L'Orbitelle.
Heureux émigrants étions- nous : descendus de nos sombres et austères Ardennes vers la Provence ensoleillée ! Nous l'attendions depuis si longtemps cette mutation à Cadarache !... Où nous fixer ? Car nous espérions bien une installation définitive : la commune de Venelles nous parut un choix judicieux ; elle est d'ailleurs devenue depuis des décennies le dortoir de l'usine.
Après de multiples recherches, nous nous sommes décidés pour une villa déjà construite, située hors du village, au carrefour des routes conduisant, l'une vers Pertuis et le Vaucluse, l'autre vers les Alpes. Le terrain, vaste et agréable portait un nom étrange : « L'Orbitelle. » Son étendue généreuse nous attirait : nous songions à la liberté dont jouiraient nos enfants, eux qui, jusqu'alors n'avaient connu que la parcimonie d'un appartement...Pour ma part, je dois avouer que le nom avait pesé dans mon choix : il chantait, rimait avec « dentelle, hirondelle » ! Quant à la maison, pendant plusieurs années, nous l'avons bichonnée, transformée...Le jardin, triste, monotone, mathématiquement tiré au cordeau à notre arrivée, prit peu à peu l'allure fantasque et joyeuse de ses semblables d'Outre-Manche, avec toutefois les couleurs plus vibrantes du Midi.
Alors, pourquoi ces lieux qui naguère m'avaient séduite, pourquoi cette maison, ce jardin où je m'étais dépensée sans compter pour leur donner un nouveau « look » en accord avec mes goûts du moment, me devinrent peu à peu hostiles ? Insensiblement, je me surpris à regretter notre vieil appartement aux alentours de Charleville où je pouvais relire mon enfance, les étapes de la vie de mes parents....Non, ce n'était pas le «mal du pays » que j'éprouvais, je ne ressentais pas la nostalgie du terroir ardennais lui-même, je ne désirais pas y retourner sauf pour quelque occasionnelle vacance... : je soupirais seulement après cet ancien sol gréseux où plongeait le lignage de mes forêts. ...Tel un arbre incapable de s'enraciner en profondeur dans une patrie sans mémoire, de jour en jour je m'étiolais...Sans doute m'aurait-il fallu connaître qui avait ensemencé cette terre, quelles mains avaient guidé la charrue pour la labourer ? Alors, peut-être m'aurait-elle acceptée ? je m'accusais vainement d'étourderie, de légèreté, de m'être laissée séduire par la sonorité d'un nom...
Ainsi, insensiblement, je m'enfonçais dans mon « mal être », je m'y enfermais, incomprise par les miens qui me croyaient capricieuse, par mon mari lui-même, impuissant à me sortir de ce marasme, à communiquer avec cette « huitre » si hermétique. Il ne reconnaissait plus dans cette femme frigide l'amante de naguère toujours réceptive à sa tendresse. Allais-je le perdre ? L'aimais-je encore ?
La saison n'était pas propice à me guérir de ma mélancolie. Je ne goûtais pas cette fin d'automne provençal dénuée des chatoyants tapis de feuilles mortes des forêts plus septentrionales, où s'enfonçaient sensuellement mes pas. Ingrate, chaque soir, lorsque l'ombre étendait son linceul, j'oubliais la luminosité de midi.
