Myre ou Bari, Nikopol ou Sint Niklaas-Waes, ailleurs peut-être encore, on ne sait plus où s'est posé le siège de la Société Nicolas Saint suite à diverses délocalisations plus ou moins opportunes. Ce qui est sûr c'est qu'elle périclite après avoir pendant des siècles et quasiment sans partage, assumé la distribution des jouets aux enfants sages. Et son patron ne va pas bien. Est-ce l’age ou une mentalité résolument réfractaire à l’évolution des mœurs, mais il tolère difficilement les avatars auxquels la modernité le confronte. Nico (pour ses proches) est las de gâter des mouflets qui ne le vénèrent plus, ne croient même plus en lui, boudent les jouets leur préférant des bidules « skatologiques », « videotiques » ou « enconsolables » que leur encombrement rend de plus en plus malaisés à livrer. Evoluer dans une atmosphère empuantie par un trafic atteignant la démence affecte ses bronches; porter des marchandises toujours plus pondéreuses aggrave son arthrose; perpétuer une tournée des pantoufles toujours plus durement défendues par les feux cassettes, les portes blindées, les doubles vitrages etc.. pèse sur son moral désormais aux maux fixes.
Si l'accomplissement de sa pourtant bienveillante profession s'apparente à une course d'obstacles, d'où quelques colères pas toujours très augustes, Nicolas Saint éprouve aussi une exécration croissante pour l’ubiquité à laquelle son métier le contraint. Se trouver simultanément, en commis d'un marketing exacerbé et en tenues différentes, sur des milliers de trônes aux étages des grandes surfaces; devoir brailler ses cajoleries aux bambins en raison d'un tapage zimboumesque ou de l'usage immodéré de GSM par les chalands fébriles et tonitruants, constituent des épreuves qui le minent d’année en année plus grièvement. Tout comme la nécéssité dans laquelle il se trouve, pour s’acquitter de ses obligations, d’emprunter avec âne, bagages et entourage, des moyens de locomotion qui ruinent ses systèmes immunitaires et nerveux. Car ce Saint-là souffre du mal de pots d’échappements et ne supporte pas l’avion.
Les mois de répits entre ses tournées ne suffisent plus à ragaillardir le Bon Homme car il lui faut beaucoup plus de temps que naguère pour recueillir et entreposer un matériel de plus en plus sophistiqué auquel il comprend si peu qu’il commet moultes erreurs de distribution fort mal accueillies par des destinataires souvent devenus intolérants sinon arrogants et donc désastreuses pour sa réputation. Comme il regrette le bon temps des hochets, des peluches, des toupies et même des soldats de plomb! Quand il était, occasionnellement, marchand de canons, sa vie était plus belle.
Tout cela fait que Nicolas Saint songe depuis quelques temps à remettre son affaire ou carrément fermer boutique, mais en est empêché par la veuve Fouettard avec laquelle il forme couple depuis que le mari de cette dernière s’est empalé, dans un accès de rage fustigeante, sur une de ses verges. Et les arguments de la dame ne manquent pas de pertinence. Mettre la clé sous le paillasson reviendrait à les mettre tous sur la paille puisque l’entreprise, n’étant pas conçue pour cela, n’a jamais engrangé le moindre bénéfice, leur subsistance comme celle de leur personnel étant exclusivement dépendantes de la C.P.A.S. (Céleste Providence accordée aux Saints).
Quant à la cession, elle est utopique à une époque où le rendement fait la loi. Voilà pourquoi Nico Saint est souvent assis entre deux trônes. Et puis il faut préciser que tout ce qui a été dit plus haut ne justifie pas entièrement la situation dans laquelle la Société Nicolas Saint se trouve. Que s’est-il donc passé ? Tout simplement l’émergence d’un concurrent de plus en plus agressif.
