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Recoller les morceaux, par tehel

Recoller les morceaux,

 Quand Valmont rouvrit les yeux, il fut tout d'abord ébloui par les puissants faisceaux de la grosse lampe qui l'aveuglait.  Il ne se souvenait de rien, il tenta de bouger mais les menottes qui lui entravaient les poignets et les chevilles l'en empêchèrent.  Comme il voulut crier, il se rendit compte qu'il avait la bouche maintenue grande ouverte par une espèce d'appareil en métal, un étau, qui lui blessait la langue, doucement, le bruit de la pompe à salive résonnait au creux de ses oreilles qui bourdonnaient.

 Jessica !

 C'était elle !

C'était elle qui l'avait mis là, maintenant, il s'en rappelait parfaitement.

 Comme tous les week‑ends, Valmont avait bu.

Et comme tous les week‑ends, Valmont s'était rendu chez sa femme pour tenter de recoller les morceaux.

Tenter de recoller les morceaux, voilà bien ce que Valmont essayait de faire tous les week‑ends.  A chaque fois qu'il avait bu, Valmont retournait voir sa femme qu'il avait quitté 8 mois plus tôt et il la baratinait jusqu'à ce qu'elle accepte, comme une idiote qu'elle était, de le laisser entrer.  Valmont aimait encore sa femme, mais uniquement lorsqu'il était ivre, car dès qu'il reprenait ses esprits, il fuyait ses responsabilités et quittait à nouveau cette pauvre fille en prétextant mille excuses qui ne signifiaient rien du tout.

Cette fois‑là, la trente‑deuxième fois en fait, il s'était écroulé d'une masse sur le lit de leur chambre à coucher, juste à côté du cabinet, il avait juste eu le temps de boire une gorgée au verre qu'elle lui avait offert, puis, il avait sombré dans une espèce de coma éthylique.

Et puis, il s'était réveillé là.

Là, emprisonné sur la chaise médicale du cabinet dentaire de Jessica, le triple cercle de néons l'aveuglant, l'étau de métal chromé lui bloquant la mâchoire, les poignets et les chevilles attachés aux barres du siège inclinable.

La porte du cabinet s'ouvrit et la femme, en tablier blanc, apparût.

‑ Valmont, mon chéri, comment vas‑tu ?  tu as bien dormi ?  Efficaces ces somnifères, non ?  La femme se lava les mains tout en l'observant dans le miroir du lavabo.

L'homme avait difficile à réaliser ce qui lui arrivait, mais un très mauvais pressentiment lui martelait la tête.  Il grogna en essayant de parler.

‑ Ne t'esquinte pas, mon amour, ce n'est pas la peine, on est dimanche, et le dimanche, tu sais très bien que je ne reçois pas, et en plus, tu ne peux rien dire de bien intelligent parce que j'ai fait le nécessaire.  Elle désigna l'étau dans la bouche de Valmont.

Une grosse goutte de sueur perla sur son front tandis qu'il roula des yeux pour tenter d'apercevoir la petite table à roulettes que la femme poussait vers lui.

- Ne t'ais‑je pas recommandé de te faire visiter régulièrement, mon coeur ?  Elle prit une sorte de miroir monté sur une tige métallique et un crochet en s'asseyant sur le siège amovible qui lui permettait de directement et aisément plonger dans la bouche de l'homme immobilisé.

‑ Tu seras sage, hein, Valmont, n'essaye pas de me mordre, tu verras, tout ira bien !

Jessica vaporisa une dose de xilocaïne sur la langue de Valmont.  ‑Voilà, ainsi, tu ne sentiras presque rien, mon bébé !

La femme ausculta la dentition de Valmont.

‑ Tu as toujours eu de bonnes dents, mon chéri, ça, je dois le reconnaître, mais en cherchant bien - tandis que la femme parlait tout bas, elle passait systématiquement, sans ménagement, le crochet de fer dans toutes les cavités des dents de l'homme - je crois qu'il y a moyen de dénicher un ou deux débuts de carie !  Elle insista sur cette dernière syllabe en enfonçant violemment la pointe du crochet dans le minuscule trou d'une molaire.

Valmont frémit, il serra les poings, ferma les yeux, voulu hurler, mais en fut incapable.  La douleur fut foudroyante, comme électrique, insupportable.

‑ Prends garde, si tu ne te soignes pas, tu risques des problèmes ! à nouveau, elle tourna le crochet dans la dent malade.  L'homme se raidit dans sa chaise, tira de toutes ses forces sur les poignets, voulu échapper à la femme, mais resta calé dans le repose‑tête que la femme avait aménagé de manière à ce que Valmont ne puisse faire un seul geste.

