(je n'avais pas l'intention de poster la suite, au départ, parce que je me disais que j'allais ennuyer tout le monde avec mes textes à rallonge, mais puisqu'il y a des courageux...)
Papillotement de cils.
Une nouvelle fois, l'univers change. Marées d'étoiles sur un rivage nocturne, les flots de cendres se dispersent au lointain. Le voile de l'éternité se soulève, les planètes rajeunissent, les étoiles mortes renaissent, ce qui était poussière surgit de la poussière, ce qui n'était que ruines est à nouveau sur pied. Le temps soi-disant immuable s'est mis à couler à l'envers et, avec lui, un royaume inhumé revient à la surface. Tout est à nouveau comme avant, au jour où rien n'avait eu lieu : je n'ai fait que rêver - rêver les yeux ouverts -, et le rêve a pris fin.
Il fait beau, je suis en ville. C'est une chaude matinée d'automne, de ces moments privilégiés où les heures s'alanguissent, où le soleil se plait à imposer sa glorieuse majesté. Anticipant les saisons à venir, l'été baigne l'air de léthargie. L'absence de vent a laissé s'installer la canicule au point que l'atmosphère est devenue pesante, dense, étouffante. Répondant poliment à la lumière par la lumière, les parois des immeubles lancent d'impérieux appels, comme des miroirs de fer.
Où suis-je ?
Une grande cité : New-York, Boston, qu'importe. Je sais d'avance ce qui va arriver. L'asphalte des trottoirs colle, le bitume fond dans les braises de l'après-midi. Chape de plomb, tout est calme, comme si la planète entière retenait son souffle, son ultime bouffée d'oxygène...
M'appliquant à ne pas troubler la paix de cet Eden en sursis, je flâne un peu, discret, au hasard des ruelles, avant de dénicher un coin tranquille sous un escalier de service et de m'y asseoir avec nonchalance. Au-dessus de ma tête, les niveaux s'entrelacent, s'étirent en formes étranges, irrégulières... Et, filtrant au travers, je contemple l'azur. Un matin comme tant d'autres.
Un ciel si clair.
D'une robe unie, limpide, éblouissante, scrutée avec patience, fouillé en quête - pourquoi pas ? ! - d'un éclair fugitif, inhabituel, qui grossirait de minute en minute : une traînée floue, à peine tracée... Un signe, peut-être. Cependant il n'y a rien. Rien que du bleu, quelques nuages. Malgré sa moiteur, l'air a quelque chose de suave, de soyeux. Après tout, c'est un matin comme les autres. Il fait beau, tout est calme. Il ne se passera rien.
Soudain, sans que rien ne l'annonce, les sirènes retentissent. Je ne sursaute même pas.
Eh bien, eh bien...
Décidément, la Mort s'accroche à sa réputation.
Ni délais, ni retard.
Tout est déjà scellé.
En un instant, l'alerte code gris vrille la cité d'un bout à l'autre, réduisant à néant l'harmonie de façade dans laquelle elle s'était complue : d'un même élan, les bâtiments de pierre, de verre et de métal lancent le même gargouillis d'effroi tandis que les gens surgissent par milliers en agitant les bras dans un sursaut de fièvre aussi pathétique qu'inutile. En foules agglutinées, ils courent, hésitent, ne savent pas quelle décision prendre, trépignent un peu puis reviennent sur leurs pas. Masse anonyme, dépersonnalisée, ils s'effondrent, se piétinent, se mettent à sangloter, cernés par le torrent de véhicules noirâtres qui encombre les allées piétonnes, cherchant à s'écouler dans toutes les directions et le plus vite possible. Dans leur empressement, leurs pilotes se barrent la route, s'invectivent, se heurtent de plein fouet, emboutissent les rampes de sécurité... Dorénavant, ils ne savent plus ni où ils vont ni ce qu'ils sont en train de faire. Dorénavant, tout ce qu'ils savent, c'est qu'ils vont disparaître.
La panique. L'impuissance.
La peur gagne.
Succombant à l'effervescence, ils grimacent, vocifèrent, se tordent dans un mélange de fureur et d'indignation qu'ils ne peuvent contenir. Ils n'échapperont pas à leur sort : il n'y a plus de refuge, ici, là-bas, nulle part. Les portes de leurs domaines se sont refermées derrière eux. Hagards, ils en sont réduits à s'étendre sur le goudron, à se recroqueviller, à essayer de distinguer - sans doute - les reflets d'une lame en croissant de lune, luisant sur l'horizon, à tenter de se résigner... Mais voilà qu'une seconde plus tard, ils se remettent debout, s'élancent, se précipitent : ils ne peuvent rien faire d'autre, ne peuvent se résoudre à abandonner. Même si leur avenir est joué d'avance, ils veulent, ils doivent se débattre jusqu'au bout, aussi se barricadent-ils dans les cathédrales en ruine pour y réclamer le Pardon, l'Absolution, la Grâce, priant comme jamais ils n'ont prié jusqu'ici. Demandant à mourir sans s'en apercevoir, sans souffrir et surtout, surtout, sans regretter. Tout, oui, plutôt que cette appréhension, ce haut-le-cœur : la certitude d'une fin à laquelle nul ne pourra se soustraire.
