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Natacha. par Plume

Natacha.

 

 

                                      NATACHA.

           

            J'avais du céder aux reproches de mes parents et retrouver pour quelques jours la maison familiale, perdue dans les monts du Lyonnais. Il est vrai que depuis ma liaison avec Natacha je les négligeais  quelque peu. Je voulais garder secret ce nouvel amour...Sans doute auraient-ils craint, s'ils avaient soupçonné la place qu'il occupait dans ma vie, que mes études aux Beaux-Arts ne passent au second plan.

            Avant de me décider à partir, j'avais voulu à tout prix achever le portrait de la jeune femme : un nu que suggérait pudiquement la fluidité d'une toilette estivale.

 Tandis que mon pinceau suivait les sinuosités de son corps courbé telle l'anse d'un vase grec, que je tentais de saisir l'éclat tantôt mutin, tantôt brusquement assombri de ses yeux bleus,  que je m'efforçais de ne pas trahir la grâce désordonnée, la lumière tamisée de sa chevelure, je revivais ou anticipais nos nuits. Guidés par mon désir, mes caresses reconnaissaient l'arabesque de ses hanches,  mon visage s'égarait dans le parfum de ses cheveux, mes baisers apaisaient pour un temps ce regard...Ce regard qui, parfois, devenait pour moi une énigme : tel un lac de montagne qu'assombrit un fugace nuage , il pouvait passer en l'espace d'une seconde de l'insouciance la plus espiègle à l'expression d'une angoisse irrépressible. Cependant, je la savais foncièrement sincère, je ne doutais pas de son amour...Je me rassurais en me traitant de niais, incapable de comprendre la délicatesse de la sensibilité féminine, plus complexe encore chez les Slaves...Lorsque je la questionnais, elle me répondait évasivement :

« Un jour, je t'expliquerai ! »....

Nous sous étions rencontrés très banalement au cours d'une soirée de la faculté de médecine, entre deux coupes de champagne, au milieu du joyeux chahut des carabins : mon cousin, comme elle, étudiant en troisième année,  me l'avait présentée, mais son attitude, celle d'un simple camarade, m'avait rassuré : Natacha paraissait « libre »...Le contraire m'eut désespéré car j'avais été immédiatement saisi par cette beauté si différente de celles que je côtoyais dans mon atelier. Entre nous, tout avait progressé très vite ; d'une nature spontanée, elle avait suivi simplement les élans de son cœur ; quant à moi, l'amoureux et le peintre étaient comblés.

Tout en me concentrant sur les méandres de la route, je revivais ce passé encore proche, et plus particulièrement l'instant de notre séparation, quelque heures auparavant :

« Reviens vite ! »

Le claquement de ma portière n'avait pas couvert l'intensité de cet appel...  Il résonnait encore en moi y creusant le même malaise que celui que je ressentais lorsque la main de Natacha serrait si fort la mienne chaque fois qu'une sirène d'ambulance déchirait la rumeur de la ville ou que nous croisions un convoi funèbre. Je devinais bien alors chez Natacha une peur incoercible de la mort, surprenante pour un être si jeune...Dans ces instants-là, les constellations de ses yeux s'éteignaient, elles faisaient place à un obscur ciel d'hiver sans lune et sans nuages. Je me dominais alors et simulait la légèreté :

« Et tu veux devenir médecin ! »

« Ne fais pas attention, ce n'est rien ! Je sais être forte lorsqu'il le faut ! » me répondait-elle. »....  

 Mes parents pressentaient-ils dans mon attitude une secrète préoccupation ? Leur tendresse tissait  autour de moi une toile protectrice qui se dissolvait à l'approche de la nuit : mes rêves étaient hantés par le regard de ma maîtresse  où je percevais comme un cri de reproche.

Et cependant lorsque je me perdais dans la forêt de nos souvenirs communs, déjà dense en dépit de la jeunesse de ses racines, je redécouvrais des sentiers fleuris de joies et d'insouciance. En dehors de nos heures studieuses, nous aimions le cinéma, le théâtre, les soirées dansantes, les concerts, les expositions, le ski vers la Savoie ou le Jura proches ... Lorsque nos finances criaient famine, nous nous satisfaisions de longues promenades le long du Rhône ou d'un simple pique-nique. Etre ensemble nous comblait.  Parfois, hors du temps et de l'espace ; côte à côte sur un banc, nous voyagions avec les péniches, nous laissions notre regard errer au fil du courant, plonger dans les remous du fleuve. Seules, les taches d'inquiétude traversant le visage de mon amie noircissaient notre bonheur, mais je me promettais de les estomper.

Un soir, je reçus un premier mail :

« Reviens, je n'en peux plus. »

Je préparai donc mes parents à un départ hâtif, prétextant une exposition imprévue, habile bouclier contre leurs injonctions.

   Dès le lendemain, un second message affola l'écran de mon ordinateur :

« Il est temps que je te révèle les causes de mon  angoisse.  Parmi tous mes professeurs, le plus brillant, le plus renommé, celui dont tous les « lèche- bottes » recherchent les faveurs est Monsieur Kaplan, d'origine autrichienne. Sa célébrité provient certainement de son savoir, de l'originalité de sa pédagogie, mais également de ses écrits et recherches sur les relations existant entre l'anatomie et l'esthétique. D'étranges rumeurs circulent à son sujet : sélection de cadavres selon des critères de beauté, embaumement etc...Son apparence physique insolite contribue à accroître cette singulière réputation : cheveux rares, regard scrutateur qui vous met à nu derrière des verres épais, teint olivâtre, silhouette efflanquée flottant dans des vêtements trop grands ; portrait surprenant pour un être encore jeune.... Je peux avouer que depuis longtemps son allure me mettait mal à l'aise ; mais s'il ne s'était agi que de cette impression j'en serais venue à bout.

