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Hors Cadre - sur l'Art (et la Manière) par L.

Hors Cadre - sur l'Art (et la Manière)

(Extrait du scénario de long métrage que je viens de terminer, dont l'étrangeté et la longueur condamnent lui vaudront certainement de rester dans mes cartons. Une fable fantastique sur l'amour, l'art et l'aliénation, ainsi que sur les rapports qui lient les trois, dont ceci est la séquence d'introduction. C'est une toute autre façon d'aborder l'écriture et un exercice intéressant, que je recommande à tout le monde !)


EMMA :
(amusée)
C'est quoi, l'Art, pour toi, Vincent ?


VINCENT :
L'Art ?


Ext. PARC - Jour
Des yeux s'ouvrent sur un parc baigné de lumière, des nuages immobiles, un tapis d'herbe, des détails au hasard : un chemin de traverse goudronné, des arbres aux feuilles dorées, un peu de vent.Emma et Vincent discutent, sereins, hors cadre. Seuls se laissent apercevoir, ici et là, la blancheur de la peau d'une femme, la finesse de son bras nu, l'éclat de sa longue chevelure blonde.

EMMA :
Eh bien oui, « l'Art ». Tu sais : pinceaux, peintures, angoisses, fins de mois difficiles, vie monastique, ce genre de choses...


VINCENT :
Je ne vois vraiment pas...


EMMA :
« Pourquoi est-ce que tu crées ? », si tu préfères.


VINCENT :
Il faut forcément une raison ?


EMMA :
Pas forcément, non. Mais il faut bien que ça ait un sens, à tes yeux, sinon pourquoi tu passerais autant de nuits devant ton chevalet, à y dessiner d'anciens rêves, au lieu d'en rêver de nouveaux ?


VINCENT :
Je ne sais pas. Je n'ai pas réfléchi à la question.

EMMA :
(amère)
Évidemment, que tu n'y as pas réfléchi. Je ne suis pas surprise. Vous, les artistes, vous êtes des gens superstitieux.


VINCENT :
Comment ça ? !


EMMA :
Tu vois... On dirait que, pour vous, ces choses doivent rester de l'ordre du mystère, du sacré, du magique, de peur qu'elles ne s'évaporent sous votre nez comme le mirage qu'elles sont. Un peu comme des idoles dont vous refusez de douter, de peur qu'elles l'interprètent comme une absence de foi et qu'elles vous abandonnent. Sans cette confiance aveugle qui est supposée faire le véritable artiste, comment ce dernier pourrait-il rendre en vénération ce que ses déesses lui ont donné de talent ?


VINCENT :
(sur la défensive)
Comme d'habitude, tu prends les choses à la légère, tu fais de l'ironie, mais même toi, tu devras admettre qu'il y a de la magie dans l'art !


EMMA :
Des territoires inconnus à conquérir, c'est ça ? Des créatures chimériques à dompter ? A d'autres ! L'Art, ce n'est que des jeux de lumière, des impressions, du vent, du rêve, des pigments mélangés à la poussière... Pas de substance, pas de grandeur, de transcendance particulière. Rien de sérieux. Rien qu'une vieille âme d'aventurier qui s'invente des collines imaginaires.


VINCENT :
Peut-être. Je ne sais pas. Je n'ai pas envie de savoir, en fait. J'aime peindre, c'est tout. J'en ai besoin. Ça me suffit, comme raison.


EMMA :
Tu m'aimes aussi, non ? Tu as besoin de moi. Pourtant, c'est différent. Ton regard ne brille pas autant, ni de la même manière, quand tu es avec moi.


VINCENT :
(sans assurance)
Bien sûr que si.


EMMA :
(nonchalante)
Bien sûr que non. Tu ne t'en rends sans doute pas compte, mon cœur, mais dans le tien, j'arrive en seconde position, et sans doute en sera-t-il toujours de la sorte. Quoi que je fasse, quoi que je puisse inventer pour te plaire. Ouvre les yeux : si tu m'aimais autant que tu l'affirmes, tu ne pourrais plus peindre, c'est aussi simple que ça. Les deux ne sont pas compatibles. Mais ça me va. Je ne suis pas de taille à lutter contre ta magie.

 
VINCENT :
Je ne pense pas que ce soit comparable. Les sentiments, c'est une chose. La création, c'en est une autre.


EMMA :
Si tu le dis.


Int. Atelier - Jour



Un atelier désert, poussiéreux, encombré de caisses, plongé dans la pénombre. Le soleil perce à travers les stores et dévoile une série de toiles entreposées les unes contre les autres.

EMMA :
Je veux seulement te cerner un peu mieux... Savoir comment tu vois le monde, en tant qu'artiste. Si tu vis dans le même que moi. Est-ce que pour toi, c'est une sorte de grande œuvre d'art dont tu voles des morceaux, ici et là, au hasard des envies ou des bouffées d'inspiration ? Est-ce que ton regard n'y voit que des traits, de la gouache ou des perspectives ? Est-ce qu'il le décompose, est-ce qu'il le traduit en coups de pinceaux pour ne plus rien lui laisser d'authentique ?


