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Guerre par dark-fate

Guerre

De sa main calleuse, il s'emparait fermement de la poignée, n'accordant aucun regard aux affiches placardées sur la vitrine. Au léger tintement des clochettes s'ajouta le brouhaha des discussions, mêlées à l'odeur âcre du tabac et celle enivrante de l'alcool. De-ci de-là, des garçons se précipitaient, slalomant dans une course folle entre chaises et clients, désireux de ne pas renverser leur précieux fardeau. Une fumée permanente flottait dans l'air, renforçant l'atmosphère brumeuse qui emplissait la salle, faiblement éclairée par de petites lampes murales. Elles brillaient encore au gaz, leurs flammèches peinant à éclairer toute la pièce de leur clarté ténue.
De son regard glacial, il parcourut le bar, en recherche d'un coin tranquille où il pourrait cuver son vin en paix, oublier un peu la misère, la mort et la famine. S'abandonner quelques instants à la douceur de l'inconscience, regrettant seulement sa blague, perdue sur le front un jour de pluie. Il l'avait recherchée par la suite, mais en vain : la boue était trop vorace pour abandonner son festin, et il faut croire que les corps putréfiés ne lui suffisaient pas. Au fond, il repéra une table isolée, et, de on pas lent mais mesuré, il y prit place et ferma les yeux. La léthargie, douce et tiède, s'empara de lui. Il se laissa emporter quelques instants dans les méandres de l'âme, perdant tout repère avec ce monde...
- Bonjour, soldat, résonna une voix claire mais ferme.
Il perçut cette voix, à peine...
- Homme d'arme, je vous ai parlé !
Il ouvrit les yeux. En face de lui semblait se tenir un ange. Serait-ce un agent des cieux, venu pour le soustraire à cette fournaise ? Serait-ce la fin de toute cette horreur ? Une mais effleura la sienne, il se réveilla, lentement. Il était si éreinté par ces mois de galère qu'il s'était assoupi sans même en prendre conscience. La créature céleste qui se tenait en face de lui se révéla être une jeune femme splendide. Elle était vêtue d'un corset noir qui mettait en valeur la finesse de sa taille et la générosité de sa poitrine. Ses yeux, magnifiques pourtant, étaient vidés d'éclats, ternis par les épreuves de la vie. Dans un mouvement empli de grâce, elle s'installa près de lui et réitéra sa salutation. Retrouvant peu à peu ses esprits, il répondit en baragouinant une réponse stéréotypée, puis attendit de voir ce qu'elle désirait.
- Veillez me pardonner de vous déranger ainsi, mais j'aimerais savoir de quel bataillon vous êtes...
- Pourrais-je savoir pourquoi, ou serait-ce trop indiscret de ma part ? interrogea-il poliment.
- Je cherche mon frère parti il y a peu en recherche de gloire, répondit-elle en baissant ses yeux azurés.
- Je vois...
Il eut à peine besoin de réfléchir. Le nom de son régiment était gravé dans son cœur comme avec un poignard.
- Cinquante-deuxième escouade, mais avant j'étais dans la Quinzième. C'était encore...
- La même que mon frère !
A cet instant, il aperçut ce qu'aurait pu devenir cette femme. La lueur d'espoir qui illumina son regard relevait du caractère divin, et il comprit à cet instant ce que la guerre pouvait causer outre les morts. Il n'avait pas le choix, il ne devait mentir, ne le pouvait face à telle merveille !
- Loin de moi l'idée de vous déplaire, mais je dois vous avouer que je suis le seul rescapé. Les bombes et les balles nous ont pris de nuit, et, bien que les boches aient été repoussés plus tard grâce aux renforts, je ne dois ma vie qu'au camarade qui m'avait malencontreusement assommé en début de combat.
Aucune larme dans ces yeux. De la peine, certes, mais elle parvenait sans problème à le masquer. Ce n'était assurément pas la première personne qu'elle perdait sur le front, elle avait désormais la force de supporter le coup. Elle voulut en savoir plus sur cette guerre qui lui avait soustrait tant d'amis, tant d'êtres chers, sans même qu'elle sache vraiment à quoi elle ressemblait.
- Est-ce si horrible, tous ces jours dans les tranchées ?