Curieusement chez Noël Père les choses sentent nettement moins les sapins. Un dynamisme commercial exceptionnel et le développement adroitement médiatisé de son établissement a permis au dit Noël d’accéder graduellement à une carrure de PDG bien « pansante » et à des manières de businessman fortement « yankeesées » qui lui ont donné des idées. Celle, entr’autres, d’une OPA sur la Société Nicolas Saint, concurrente majeure, dont il devine les difficultés et dont il accaparerait volontiers le prestige séculaire, même émoussé. Celui-ci est en effet susceptible de corriger, par apport d'onction crossée et de sel mitrique, ce que son affaire a d’un peu parvenu.
Le gars Noël a bien tenté, une fois ou deux sans succès, de s'attribuer des odeurs de sainteté. Mais son entourage s'étant esclaffé à chaque fois qu'il était apparut en vêtements sacerdotaux fortement imbibés d'essences encensuelles, Noël en est revenu à ses nippes et ses bottes traditionnelles.
En manager fûté, Noël Père est en effet conscient de la difficulté de l’opération envisagée. L’absorption visée ne peut être négociée qu'avec doigté. Un interlocuteur de vénérable et sacrée souche, évêque béatifié, ne se traite pas sans façons, certainement pas par les méthodes vigoureuses sinon brutales dont il est coutûmier, Après avoir mûrement réfléchi dans les vapeurs de Havanes démesurés dont il est friand, celui que son nombreux personnel appelle familièrement Père Noël, s’est résolu à inviter son rival à des agapes informelles au cours desquelles d’utiles considérations pourraient être échangées sur l’état du marché de la distribution des présents, pas seulement des jouets donc, le Père ayant étendu ses activités aux adultes. Et pour mettre toutes les chances de réussites de son côté, il s'est fait instruire des saintes mœurs et, plus prosaïquement, des manières épiscopales.
De son côté, après avoir vilipendé tout contact avec un affairiste, jugé prétentieux et boulimique, pour lequel il n’éprouve que mépris et jalousie, sur les conseils de son égérie, Nicolas n’a plus cru pouvoir se soustraire à l’entrevue, vu sa situation de plus en plus dégradée. Il ne l’a néanmoins acceptée que du bout de la barbe. Et ce qu’il découvre en terres de froidures au terme d’un périple aérien dont il sort l’estomac atrocement perturbé, n’est pas fait pour lui faire réviser son opinion.
Alors qu’un luxueux traineau cent vingt rennes de marque Trèsgeot le conduit ainsi que madame Fouettard, de l’aéroport privé au castel glacé de son hôte, le Saint dénombre des centaines de rutilants motoneiges mêlés à autant de T.G.V. (traineaux à grande vitesse) alignés au long du trajet. Tous sont déjà bâchés et surchargés de malles enflées alors que l’on n’est qu’en août.
Nicolas et sa compagne longent aussi une quantité d’entrepôts de conception ultra-moderne s’étendant sur des dizaines d’hectares et rendus effervescents par l’agitation d’un personnel innombrable. Le tout à comparer au maigre entourage dont eux-même se prévalent : trois ressuscité(e)s d’un étal maudit, relativement peu motivé(e)s et un Zwart Piet à cornes et à queue, plus maure que vif. Plus un âne. Un piètre personnel heureusement laissé à domicile.
Noël Père a l’habileté de renoncer à ses façons habituelles et accueille ses invités, visiblement démoralisés, en feignant la considération. Mais peu après les avoir introduits en son bureau majestueusement fonctionnel, de larges rasades d'aquavit aidant, il s'oublie et pose les bottes sur sa table de travail avant de les mettre sans vergogne dans le plat, n’hésitant pas à tutoyer son vis-à-vis :
--Je connais tes problèmes, Nicolas.
"En voilà des manières" s’insurge intérieurement l’interpellé mortifié « Nous n’avons pas gâté les moufflets ensemble que je sache». Mais l’autre a déjà enchainé :
--Pourquoi ne pas mettre nos moyens en commun ?