VINCENT :
Il y a un piège ?


EMMA :
Je cherche juste à comprendre.


VINCENT :
Eh bien peut-être que c'est ça, l'art. Que c'est juste une manière de chercher à comprendre. Juste une manière de regarder, rien d'autre.


Ext. Parc - Jour

Retour au parc : ses arbres, sa lumière, ses fleurs, ses nuages.


EMMA :
Mais pour voir quoi, alors ? Le monde tel qu'il est, ou tel qu'il n'est pas ? Est-ce que tu cours après des vérités, ou après des mensonges ?... Qui es-tu réellement ? Un magicien, ou un menteur ? Tu me dis que tu m'aimes, mais elle est où, ta passion pour moi ? Elle est où, ta magie ? Ils sont où, tes mensonges ?


VINCENT :
Je ne te suis pas.


EMMA :
En peignant, d'une certaine manière, tu t'appropries le monde, tu fais comme s'il était à toi, mais il n'est à personne, Vincent. Ta lumière n'est pas la lumière. Ton rouge n'est pas le Rouge. Ton ressenti n'est pas une vérité.


VINCENT :
Mais il le devient quand je crée.


EMMA :
Pour toi, seulement. C'est bien là le problème. Si tout ce que tu peux aimer, c'est ce que tu peux t'approprier, je suis quoi, moi, pour toi ? Est-ce que tu m'aimerais plus si j'étais un de tes tableaux ? Si ma peau n'était pas si tiède ? Si son rose n'était qu'un mélange de carmin et de blanc ? Si j'étais née de ton pinceau ?


VINCENT :
Bien sûr que non.

EMMA :
Tu m'oublierais, si je disparaissais ?


VINCENT :
Bien sûr que non.


EMMA :
Menteur. Si tu avais un choix à faire, ce ne serait pas moi.


VINCENT :
On parle de nous, là, ou de l'art ?


EMMA :
Tu fais une distinction ? Toi, moi, l'Art... C'est un ménage à trois, il faudra nous y faire. L'amour que tu lui donnes, il ne me revient pas.


VINCENT :
(avec un sourire)
Alors c'est « ça » ? ! Tu es jalouse ?


EMMA :
Je suis vivante, c'est tout.
(pause)
Au fait... C'est quoi, la vie, pour toi, Vincent ?

FADE OUT

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Style : autre | Par L. | Voir tous ses textes | Visite : 533

Coup de cœur : 10 / Technique : 9

Commentaires :

pseudo : PHIL

TU M ETONNES UNE NOUVELLE FOIS.QUAND TES NEURONES ONT LE DROIT AU REPOS???PENSES TU VRAIMENT QUE L ART PEUT SE SUBSTITUER A L AMOUR .MOI JE PREFERE ADMETTRE QU ILS S ACCORDENT.AMITIES L.

pseudo : Brestine

Une belle conversation pour, sûrement, un très beau film... Où sommes-nous ? A quelle place ? Tu nous diras "ton regard" dans la suite... N'est-ce pas ?

pseudo : L.

@Phil : ha ha, oui, ta question me fait sourire parce que je me la pose souvent ! J'en ai même du mal à dormir tellement elles refusent de "se mettre en rideau". ça a des côtés passionnant, j'admets, mais à la longue, c'est aussi usant. Oui, je pense que l'art peut se substituer à l'amour... pas dans tous les cas, parce qu'on peut aborder l'art de mille façons différentes, comme un loisir, un passe-temps, une passion ou une obsession... Il en va de même pour l'amour, avec des gradations similaires et finalement, des mécanismes de construction similaires... Par conséquent, celui qui se perd dans l'art ne peut plus vraiment aimer, et celui qui se perd dans l'amour ne peut plus vraiment devenir l'artiste qu'il pourrait vouloir être. bien sûr, il faudrait nuancer, et développer (c'est bien pour ça que mon scénario garantit trois heures de film !), mais les grandes lignes sont là... C'est en tout cas le point de départ de cette histoire, mais les questions qui sont posées ici valent surtout pour les personnages mis en scène... Cahcun doit se poser ses propres questions et trouver ses propres réponses. Si j'écris ou je crée, même si souvent, je donne mes rpéonses à moi (ou une partie), le message que je veux passer, ce n'est pas "adhérez à mes réponses" mais "posez-vous des questions !". J'adore ça (on l'aura compris), moi, les questions ! @Brestine : sur le fond comme sur la forme, aucune chance que cela devienne jamais un film, hélas, je me suis encore trop écarté des sentiers recommandés ! Pourtant, je m'étais juré d'être sage, cette fois ! Il faut croire que j'ai ça dans le sang... : ) Mais oui, j'aimerai bien que ça en devienne un, c'est spur. une fois de plus, j'y ai mis beaucoup de moI. Et j'y ai recyclé mon fameux parc ! Pour mon regard, l'idée était effectivement, arrivé en fin d'écriture, je sois enfin en mesure d erépondre moi-même ! Je n'y croyais pas trop, mais ça a pourtant marché ! J'ai trouvé une réponse ! Ouf. ça me manquait un peu...