Les yeux de Valmont se mirent à couler sans qu'il puisse y faire quelque chose.  La douleur sourdait jusque dans le tympan de son oreille gauche, comme si on lui avait introduit une longue lame de métal jusqu'à très profond dans la joue.

Jessica pulvérisa de la xilocaïne sur la molaire.  Automatiquement, les souffrances de l'homme s'estompèrent.

‑ Tu vois, mon amour, cette dent‑là, je pense qu'il vaut mieux te l'arracher.  Lentement, dans un geste très professionnel, la femme se retourna, pianota l'air de ses doigts gantés à la recherche de l'outil qu'ils cherchaient, puis, la main de la femme plongea dans la masse d'objets métalliques pour en ressortir une pince crochues assez effrayante.

‑ C'est une question de secondes, après, tu n'auras plus mal !  Elle fourra la pince dans la bouche de Valmont, et captura la molaire.

L'homme tressaillit, tant à cause de la douleur qu'à cause du froid glacial des dentelures de la pince.  D'un geste brusque, la femme tourna, la dent craqua et puis, elle tira de toutes ses forces.  Valmont manqua de s'évanouir.

A gros bouillons, le sang fut aspiré par la pompe à salive, Valmont s'étouffa en essayant de hurler à la mort, mais cela ne parut pas troubler la femme qui pivota pour laisser tomber la dent extraite dans une sorte d'écuelle en aluminium reflétant les néons.  Avec un bruit sec, la molaire y tinta.

‑ Bon, je pense que tu n'as plus d'autres dents malades, dit‑elle en ricanant.  Je vais arranger ça !

Elle tendit la main par dessus l'épaule de Valmont qui tournait de l'oeil, elle attrapa la fraiseuse, en démonta la petite roulette qu'elle remplaça par une mèche singulièrement minuscule.  ‑ On va faire quelques trous, juste de quoi voir ce qu'il en est !

L'appareil se mit à ronronner en émettant un criaillement exécrable qui laissait augurer d'autres douleurs plus affreuses encore.

Valmont se raidit davantage lorsqu'il sentit la mèche entamer l'émail d'une incisive.

D'un doigt de caoutchouc, Jessica repoussait sa langue sans ménagement, elle affichait toujours le même sourire et clignait des yeux au fur et à mesure que l'émail et l'ivoire volaient en éclats dispersés.

Au bout de quelques secondes, la mèche transperça la dent.

Valmont transpirait, ses yeux pleuraient sur ses joues empourprées.  De petites lunes blanches étaient apparues sous les ongles de ses doigts tant ils serraient les bras du fauteuil incliné.

‑ Tu comprends, mon amour, une dent, ce n'est pas grand chose, ce qui importe, c'est le nerf !  Jessica reprit le crochet de tantôt et, d'emblée, elle titilla le nerf mis à vif.

Valmont mordit férocement dans l'étau, mais il ne réussit qu'à se blesser davantage.

‑ Tu vois, c'est là que ça fait mal ! Elle glissa la pointe du crochet sous le nerf et souleva délicatement celui‑ci.  ‑ C'est assez amusant, Jessica levait les yeux au plafond en semblant réfléchir, faire autant d'années d'étude pour éviter au gens de souffrir, pour en arriver là !  Elle retira le crochet de la dent gâtée et aspergea la plaie de xylocaïne.  La bouche de Valmont s'endormit immédiatement, le soulageant aussi vite.  L'homme se calma et reprit son souffle.

‑ Tu ne vas pas nous faire un arrêt cardiaque, tout de même ! elle lui caressa le visage et se leva.

Lentement, Valmont reprit ses esprits.  Le fin tuyau transparent de la pompe à salive gargouilla en évacuant les dernières traces d'hémoglobine.  La femme contourna le siège ergonomique, et, dans une série de bruits inquiétants, elle prépara un autre ustensile de torture que Valmont, dans la position qu'il occupait, ne pouvait voir.

‑ tu sais, mon trésor, hier, cela faisait la 32ème fois que tu venais me relancer !  Elle contourna toute l'installation et se pencha sur l'homme pour l'interroger du regard.  Valmont lui répondit en haussant les épaules.

‑ 32 fois, tu te rends compte ?  32 c'est un chiffre que j'affectionne tout particulièrement, 32, c'est exactement le nombre de dents que tout individu normalement constitué, possède.  C'est aussi, à peu de choses près, le nombre de dents que je vais t'arracher avec beaucoup de plaisir et de passion.