Aussi enorgueilli que débilité par des siècles d’activité sans partage, Nicolas se récrie :
--Communs, mes moyens ne le sont pas et n'ont pas l'intention de le devenir, monsieur Père.
"S'ils ne sont pas communs, ils sont assurément obsolètes » songe Noël qui, croyant amadouer son interlocuteur, s’enfonce plus encore :
--Chacun s’y retrouverait, j'en suis persuadé.
Nicolas s’offusque :
--Je ne me suis jamais perdu en route, n’ai jamais rien égaré et malgré mon age je jouis de toute l’énergie nécéssaire pour vaquer à mes tâches.
Sa réaction qui témoigne d’une certaine caducité intellectuelle provoque simultanément d’amènes protestations chez son confrère et l’intervention doucereuse de la mère Fouettard consciente d’un ralenti mental chez son ami qui égare la conversation. Elle aussi, a pris en route la mesure de la puissance de la société Noël Père et de ce que la proposition qui leur est faite offre de perspectives :
--Il n’est pas question de mettre vos facultés physiques et mentales en doute, cher Nicolas, mais, si j’ai bien compris, de vous associer pour le meilleur et pour le pire à monsieur Noël.
--Le meilleur seulement » assure ce dernier. "Ne dit-on pas que l’union fait la force dans un petit pays où l’un et l’autre nous avons nos entrées très appréciées?
--C'est hélas un des pays les plus désunis qui soit au monde » soupire le Saint qui, rien moins que polyglotte, s'y est maintes fois fait tirer sur la langue.
--Mais, très cher " intervient encore madame Fouettard " vous vous en êtes toujours tiré grâce au petit nègre si savamment pratiqué par notre Piet, un parler que les gens de là-bas connaissent pour la plupart, l'ayant appris dans leur colonie naguère, en zizanie aujourd'hui.
--Alors, que pensez-vous de ma proposition?" s'impatiente monsieur Père qui n'a qu'un sens limité de la belgitude.
Le Saint n'en pensant visiblement pas grand'chose de bien sinon rien du tout, la Fouettard décide de prendre la délibération résolument en charge et l’on sait que ce que femme veut, Dieu le veut aussi. En l’occurrence Dieu ne doit pas se donner la peine d’intervenir, la dame se suffit à elle-même qui dit:
--La question étant d’empêcher une concurrence stérile, une dispersion toujours coûteuse des efforts, la suggestion de monsieur Père me semble une base très raisonnable de discussion.
Bien que plus tout-à-fait rassuré sur le bien fondé de la susdite suggestion, Noël se sent trop engagé pour renoncer, mais il use d’une manœuvre dilatoire dont il espère, non sans raison, des résultats décisifs :
--L’heure est venue de nous restaurer » annonce-t’il.
Il a mis les petits plats dans les grands. Certes les mets ont un caractère semi-polaire appuyé qui n’enchante pas de prime abord des palais moyen-orientaux ou batavo-mauresques, mais les morues crues paraissent vite tout-à-fait absorbables à l’instar de l’eau-de-vie abondamment versée, pourtant d’abord assimilée à un véritable dépuratif. Aussi l’atmosphère se détend-elle rapidement. Tôt abruti par l’excès de breuvage Nicolas qui n’a pas le gosier en forme de crosse, rompt rapidement avec de pâteuses velléités de résistance après qu’un bredouillant « Je réfléchirai » ait été balayé de voix de maîtresse par un « C’est tout réfléchi, n'est-ce pas cher ami? ». Et il laisse sa compagne conclure la discussion. Ce que la bonne femme effectue d’autant plus aisément que Noël Père lui fait du pied et du genou, décuplant son enthousiasme pour le rapprochement envisagé.
Ainsi, lorsqu'après avoir échangé une boîte postale contre une adresse E-Mail, Noël Père remet Nicolas Saint et la mère Fouettard dans le jet privé qui les ramènera chez eux, c’est avec un accord dûment signé dans la main qu’il les salue du tarmac glacé.