- La guerre, commença-t-il avec un air résigné. C'est moche, c'est tout ce que je peux dire. Se lever chaque matin en sachant qu'un camarade nous aura quittés, se coucher chaque soir en espérant que l'offensive ennemie attendra le lendemain. C'est horrible comme les mots me manquent. J'ai trop de choses à dire, et ne parvient à en compter une seule. Les phrases se bousculent dans ma tête tant mon désarroi est grand, si bien que je ne sais par où commencer.
- Par le début, ça me conviendra...
- Lorsque je suis parti, j'étais un gamin. J'avais beau avoir 16 ans et une fine barbe perçant mes joues, je ne percevais ce que voulait dire être un homme. A vrai dire, je ne le sais toujours pas aujourd'hui. La vie dans les tranchées n'a rien d'humaine. Le premier jour passé là bas, je me demandais comment autant de boue pouvait se trouver dans un tel endroit. Elle nous aspire par en bas, semblant vouloir nous dévorer telles de vulgaires proies ! Je me suis vite aperçu que c'était moins noble que sur les affiches. Là bas, les gens se contentent de survivre uniquement. On mange bien peu, et on est bien heureux lorsqu'il s'agit de rats ou de campagnols attirés par les cadavres qui pourrissent à l'air libre. On est malade aussi, tout le monde est malade. Pneumonies, gelures, maux de dents, toutes sortes d'infections et de mésaventures qui font notre chance. Lorsqu'on est affaibli, cela veut dire que l'on va quitter la mort, du moins pour un temps. Quitter la misère, les semaines privées de nourriture, passées dans l'angoisse et pris entre la boue et l'ennemi...
- Je ne sais que dire. C'est tout bonnement horrible, lâcha-t-elle doucement, dans un murmure. Comment faites-vous pour supporter ça ?
- Croyez vous qu'on a le choix ?
Bien sûr que non, ces pauvres malheureux ne choisissaient pas de s'entasser dans des puits de bouillasse immonde. Elle le savait, mais une petite partie au fond d'elle-même refusait de croire à toutes ces abominations. C'était trop... inimaginable. Elle se demanda si l'homme arriverait un jour à faire pire... Sûrement...
- Et les combats ? N'était-ce pas encore plus dur ?
- Non, pas vraiment. Lorsqu'on a vécu quelques semaines dans les tranchées, les combats paraissent presque dérisoires. On n'est pas vraiment conscient dans la fureur de la bataille. On tire, sur tout, sur rien. On n'entend plus, on ne voit plus. Et on ne fait aucune différence entre allié, ennemi, et nuit. On n'est plus rien. Il y a des morts partout mais on ne s'en rend même pas compte. Nous même ne sommes plus vraiment vivants.
- Comment se peut-il que des hommes aient pu faire ça ? C'est vraiment révoltant. Pourquoi ne faites vous rien ? Vous pourriez vous révolter !
Elle avait haussé le ton, et, ce faisant, avait asséné la table d'un violent coup de poing martelé avec force. Elle en avait marre de voir toutes ces personnes s'éteindre, soufflées comme de vulgaires bougies !
- Et comment ? Chacun a trop peur, et tout est figé. Et puis ils vous disent que la guerre est bientôt finie, et, même si on sait que c'est faux - on va encore rester plusieurs années à patauger avant que ça se termine, vous allez voir- certains y croient ou veulent y croire, et défendront la guerre coute que coute. M'enfin, moi, dans tous les cas, je serai plus là pour voir la paix...
- Ne partez pas encore...
Elle lui prit la main, s'avança, lui murmura à l'oreille :
- Restez, désertez s'il le faut. Fuyez avec moi. Cette guerre est trop malsaine et trop mauvaise pour les hommes. Vivez, vous n'avez, comme tous ceux qui se battent en cet instant, pas encore l'âge de mourir. Pas pour ça !
- J'ai un devoir. Je reviendrai, je le jure.
Ce faisant, il se leva et partit en direction de la porte. Au moment où il la franchissait, un homme en uniforme ce leva, au fond de la salle. Elle, éplorée, ne le vit pas. Si tenté qu'elle l'eût vu en cet instant, elle n'aurait rien pu faire. Le sort était scellé, et, sous peu, un trou béant s'ouvrirait dans la poitrine de son ami. Il avait parlé...Un homme de plus qu'elle devrait quitter...

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pseudo : PHIL

TRES NOIR.MAIS LA GUERRE EST NOIRE.A+