29 mars.
Lorsqu'il poussa la double baie vitrée sur ses rails, d'emblée, un vent glacial s'engouffra dans l'appartement.
Ses notes sur son bureau s'envolèrent en désordre mais fort heureusement, Harry était un homme prévoyant car il avait jugé bon de poser le presse-papier en ivoire sur la lettre qu'il avait laissée.
Ses cheveux s'ébouriffèrent, une bourrasque froide lui gifla le visage et fit pleurer ses yeux.
A l'infini, les klaxons des voitures et les feulements des moteurs semblaient se répercuter comme l'hallali d'une ville qui s'éteint.
Par milliers, les lumières s'étaient allumées dans les appartements des immeubles voisins. La rue était presque déserte. Il était 23 heures. Les cloches de la cathédrale se mirent à jouer.
Harry tenta de les apercevoir au travers les ténèbres nuageuses, mais de si loin, ses yeux ne voyaient pas. Il put à peine reconnaître les reliefs maudits des gargouilles géantes qui semblaient l'attendre...
Il fit un pas sur la corniche.
Prêt pour le grand plongeon.
Le grand plongeon, le dernier pas.
Parce qu'il n'avait jamais fait le premier pas.
Il inspira encore une longue bouffée d'air vivifiant, ses mains se résignèrent à lâcher le bord de la fenêtre, et ...
Il sauta.
120 mètres, l'avant‑dernier étage.
3 longues secondes.
Dans une gerbe de sang grotesque, Harry s'écrasa lourdement sur le trottoir, entièrement disloqué, tué net sur le coup !
Le grand plongeon, l'unique plongeon, le premier pas...
Quelques badauds accoururent, une fille en mini-jupe se pencha sur sa dépouille comme explosée, c'était fini.
Harry Wilson avait 43 ans, c'était un vieux garçon bien tranquille, qui avait sauté du 38ème étage de l'immeuble qu'il occupait.
Harry Wilson avait voulu en terminer avec la vie.
A l'attention des enquêteurs, il avait laissé une lettre expliquant son geste désespéré.
Messieurs,
Quand vous trouverez cette lettre, je ne serai plus de ce monde.
Je ne suis pas devenu fou, je ne suis pas malade ni condamné.
Je suis malheureux. Trop malheureux, tout simplement. Vous lui direz, je compte sur vous !
Dix ans plus tôt
En arrivant au bureau, Harry Wilson avait suivi Lambert de près.
Lambert était son Directeur, il fallait d'ailleurs l'appeler Monsieur Lambert.
- Vous m'accompagnez ? demanda Lambert de sa voix autoritaire, en retenant l'ascenseur.
- Si vous le permettez. Wilson l'avait suivi.
- Je suis content de vous, Wilson, vous faîtes du bon travail. La Direction est satisfaite, cette fois, vous l'avez votre promotion !
- Merci Monsieur Lambert. Merci !
- Ne me remercier pas, vous la méritez. A présent, vous faîtes partie du personnel de cadre, vous serez mon proche collaborateur !
- Je, .. merci Monsieur Lambert.
Comme l'ascenseur s'ouvrit, Harry laissa passer Lambert.
- Lundi, ça sera officiel, venez un peu plus tôt, et préparez un petit speech, cela fait toujours bonne impression vis-à-vis du petit personnel.
- Comptez sur moi, Monsieur Lambert.
Lambert s'était dirigé tout droit vers les voitures du parking tandis que Harry était parti de son côté, songeur, le cœur joyeux, quand il entendit subitement retentir un klaxon, il se retourna.
Jamais de toute sa vie, il n'avait vu un si beau visage.
Une fille sublime.
Une femme remarquable, exceptionnelle, avec des yeux ... des yeux profonds et envoûtants.
Elle fit signe à Lambert qui la rejoignit.
Madame Lambert !
Madame Lambert était la plus belle fille qu'il ait jamais vue de toute sa vie.
Leur voiture passa à sa hauteur, Lambert lui adressa un signe de la main, et la fille se pencha contre le tableau de bord et elle lui sourit en hochant la tête.
Ce sourire !
Harry avait failli lâcher sa valisette, il s'était arrêté de marcher, comme cloué sur place et il les avait regardés quitter le parking de la Intercontinental Invest Incorporation.
Ce sourire, ce signe...
Harry avait 33 ans, il était célibataire et vivait seul depuis le décès de sa mère.
Cette bouche... Cette fille !
INCROYABLE !
Il l'aima.
Du premier coup, il l'aima.
C'était bien plus fort qu'un coup de foudre, bien plus puissant qu'un amour ou qu'une passion, il avait soudain réalisé qu'il l'aimait et que cette femme‑là aurait dû être la sienne plutôt que celle de Lambert !
Madame Lambert ! Son rêve...