Contrairement à l'annonce de Noël Père, la fusion n'a pas fait que des gagnants, mais des heureux. Qu’apporte-t'elle aux deux parties? Côté Père, outre la disparition d’une concurrence, certes nuisible mais somme toute accessoire, une sacralisation magnifiante qui s’assortit de l’accès à un standing immémorial et surtout à une onction gestuelle et vestimentaire dont sa société--et lui-même--manquaient parfois cruellement. Sur le plan économique enfin, il y a précieux gain de productivité. Non seulement la clientèle s’accroît, mais elle se diversifie et, fait non négligeable, le personnel, les parcs automobiles et renniens ainsi que la flotte aérienne de sa société vont connaître enfin une utilisation optimale. Ceci sans oublier les faveurs pressenties de la Mère Fouettard, de toute évidence prête à virer de corps, son Nicolas ne semblant plus guère performant.
Devenue intermédiaire privilégiée entre les deux Sociétés, la dame s’est vu offrir un chaleureux pied-à-terre en forme d’igloo pour ses séjours de plus en plus fréquents et prolongés en terre finnoise. Plus une rente appréciable dont elle profite pour fouetter abondamment à son tour : Dior, Balmain, Rochas.
Les bienfaits de la fusion se font peut-être plus sensibles encore chez Nicolas Saint. Le plus immédiatement perceptible est un changement radical d’humeur. Le premier acte posé par Noël a en effet été, pour avoir les coudées franches, de constituer au domicile de son nouvel associé, une cave de choix. Bien vu car, désormais en état quasi permanent d'ébriété, le Saint vit de libations qui le rendent des plus conciliant.
Elles lui ont fait accepter sans réchigner la rénovation complète de son entreprise et apprécier une réorganisation lui permettant de se décharger largement sur les employés détachés du personnel pléthorique de Noël, de la nauséabonde corvée cheminées, ne gardant pour lui que les bâtiments où elles sont condamnées au profit de l’usage des ascenseurs voire d'escalators. Il montre en ces occurrences, une certaine habileté dans le déchiffrage des codes de sécurité appliqués aux portes, ce dont il tire une vanité peu en rapport avec la minceur de ces succès alors qu'il reste allergique sinon imperméable aux avancées informatiques ou internettes.
Nicolas s’est de même soustrait aux indigestes moyens de déplacements, n’usant que de son âne pour la distribution courante et, pour les missions de représentation auxquelles il ne peut renoncer, de montgolfières bien moins perturbantes pour son organisme.
De toutes façons les activités du Saint se sont considérablement réduites et tant le désoeuvrement croissant que les griseries l'ensommeillent de plus en plus souvent. Tout cela lui a fait aussi accepter, de la manière la plus conciliante, la nouvelle dénomination de la société fusionnée : Noël Père, Nicolas Saint and Co, dont les deux parties se partagent le pouvoir avec une équité originale: un chêne une violette ou nonante cinq pour cent (quatre-vingt quinze pour d’aucuns) à monsieur Père, cinq pour cent à monsieur Saint. Et il a d'autant plus aisément fermé les yeux sur les multiples défections de la mère Fouettard que les exigences sensuelles de la dame le perturbaient depuis un bon bout de temps. Tout comme il est reconnaissant à Noël de l’avoir débarrassé des fourbes agissements de ses trois protégé(e)s, le Père s’étant rapidement aperçu que, sous le couvert de son Saint label, les garnements se livraient à des pratiques et des trafics douteux sinon illicites sur lesquels leur bienfaiteur fermait les yeux pour ne pas dévaloriser le geste qui lui valut sa sainteté.
Zwart Piet a été remercié lui aussi, mais avec une ample prime de licenciement qui lui a permis d'entreprendre à Bruxelles une carrière de manneken-Piet. Quant à l’âne, lorsqu’il ne chemine pas sous le fessier du Saint, il confie sa vie au papier-crottin dans un poème en cent-vingt hi-han qu’il compte intituler l’Anéide.
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