Valmont, une fois de plus, voulu se débattre et s'échapper, mais ses entraves lui rappelèrent qu'il n'était pas maître de la situation.

 Il n'existe probablement aucune étude officielle concernant la résistance de l'homme à la souffrance, mais s'il y en avait eu une, le cas de Tod Valmont y aurait certes figuré à titre d'exemple.

Si en général ce sont principalement les extrémités qui font le plus souffrir, avec les ongles incarnés, le mal de dents est sans doute l'une des plus horribles douleurs qu'il puisse exister.  Le mal de dents provoqué dépassant certes dernière catégorie.

 Jessica refit le tour du siège et revint aussitôt avec un long tuyau noir terminé par une embouchure à poignée de plastique blanc.

‑ On va nettoyer toutes ces petites impuretés ! dit‑elle en mettant le compresseur en marché.

Délicatement, presque comme si elle n'avait pas voulu le blesser, elle appliqua le pistolet à air comprimé sur le petit trou pratiqué dans l'incisive.  Elle appuya sur la gâchette.

 

La torture qui s'ensuivit ne portait pas de nom.

De l'air froid pulsé sur le nerf mis à vif de Valmont ! S'il en avait été capable, l'homme aurait hurlé à la mort jusqu'à s'en faire péter les cordes vocales, mais, bâillonné de la sorte, il ne put que grogner en d'étranges borborygmes provenant de ses tripes tiraillées.

‑ Chacun son truc, mon amour, toi, tu aimes me faire souffrir en me brisant le coeur, un peu plus à chaque fois, moi, c'était l'unique manière que j'avais pour te rendre la pareille, la monnaie de ta pièce, comme on dit.  Ou, si tu préfère: oeil pour oeil, dent pour dent !  Elle éclata d'un rire hystérique.

Valmont n'en pouvait plus, c'était comme si ses gencives allaient exploser, comme si sa tête avait été atomisée.

Elle stoppa le compresseur.

‑ Tu fumes toujours ? lança‑t‑elle pour faire diversion en lui tournant le dos tout en cherchant un autre instrument sur la tablette.

Fumer !

Valmont était un marlborophage invétéré, mais l'envie de fumer ne lui était pas encore passée par la tête depuis qu'il endurait le martyre sur cette maudite chaise.

‑ Ca se voit !  Je vais remédier à ces dépôts de tartre !  Tu ferais tout aussi bien d'arrêter, tu as les dents qui se déchaussent par endroits !  Note que cela sera sans doute moins douloureux.

Elle empoigna avec rage la fraiseuse, y monta la roulette et commença son labeur.  Sans ménagement, elle se mit à polir la denture de Valmont, insistant sur chaque collet de toutes les dents.  Cà et là, les gencives devinrent sanguinolentes.  L'émail d'une canine explosa littéralement, faisant sursauter la femme dans un geste de recul exprimant son dégoût.

Tout le corps de Valmont s'était mis à trembler, de grosses veines, mises à rude épreuve, saillaient au niveau de son cou et d'étranges râles s'échappaient de sa gorge agitée par les soubresauts de sa glotte devenue folle.

‑ Voilà, c'est presque fini !  Oh, mais ?!?  Elle prit le petit miroir et vérifia ce qu'elle venait de repérer - Mais oui, je ne m'en souvenais plus !  En voilà un beau plombage !  Tu as encore parfois mal à cette dent ?  Elle tapota sur la prémolaire avec le rebord du miroir.  Valmont, à demi conscient, sursauta, il comprit d'emblée ce qu'elle voulait dire: son abcès !

Cela remontait à trois ans au moins, mais il lui arrivait constamment de souffrir de maux de tête à cause de ce foutu abcès qu'il n'avait jamais accepté de laisser opérer !

‑ Si tu le permets, je vais m'en occuper !  Jessica reprit la pince de tout à l'heure, et elle arracha la prémolaire.  Cette fois, l'homme s'évanouit, tant il souffrait ...

...

Quand Valmont reprit ses esprits, la douleur était toujours là, mais moins prononcée !  cependant, ce qui l'inquiéta, ce furent ses joues qu'il pouvait à présent voir aisément tant elles étaient gonflées.  Il chercha la femme des yeux.  Elle avait disparu.  Elle l'avait laissé là, dans la même position et s'était probablement éclipsée dans la pièce voisine.