Or, voici quelques semaines, à la sortie d'un cours, son regard s'attarda sur moi avec une expression signifiant « Je t'aime ». Une femme ne se méprend pas, d'autant que ce n'était pas la première fois, mais ce soir là, l'intensité était telle que je sentis un froid glacial courir dans mes veines.. J'ai  très bien perçu qu'il ne s'agissait pas des oeillades que me lancent parfois les hommes...ce  regard était celui de la mort, terrifiant comme la lame d'une épée. J'ai toujours fait preuve d'une sensibilité réceptive à l'environnement et aux êtres...Lorsque je songe que cet homme se complaît dans l'intimité des cadavres il me fait horreur ; j'ai peur ; une peur qui me laisse sans défense.... J'ai besoin de toi, toi seul peut me rassurer, me redonner ma joie de vivre...Reviens !

Demain, j'essaierai d'être courageuse ; pour me changer les idées, j'irai en t'attendant, me promener le long des quais comme nous le faisons souvent ensemble.

Je t'aime.

                                                                       Natacha.   

En  redescendant vers Lyon, invisible sous un plafond de brouillard qui ne laissait deviner que le tracé indécis du confluent, je tentais de dissiper le trouble laissé par les messages de mon amie...J'invoquais son émotivité, tout en faisant confiance en sa robuste santé...La radio diffusait une apaisante sonate de Bach ...Elle s'interrompit brusquement :

_ On nous transmet une information de dernière minute :

« Le corps d'une jeune femme à demi asphyxiée été remonté à bord  d'une péniche  à la hauteur de Gerland, lieu où le parapet de protection est endommagé... On l'a transporté d'urgence à l'hôpital.. »Accident ? Crime ? Suicide ? »

Je tentais de lutter contre l'affolement intérieur qui s'empara de moi :

« Pourquoi serait-ce forcément Natacha ? Sois lucide ; elle n'est pas la seule à aimer flâner au bord du Rhône ! »

Je me dirigeai aussitôt vers notre chambre d'étudiant : ses vêtements soigneusement rangés vivaient de son parfum ; son absence m'alarmait. Mais pourquoi serait-elle forcément significative de malheur ?...

Je poursuivis ma recherche chez mon cousin : Il n'avait pas aperçu Natacha dans l'amphi...En voyant mes traits déformés par l'angoisse, il me secoua :

« Imagines-tu seulement la foule d'étudiants dans l'amphi ? Une personne peut y passe inaperçue ! » 

Afin de sortir de mon incertitude, je lui proposai de m'accompagner à l'hôpital ; mais lequel ? Le plus judicieux, suivant mon instinct, me paraissait celui où exerçait le Professeur Kaplan.

« C'est Jules Courmont me répondit-il. Je veux bien me joindre à toi ; mais pourquoi penses-tu que Kaplan soit mêlé à cette affaire ? »

Je lui relatai alors en détail le mail de Natacha ; je le sentis ébranlé, mais non convaincu.

« Ignores-tu que Kaplan dirige le service de Chirurgie Réparatrice, qu'il réalise des prodiges auprès des grands brûlés, des blessés de la route, qu'on accourt des quatre coins de France pour être opéré par lui ? Ce que tu crains me paraît d'une totale absurdité, aux antipodes du but qu'il poursuit : conserver et non détruire... »

« Je t'entends, mais il peut exister  des fous, des maniaques,  même parmi les intelligences  supérieures. »

A l'Hôpital, mon cousin, connu du concierge en tant qu'étudiant en médecine, demanda les soins intensifs. Après nous être revêtus de la tenue réglementaire, nous avons interrogé l'interne de garde sur les asphyxiés actuellement en réanimation.

Là, mes yeux fouillèrent en vain cette étendue de lumière mercure, chirurgicale, distribuée par d'impitoyables éclairages.. Dans ce silence insolite, je sentais la mort monter à l'abordage...Il fallait chercher ailleurs, dans d'autres salles...Je me retenais d'exister, me rattachant à l'ultime espoir de reconnaître parmi les soupirs et les râles ceux de Natacha..Mon cousin, devinant l'inutilité de toute parole, me soutenait de son silence....Bientôt, il ne nous resta plus que la morgue : sinistre catacombe, gisants recouverts de draps blancs, semi obscurité où étincelaient les instruments nécessaires aux autopsies...Mon cousin me rejoignit alors que j'en franchissais la sortie :

« Inutile de poursuivre tes investigations ; elle ne figure pas sur le registre des morts ; j'espère que tu es enfin convaincu... Rejoins-moi sur les quais, nous boirons un pot ensemble...»

Une onde de bonheur m'allégea : la noyée du Rhône n'était pas Natacha ! J'allais enfin m'évader de ce tombeau..respirer librement...la rencontrer peut-être...

 Au bout du couloir nous conduisant vers la sortie, j'aperçus une porte entrebâillée, on pouvait y lire « Privé ». Je franchis l'interdit :...Sur une table de marbre ; plongée dans le sommeil de la mort ressemblant à une panne d'existence, Natacha gisait nue , impudiquement livrée, ses beaux cheveux épars, ses bras potelés attendant en vain mes caresses.

Un insoutenable nœud d'horreur m'étouffait ; je m'enfuis. 

P.S.commentaires, critiques sont les bienvenus. merci.Amitiés.Plume.  

 

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Commentaires :

pseudo : ifrit

Ce texte est d'une angoisse ! La trame est rondement menée et bien que le mail ne paraisse pas naturel, on s'y prend. Une autre ! Mais plus joyeuse alors.