généreux mécène de l’école laïque venait de financer les travaux nécessaires à la rénovation de l’école. Même le maire et l’instituteur n’osèrent nier l’évidence qui se chuchotait dans le village: le Loup les avait aidés.
Encouragé par la bonne réputation de son geste généreux, il osa se risquer à visage découvert, un soir, sous les platanes de la grand'place. Les femmes s’enfuirent. Quelques-unes, plus hardies que les autres, avaient eu le temps de détailler sa haute stature, son visage affable et sa belle tignasse blonde comme les blés. Il revint plusieurs fois, à l’occasion des bals... On s’accoutuma à sa présence. Il y avait ceux qui n’y croyaient pas et le prenaient pour un étranger de passage et ceux qui “savaient” et voulaient montrer leur largesse d’esprit.
Quelques filles, un peu putain, se hasardèrent même à danser avec lui au nez et à la barbe de leurs coquins. Avec toutes, il se montra très galant. Chacune d’entre elles trouva sur sa fenêtre dans les jours qui suivirent qui un fichu, qui une paire d’espadrilles. Les autres filles du village crevaient de jalousie, malgré leurs mines de mijaurées.
Bref, on ne parla plus que du Loup dans les chaumières.
Et on en vint à s'accoutumer si bien à sa présence que l’Antoine ne s’étonna même pas de le voir débarquer à la ferme, la dernière lune d’Août. Ils burent ensemble très joyeusement deux bouteilles du vin doré apportées par la Bête. Par contre, quand le Loup prétendit avoir l’impudence de lui demander la main de sa soeur, l'Antoine le sortit à coups de pompes dans le train comme un vulgaire vacher.
Le curé n’apprit l'incident que bien plus tard.
Un jour, la jeune fille vint se confesser: elle avait vu l’animal se faufiler dans la grange de son frère, et à la nuit, avait épié leur conversation. Elle avoua toute rougissante que depuis la démarche du Loup, elle ne cessait d’avoir des idées coupables en pensant à lui.
Entre temps, la ferme avait brûlé. Ils avaient été contraints d’accepter l’hospitalité d’un cousin aux confins du village, à flanc de coteau, au pied de la falaise où l’hiver les loups venaient guetter leurs proie. Elle s’était décidée à se confier à un prêtre, malgré l’interdiction de son frère. La coïncidence la troublait et elle craignait pour son âme.
Il n’en fallait pas plus pour rejeter le curé dans les doutes les plus sombres sur les intentions de son protégé. Et comment lui en parler? On ne le voyait plus au village. Sans doute avait-il peur des bruits qui couraient sur l’étrange affaire de la ferme de l’Antoine. Celui-ci n’avait révélé à personne la demande infamante du Loup. Mais chacun se souvenait de la battue qu’il avait déjà payée d’une jambe cassée au printemps dernier. Une nouvelle vengeance? La meute allait-elle s’acharner sur sa famille, sur le village, peut-être?
La saison froide arriva. Le Loup ne se montrait pas. La horde même ne venait plus rôder dans les alentours; on aurait dit qu’elle avait émigré vers d’autres contrées. Pourtant, pressée de questions par le curé, la jeune fille, cause de toute l’affaire, avoua avoir vu les loups et leur chef rôder sur la falaise. Mais elle semblait la seule à pouvoir les apercevoir.
Son frère jura sur la tête de tous ses proches qu’elle avait des visions. Il l'enferma dans sa chambre.
Bientôt, à la ferme, bêtes et gens tombèrent malades les uns après les autres... Oh, rien de grave... Juste de quoi avertir l’imprudent de se tenir à carreau. Et naturellement, seule Angelina la jeune fille Loup convoitait fut épargnée. On eut beau la séquestrer de plus belle, elle se montrait désormais d’humeur toujours égale et joyeuse, comme si une présence amie la réconfortait à chaque instant.
Au presbytère par contre, plus de visites de la Bête. Pourtant le temps se montra particulièrement froid cette année-là. Le prêtre se reprocha d’avoir mal préparé ses paroissiens à l’idée d’admettre le Loup dans la communauté du village. Et s’il lui était arrivé malheur!...
Les rigueurs de la saison atteignirent un à un tous les paysans. Et les finances de la paroisse se révélèrent dans l’impossibilité de venir au secours des misères. Des vieux moururent. Des enfants aussi. Les femmes accouchèrent dans des conditions épouvantables, comme autrefois, chez elles. La neige les isola totalement de tout secours. Les vivres et les produits de première nécessité manquèrent. Seul, une ou deux fois par mois, l’hélicoptère des gendarmes apportait l’indispensable.
Enfin le printemps revint. Le village était exsangue. Il avait été coupé de la vallée pendant plusieurs mois. Les routes, qui d’ordinaire ne se trouvaient jamais sur les chemins des avalanches, avaient été barrées jusqu’au dégel par de gigantesques congères. On avait essayé d’attaquer la glace à la pioche. Bernique! On dut attendre le redoux pour emprunter le moindre chemin muletier. Les villageois se rendirent au bourg dans la presse de la débâcle, ils s’embourbèrent les uns après les autres. On perdit du matériel et du bétail...
Chacun avait eu son lot de malheurs.
Le Robert, qui était une tête, alla voir l’instituteur et lui demanda si, à son avis, il pouvait y avoir une relation entre la disparition des loups et les calamités qui s’abattaient sur la région. Le maître, très gêné, lui avoua devoir son maintien à l’intervention d'un haut personnage. Il l'avait appris du Rectorat. Le Loup avait-il tant de pouvoirs? Il avait réussi là où le Maire avait échoué. Depuis, le professeur n’avait cessé de réfléchir à l’affaire, mais il n’était arrivé à aucune réponse satisfaisante pour sa raison. Ils décidèrent qu’en matière de surnaturel, mieux valait consulter le curé et ils se rendirent de concert au presbytère.
Ce soir-là, le prêtre dînait maigrement d’une soupe de lard et de châtaignes. Seule un peu de crème surette agrémentait ce qui avait été, cet hiver, son ordinaire. Il les invita néanmoins à partager son repas sachant que, privé de son salaire par les intempéries, l’instituteur vivait plus frugalement encore.
Il s’attendait bien à ce que les hommes lui parlent du Loup. Cela le faisait un peu sourire de voir le maître d’école qui n’avait auparavant jamais mis les pieds chez lui et le Robert qui clamait partout que le curé était gâteux, recourir à ses lumières. Il les laissa dire leur petite affaire sans mot dire. En les reconduisant à la porte,le prêtre leur donna peu d’espoir quant à une réapparition du Loup et de ses bienfaits. Pourtant, il savait bien comment depuis plusieurs jours, on entendait du bruit dans les fourrés près de chez lui. L’attrait de la femelle avait ramené la B&eci
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Style : Nouvelle | Par Anne Mordred | Voir tous ses textes | Visite : 611
Coup de cœur : 10 / Technique : 8
Commentaires :
pseudo : obsidienne
haletant ! normal pour un loup...
pseudo : ombres et lumières, une vie
J'ai lu avidement tout votre texte. J'attends la suite avec impatience ! Enorme coup de coeur !
pseudo : G. Aers
est ce que le titre du livre a un rapport avec la ville de la louviere?
pseudo : Anne Mordred
Merci à tous. Non, aucun rapport avec une ville. Par contre, le texte fut inspiré par un grand Bordeaux du même nom, je l'avoue. In vino veritas!
pseudo : Anne Mordred
Hélas, le texte est tronqué, je m'en aperçois ce jour, je tâcherai de le compléter Ombre et Lumière et je t'avertirai. Excusez moi.
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