Par réflexe automatique, Valmont se mit à remuer, à bouger en tous sens, à tirer sur les menottes qui lui meurtrissaient les poignets en clinquant sur les montants métalliques du siège.  Sa langue rêche et enflée semblait peser des tonnes dans sa bouche où fourmillait un vicieux brasier animé de mille flammes pourléchantes.  L'homme se mit à gémir, reniflant quelques particules de sang séché qui lui obstruaient le fond de la gorge.

 Comme un diablotin surgissant hors de sa boîte surprise, Jessica réapparut dans l'embrasure de la double porte communiquant avec le cabinet.  Les cheveux en bataille, les yeux fous et la bouche tordue sur un rictus sadique, la femme faisait peur à voir.  Valmont ne s'était d'ailleurs jamais imaginé qu'elle puisse un jour autant lui faire peur !  D'emblée, il s'enfonça au plus profond du siège, tentant vainement de reculer.

‑ On refait surface ?  C'est tant mieux, nous avons encore pas mal de boulot ! dit‑elle en s'avançant vers lui, les mains serrées sur un petit pot de céramique dans lequel une spatule voyageait.

‑ Allez, courage, encore 29 toutes petites quenottes et on n'en parle plus !  Mais rassure‑toi, j'ai préparé un pansement et du plombage, je ne voudrais pas que tu puisses te faire refaire une salle à manger en sortant d'ici !  Elle arriva à sa hauteur et approcha sa bouche empestant le café fort de la sienne et elle lui souffla dans les narines: - si tu t'en sors ?!?

Tout alla très vite ensuite.

Le manège infernal des pinces, des crochets, de la fraiseuse et des autres instruments tous plus cruels les uns que les autres, fut époustouflant.

Un million de fois, Valmont regretta d'être venu au monde, un million de fois, il renia mentalement père et mère pour que ces tortures cessent.

Quand, après plusieurs heures d'acharnement, la femme eut arraché toutes les dents de Valmont, elle marqua une pause en, le dévisageant.  Elle se moqua de lui, de son apparence ridicule d'homme édenté tant il paraissait malheureux.

A demi mort, Valmont ne réagissait plus, il gardait en permanence les yeux fermés et de desserrait plus les doigts qui avaient fini par creuser la paume de ses mains rougies.

S'il ne perdit pas totalement conscience, il fut malgré tout plongé dans un état de choc inénarrable, perdant la tête, l'esprit et toute notion, sauf celle de la douleur...

Bien plus tard encore dans la soirée, il se souvint d'une des dernières paroles de Jessica: ‑ tu sais, Tod, c'est n'est pas évident pour moi de faire pareil gâchis !  D'ordinaire, je travaille toujours de mon mieux, mais là, cochonner de la sorte, quelque part, j'ai des remords.  Pas pour toi, juste pour le métier !

Et puis, Valmont sentit encore le petit tasseur avec lequel elle insistait pour combler les cavités dans ses gencives criblées et il avait replongé dans les affres de la douleur.

 Trois semaines plus tard, quand les inspecteurs vinrent le voir aux soins intensifs, Valmont n'était plus qu'une pâle image de l'homme qu'il avait jadis été.

‑ L'action est éteinte, votre épouse s'étant suicidée par pendaison, vous n'avez plus aucun recours, il ne vous reste plus qu'à vous soigner et essayer d'oublier ! confessa le chef inspecteur.

Oublier !

Valmont, Tod Valmont mit des années à oublier.

A chaque fois qu'il ouvrait sa bouche grossièrement cimentée de plombages argentés, difformes et grotesques, il se souvenait; à chaque fois qu'il souriait et que d'immondes élancements le tiraillaient, il se souvenait ! à chaque fois qu'il mangeait de bon appétit et de bon coeur, il souffrait horriblement et se souvenait !

Tod Valmont perdit 23 kilos et apprit à ne plus sourire, son visage s'étant arrêté sur une grimace plissée réclamant vengeance et éructant toute sa colère désormais inutile d'autant plus qu'aucun des spécialistes qu'il rencontra ne put réparer, ni recoller les morceaux !

FIN

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Coup de cœur : 14 / Technique : 8

Commentaires :

pseudo : Anne Mordred

Extraordinaire! Décidément, je viens de faire connaissance avec tes textes. Et je vais de bonnes surprises en bonnes surprises. La chute est juste un peu faible, mais peut-être est-ce mieux comme cela. Laisser le lecteur sur une (petite) déception attise sa soif de lire d'autres textes ...

pseudo : É.R.

C'est vraiment bon!

pseudo : É.R.

C'est vraiment bon!