Ce soir-là, la nuit était tombée depuis plusieurs heures sur une journée qu'une pluie froide et continue avait rendue très morose ; les horizons fuyaient derrière un brouillard dense...Notre chien aboya...Quelques instants plus tard on frappait à notre porte.., timidement, sans insolence...Avant qu'un quelconque sentiment de peur ne puisse nous effleurer, nous nous retrouvions tous sur le seuil, devinant quelqu'un en difficulté. Nous ne nous trompions guère : une femme déjà âgée, trempée, que nous devinions assez émue, nous mit au courant de son problème. Après quelques signes mécaniques avant- coureurs, sa voiture était tombée en panne ; elle avait eu seulement le temps de se ranger sur le bas côté afin d'éviter tout accident. Dans un premier temps, toutes les énergies de la famille s'unirent pour mettre le véhicule en sécurité chez nous...Il fallut ensuite songer à téléphoner : tous les garagistes d'alentour reçurent notre appel mais aucun, à cette heure tardive, n'accepta de se déranger. D'après les explications de l'étrangère, nous comprenions bien qu'il s'agissait d'une panne grave...Que faire ? D'un commun accord, sans même nous consulter, nous lui proposâmes de partager notre dîner et notre toit et de reconsidérer son problème le lendemain matin seulement. Elle accepta avec une agréable simplicité dénuée de sans-gêne...Alors commença une très longue veillée ...La singularité de la situation, l'hostilité du dehors contrastant avec la chaleureuse intimité du feu de bois créaient une ambiance presque surréaliste. Notre invitée impromptue se révéla une intarissable conteuse :
Elle commença ainsi son récit :
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« Le hasard emprunte parfois des détours assez inattendus ; on pourrait se demander s'il n'est pas guidé par quelque invisible main. Pourquoi cet incident s'est-il produit ici ? A ce carrefour précis, jouxtant cette terre qui, il y a un demi siècle appartenait encore à ma famille et ce, si l'on en croit les archives depuis des temps immémoriaux ? Ne croyez-vous pas qu'il y a là, de quoi se poser des questions sur les fantaisies du destin ?
_Les « Agnel » (mon patronyme) , étaient depuis très longtemps les métayers du Marquis D'Albertas ; comme tout métayer ils possédaient des biens en propriété :L'Orbitelle a toujours fait partie de leur patrimoine...
_Pour moi, ce lieu représente bien davantage : il raconte une longue histoire entre les amandes et moi...Oui, il était planté d'amandiers, ceux qui espèrent le printemps alors que l'aube étincelle encore de givre ; arbres sobres, fleurs si résistantes au froid sous leur fragile apparence...Quelle insulte que les nouveaux propriétaires les aient exclus de leur jardin prétextant leur vieillesse et leur maigre rendement !
_Pendant ma petite enfance, la récolte était pour moi, enfant de la ville, un véritable jeu. Ma légèreté m'autorisait à grimper dans l'arbre et je me sentais très efficace lorsque je serrais une poignée dans ma petite main et réussissais à la lancer sur le grand « bourras »(carré de toile de jute) tendu au sol...Quelques instants plus tard, inconstante da ma tâche, je redescendais et, profitant de l'inattention de mes parents, tel un jeune écureuil, tentais de casser l'écorce friable entre mes dents. Je réussissais parfois car nos amandes étaient des « princesses »(variété recherchée à l'écorce tendre)...Ce seul nom me faisait rêver... je caressais leur coque d'un vert si tendre et si velouté...Mais mon père déjouait très vite mon innocente astuce et, plein d'indulgence,(il devait sans doute avoir commis la même imprudence dans son enfance paysanne) il s'asseyait à mes côtés et tout en m'expliquant la fragilité de mes dents me cassait des amandes entre deux cailloux...J'observais son geste, délicat, mesuré, pour ne pas blesser la finesse du bois ; dirigé avec précision sur la ligne où se rejoignent les deux parties de l'écorce .Miraculeusement, l'amande sortait, intacte, de cette opération, alors que moi, la plupart du temps, je ne parvenais qu'à l'écrabouiller...L'intérêt du jeu atteignait un paroxysme lorsque, surpris, nous découvrions une « philippine »(deux amandes jumelées à l'intérieur d'une même coquille). Rendez_vous était pris pour le lendemain matin, dès le lever...Celui qui, le premier annonçait « philippine » avait gagné le concours !
1939_1945
_La guerre, et son cortège de privations firent de nos « princesses » une denrée précieuse. Pour moi, l'abandon progressif de l'enfance allié à l'austérité de l'époque transformèrent le jeu de naguère en occupation plus sérieuse qui, sous l'impitoyable soleil d'Août me paraissait parfois fastidieuse. Fort heureusement arrivait la pause de midi : menu souvent frugal comme celui de mon père autrefois alors qu'il était encore paysan : fromage de brebis, amandes, pain. Tout naturellement suivait l'heure de la sieste à l'ombre recherchée d'un chêne...Tandis que mes parents s'assoupissaient, je me plongeais voluptueusement dans la lecture alors interdite de « Autant en emporte le vent » ; l'environnement s'évanouissait tandis que, comme Scarlett, je tourbillonnais dans les bras de mon séducteur.... Et le ramassage reprenait jusqu'à ce que le couchant flamboie. Mon père gaulait vigoureusement : la pluie drue s'abattait sur les « bourras » tendus ; il fallait suivre le rythme...Mais, de temps à autre, il s'arrêtait ; plus efficace que nous, il nous aidait à remplir les derniers sacs.