Tout plutôt que l'attente, plutôt que le trépas.
Un flash.
Brutalement, le silence triomphe et me force à ouvrir les yeux. Le décor a changé, les gens se sont enfuis, ne laissant que la ville pour remplir le vide de la scène... Une nouvelle ville, moins vaste, moins labyrinthique que la précédente, mais pas plus humaine pour autant, coupée en deux par une rivière dont l'eau boueuse charrie des monceaux de débris sans formes. Au fond de moi, une sensation inexplicable : celle d'un même jour, d'un même moment mais d'un lieu différent, où la neige tombe sans bruit, sans heurts, par touches mélancoliques... Quelques accords flânent en coulisse, ceux d'une boite à musique, une ancienne mélodie qui vibre en notes aigües, à la fois sèches et paresseuses. Plus haut, à deux niveaux de là, la voie orange surplombe le fleuve et, sur la voie orange, au bord de la passerelle...
En plissant les paupières, je distingue une silhouette : gracile, les poings crispés, debout sur la rambarde... Une silhouette de jeune homme, les cheveux en bataille, le regard tourné vers les nues, les épaules courbées par le poids de la Fatalité, seule âme qui vive encore dans la cité-fantôme. Je ne sais ni ce qu'il fait là, ni qui il est. Pourtant, je sens qu'il n'est pas comme les autres, et il me semble même l'avoir rencontré, un soir, il y a très, très longtemps : un autre endroit ; une autre flamme, dans ses prunelles. Quelque chose, en lui, me rappelle...
Sur son visage : une expression farouche, sévère, déterminée. L'expression de quelqu'un qui sait exactement ce qu'il doit faire.
Soupir.
Frisson d'angoisse.
Tout se termine dans un battement de cœur.
Il retient sa respiration, sourit, fait un pas en avant... Stoïque, bascule vers les abysses, les courants déchaînés. Tombe parmi les flocons - plus bas, plus bas, plus bas -, mais jamais ne passe la frontière liquide. Le chemin s'arrête là. Abruptement.
Soudain, il n'y a plus de nuages, plus de neige, plus de ciel, plus d'été ni d'hiver, ni d'au-delà où s'évader, d'ailleurs où s'abriter, seulement de la lumière, de la chaleur, intenses, sauvages, insoutenables : un éclat, mille éclats, brusque avènement d'un nouvel univers. Une exclamation horrifiée jaillit de mille gorges à la même seconde et puis...
Plus rien. La musique ne joue plus. Le froid reprend son règne. L'obscurité s'impose, en pelletée de terre sur le bois d'un cercueil.
Plus un mouvement. Plus un murmure.
Je me réveille enfin.
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Style : autre | Par L. | Voir tous ses textes | Visite : 710
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Commentaires :
pseudo : etoilefilante
J aimerai bien que tes textes soient ecrits plus grands stp par avance merci
pseudo : Brestine
Je ne trouve pas que tes textes soient "à rallonge"... Celui-ci est très chouette. J'aime particulièrement ces moments que tu décris au début, où rien ne se passe car tout s'y passe en même temps : le calme, le ciel... et c'est beau. On se prend au jeu et malgré le titre qui pourrait laisser présager quelque chose, on n'imagine pas forcément qu'il va se passer des choses apocalyptiques... Dans ces moments de calme, on pense à la cinquième dimension. Il y a quelque chose de cette atmosphère. Ensuite, c'est juste parfait. Mais contente du réveil, finalement...
pseudo : L.
@Etoilefilante : tu évoques sans doute mes lignes de présentation ? ! J'en prends note, promis ! @Brestine : merci beaucoup, encore et toujours. Quand j'écris "textes à rallonge", je veux dire qu'ils demandent quand même qu'on s'y arrête et qu'on prenne le temps de s'y laisser prendre. Un poème propose souvent une lecture plus immédiate et peut s'avérer plus attractif... En tout cas, je suis enchanté de ton retour car oui, l'atmosphère, le ressenti, c'est ce que je travaille en priorité, le style reste pour moi secondaire (même si j'ai dû énormément le travailler aussi...). Je veux qu'à la lecture, on ressente, on voyage, on se laisse happer, et pas qu'on trouve ça "bien écrit" (bon, si ça pouvait être bien écrit en plus, je serais ravi, c'est évident...). Je poste la dernière partie, alors ? !
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