Le lundi, lorsque les aiguilles de l'énorme horloge fixée au mur de la salle indiquèrent 16h30 précises, Harry remballa ses documents et resserra le nœud de sa cravate.
- Monsieur Wilson, encore une lettre à signer, dit la secrétaire.
- Demain, ça peut attendre demain, non ?
- Heu, oui, certainement Monsieur Wilson.
Harry avait jeté un coup d'œil à l'ombre derrière les vitres opaques du bureau de Lambert et il vit que celui-ci se préparait à partir également.
- Félicitations pour votre promotion ! lança un type qui passait devant Harry.
- Merci ! Harry ne l'avait même pas regardé, obnubilé par Lambert qui sortait de son bureau.
- Monsieur Lambert ! l'appela-t-il.
- Ah, Wilson, vous accompagnez ?
- Si vous le permettez.
- Alors Wilson, ce nouveau poste vous convient-il ?
- Très bien Monsieur Lambert, merci. Comment va Madame Lambert au fait ? faillit-il demander, mais il se ravisa, car les portes de l'ascenseur s'ouvrirent.
La femme était là, elle souriait.
A croire qu'elle souriait tout le temps.
- Wilson, je vous présente Madame Lambert ! avait dit Lambert d'un ton magnanime.
- Enchanté, Harry lui avait tendu la main et‑
- Heureuse de vous connaître enfin, Charles me parle bien souvent de vous ! et elle avait délicatement serré sa main.
Lambert s'appelait Charles, Harry l'avait presque oublié.
- Faudra l'inviter à la maison un de ces jours, hein Charles ?
- Plus tard, ma chérie, plus tard, trancha Lambert d'un ton légèrement emprunt de jalousie et d'ennui.
Ils étaient montés en voiture et quand ils démarrèrent, la fille lui fit encore signe de la main.
Cette nuit‑là, Harry ne dormit pas.
Le lendemain, et les jours suivants, Harry fit de même. Il surveilla Lambert, et s'arrangea le plus souvent possible pour descendre avec lui et rencontrer cette fille vraiment merveilleuse.
Une fois, elle lui avait lancé un clin d'œil en passant à sa hauteur.
A Noël, elle l'avait tendrement embrassé sur la joue.
A Nouvel An, elle promit encore de l'inviter chez eux.
Jamais Harry ne sut son prénom. Jamais il ne put savoir.
Etait‑elle une épouse infidèle ? aimait‑elle jouer avec les hommes ?
Harry était persuadé qu'il lui plaisait, il y avait des signes qui ne trompent pas, il était certain que cette fille éprouvait quelque chose pour lui, mais cette fille, justement, était Madame Lambert !
L'année suivante, rien ne changea.
Harry, c'était devenu une habitude à laquelle il ne dérogeait sous aucun prétexte, prenait toujours l'ascenseur avec Lambert et tous les jours, il voyait cette femme, l'espace de quelques secondes, qui suffisaient largement à son bonheur.
Durant près de dix longues années, Harry espéra.
Il espéra inutilement.
Le 29 mars de cette année‑là, Harry se rendit au bureau comme tous les jours.
Il salua ses collègues et prit place derrière son bureau.
- Wilson, venez dans mon bureau ! héla Lambert planqué derrière sa porte de verre opaque.
- Voilà, Monsieur Lambert.
- Asseyez-vous ! Lambert avait l'air contrarié, sa voix était teintée de mauvaise humeur.
- Cet après-midi, vous serez responsable du Département, je dois m'absenter.
- Rien de grave au moins, Monsieur Lambert ?
- Non, ma sœur se marie.
- Félicitations Monsieur Lambert !
- Y a pas de quoi, elle se marie avec un type qu'elle a connu par correspondances !
- Il ne faut pas juger les gens sans les connaître, Monsieur Lambert !
- Je suis d'accord, mais j'avais espéré mieux pour elle ! Lambert s'était penché vers Harry en l'observant par dessus ses lunettes, avec un regard de reproche.
- Qu'en pense Madame votre épouse ?
- Qui ?
- Madame Lambert, votre épouse !?
- Wilson, allons, vous devriez savoir que je ne suis pas marié !
Ca avait été comme une guillotine qui s'abat d'un coup sec !
- Pardon ? mais ... cette fille qui..
- Vous ne saviez pas ? c'est ma sœur. La fille qui en pinçait pour vous, c'est ma sœur. Et vous êtes resté tout ce temps sans rien savoir ! Sans même vous douter ?
Harry ne l'avait plus écouté, il était reparti vers son bureau, il avait machinalement refermé son cartable et il était reparti, sous le regard ahuri des employés.
Cette fille était la sœur de Charles Lambert ! Madame Lambert !
Harry Wilson fut déclaré mort ce jour là, à 23h03, il avait sauté du 38ème étage de son immeuble parce qu'il n'avait pas osé faire le premier pas il avait préféré faire le grand plongeon...
FIN.
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