Lorsqu'arrivait l'heure du retour nous unissions nos forces pour rassembler les sacs vers le carrefour...Je devinais la fatigue silencieuse de Maman, peu entraînée aux travaux campagnards, mais fière, elle refusait de l'avouer...Nous apercevions enfin une charrette amie...Pour moi, la remontée vers le village rythmée par le pas des chevaux devenait le « Far-West », récompense d'une journée qui s'achevait dans la joie et je chantonnais quelque refrain de gaucho en vogue..
La charrette s'arrêtait devant le « Grand Logis », demeure où ma grand- tante Madeleine régnait en maîtresse sur son mari et ses cinq fils, nous y débarquions notre cueillette et, dès la fin du dîner, commençait cette veillée communautaire où l'on « triait les amandes »(travail qui consistait à séparer le fruit de sa coque verte) .Les cousins se risquaient bien à quelque plaisanterie, mais leur mère Madeleine « veillait au grain » ! Hors de son regard, ils se hasardaient à me glisser sous la table les « philippines »...La vie du village, les travaux des champs avec leurs aléas alimentaient la conversation des adultes ; je constatais que Maman tentait de s'ouvrir à ce monde qui n'était pas celui de ses origines.......Et le lendemain séchait au grand soleil, devant la porte ,le résultat du travail de la veille...A la fin de l'été, chacun remportait un nombre de sacs proportionnel à sa propre récolte...Oh ! il ne s'agissait pas, bien sûr, d'un savant calcul mathématique ! Existe-t-il encore quelque part chez nous une telle réciprocité dans la confiance, un labeur accompli collectivement en s'accordant le temps d'échanger ?
Rentrés à Marseille, les amandes finissaient de sécher dans notre appartement, dans d'invisibles cartons glissés sous nos lits ! Elles allaient alimenter nos desserts hivernaux. Maman se créa, au fil des ans, une spécialité en confiserie : patiemment, elle pilait les amandes, les malaxait ensuite avec un sirop constitué d'un mélange de sucre et d'eau de vie(celle que nous fournissait notre vigne) ; lorsqu'elle jugeait la pâte suffisamment épaisse, elle la façonnait en losanges, nous nommions ces délices « calissons ».Pour nous, ils valaient largement ceux des maîtres en la matière, introuvables à l'époque en dehors du « marché noir ».Nous les retrouverions sur la table de Noël...En cet hiver 44-45, je rendais souvent visite aux blessés de l'hôpital militaire proche de chez nous...Maman prévoyait toujours pour eux quelque unes de ces délicates friandises joliment présentées.....
Mais il faut croire que c'est à L'Orbitelle que m'attendait mon destin :
Un soir d'Août 1945, alors que nous nous apprêtions à rassembler nos sacs, une jeep s'arrêta au carrefour. Il ne me fallut pas longtemps pour reconnaître l'officier que les aléas de la guerre avaient mis sur ma route au moment de la libération. Comment m'avait-il retrouvée ?... Les voies de l'amour sont, dit-on impénétrables....
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Pendant tout le récit de la grand'mère, se produisait en moi un phénomène étrange : une sensation physique et psychique à la fois : mon cœur se dilatait, ses battements s'apaisaient, mon souffle s'amplifiait, mon regard s'éclairait ; j'avais l'intérieure vision d'un arbre de vie qui s'enracinait au plus profond de mon être. Cette « mue » devait transparaître car les miens me fixaient en souriant. Oui, l'ancienne femme avait rejeté sa pitoyable peau d'hiver pour retrouver sa parure de soleil.
Dans le terreau d'espoir légué par notre visiteuse d'un soir, nous pourrions désormais replanter des amandiers et notre amour.
Plume .12/12/08
P. S;commentaires bienvenus.Merci.
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