J'ai tout le temps d'écrire maintenant. Rien d'autre à faire !
Tous les ans, c'était la coutume, une sorte de rite, un accord tacite entre les couples, une règle à laquelle il ne fallait déroger sous aucun prétexte; tous les ans, au début des vacances, les hommes et les femmes se séparaient l'espace d'une soirée et sortaient chacun de leur côté.
Nous étions des amis.
De véritables amis !
Des amis qui s'aimaient et se respectaient.
C'est ce que tout le monde avait toujours cru. Moi en particulier.
Il y avait Ray et Suzanne, Lance et Megg et puis il y avait Shanon et moi.
6 amis, unis comme les doigts de la main.
Mais une main à six doigts, je m'en rends compte aujourd'hui, c'est une main avec un doigt de trop !
Cette année -là, (c'était l'année dernière), je n'avais pas réellement envie d'y aller. Ce n'était pas de la lassitude, car à chaque fois nous nous amusions beaucoup et c'était à chaque fois différent et plein de surprises, mais c'était surtout la peur du lendemain qui m'effrayait.
A trente ans, les effets secondaires de l'alcool et ceux d'une nuit blanche ne me convenaient plus très bien.
C'est Shanon qui me força la main.
- Allez, tu n'es pas obligé de boire de l'alcool, tu peux commander de temps en temps un verre d'eau, et puis, si tu es fatigué, tu peux toujours rentrer plus tôt, personne ne t'oblige à les suivre jusqu'au bout ! je l'entends encore me parler, son magnifique sourire découvrant sa dentition parfaite.
On voit bien qu'elle ne les connaissait pas !
On s'imagine bien souvent connaître les gens parce qu'on les rencontre régulièrement et qu'on les observe et qu'on leur parle. Mais dans une situation toute différente, les gens sont différents.
Quand nous sortions, Ray, Lance et moi, nous étions différents.
Totalement libérés, déchaînés, complètement fous et sans limite !
Nous avions, tous les ans, une moyenne de 12 heures à nous consacrer et à dépenser, et nous le faisions, jusqu'à l'épuisement total !
C'était toujours une beuverie extraordinaire qui s'achevait dans une débauche de maux de tête et de lendemains pénibles, voire atroces !
Finalement, cette année -là, nous sommes sortis tous les trois, comme depuis toujours... Sans limite !
C'est pourtant suite à cette nuit -là que j'ai appris à connaître ce qu'est le point limite de non retour.
Le point limite de non retour ! C'est le point à ne pas atteindre et à ne surtout pas dépasser si on veut encore être capable de faire marche arrière sans aucun problème !
C'est ce point -là que nous avons dépassé largement.
Moi en particulier !
Shanon était descendue les escaliers et je l'avais regardée.
Je l'avais admirée ! Et je m'étais dit que j'en avais de la chance d'avoir une femme aussi belle, aussi élégante et aussi attirante.
Cela faisait bien longtemps que je ne l'avais plus regardée ainsi. Nous étions mariés depuis bientôt 10 ans et à force d'habitude, je ne la regardais presque plus.
Parce qu'avec le mariage, finit toujours par s'installer l'habitude.
A longue ou brève échéance, l'habitude s'immisce dans la vie de couple, elle brise tout, elle casse tout, elle gâche tout !
L'exécrable habitude ! La scélérate habitude qui entraîne inexorablement l'ennui ! L'impitoyable ennui qui saccage tout avec lui !
Shanon m'avait souri en tournoyant sur elle -même et en faisant voler les ourlets de flanelle de sa robe en satin. Elle était magnifique ! J'avais soudain eu envie de la prendre dans mes bras, de l'embrasser, de lui dire que je l'aimais et finalement de rester avec elle à la maison, mais le klaxon avait retentit sur notre allée.
Shanon m'avait embrassé du bout des lèvres et elle m'avait caressé le visage d'un geste fugace en me recommandant d'être sage, et puis elle avait refermé la porte derrière elle.
J'avais regardé les feux de la Mercedes qui partait au loin dans la nuit et puis, Lance et Ray étaient arrivés.
Les pneus de la Chevrolet avaient crissé bruyamment et j'étais sorti les accueillir sur le pas de la porte.
- C'est partïïïïï ! avait hurlé Ray en m'adressant un signe de l'avant -bras, comme le font les militaires pour dire à un convoi d'avancer. Ray avait sans doute déjà éclusé quelques verres.
Bien que je ne fus pas pressé, tout s'était bien vite accéléré.
Lance avait conduit vite. Lance roulait toujours vite, mais lors de notre sortie annuelle, il conduisait encore plus vite, encore plus dangereusement. Ray s'était moqué de moi quand j'avais attaché ma ceinture.
- On ne va pas au Liberty ? m'inquiétais -je en voyant défiler l'enseigne du café où nous avions l'habitude de nous arrêter.
- Surprise ! répondirent -ils en choeur. Ray pouffa de rire et je l'imitai, sans réellement savoir pourquoi.
J'étais maussade, je le savais, je le sentais, et mes amis l'avaient remarqué également. Ray m'indiqua une bouteille entamée sur le siège à côté de moi et j'en avalai une longue gorgée qui me retourna les boyaux.
Quand nous arrivâmes sur le parking des Açores, la bouteille de whisky était vide.
Les Açores ! C'était une boîte, une espèce de dancing à étages où des milliers de jeunes se rassemblaient chaque week -end.
- On va entrer là -dedans ? dis -je étonné.
- Ben, ouais, mon vieux; pourquoi, t'y vois un problème ? Ray s'était retourné sur le siège passager et il me souriait bêtement.
- Je, non, enfin, c'est que je croyais qu'on allait s'amuser un peu -
- Et bien justement mon vieux, ici, on va s'amuser, il y a une de ces ambiances, on te dit pas !
- C'est pas un peu bruyant ?
- Viens, Jay ! avaient -ils dit en claquant les portières.
Et j'avais suivi.
Je ne sais pas pourquoi. Je n'avais aucune envie d'entrer dans ce dancing.
Un type, trois fois plus haut que moi, nous avait accueilli à l'entrée du sas.
- Pas de drogue, pas d'arme ! lança -t -il d'une voix d'outre -tombe.
- Il y a du monde ? s'inquiéta Lance.
- Y a toujours du monde ici, Pépé ! répondit l'ogre.
- Il y a des filles ?
- Que des belles filles ! Aux Açores, il n'y a que des canons ! Lance lui avait glissé un billet dans la paume de sa main gigantesque et nous avions poussé la double porte.
J'aurais dû me méfier !
Pourquoi Lance avait -il demandé s'il y avait des filles ? D'ordinaire, nous ne cherchions pas des filles, nous sortions entre hommes, mais jamais, au grand jamais, nous ne trompions nos épouses !
J'attrapai Lance par le bras et attirai son oreille près de ma bouche pour lui hurler: tu as l'intention de tromper Megg ?
Lance, les yeux étincelants, m'avait répondu: - ce n'est pas parce qu'on est au régime qu'on ne peut pas regarder le menu ! il n'y avait rien d'autre à ajouter pour me persuader que nous ne faisions rien de mal !
La boîte était comble, les haut -parleurs, grands comme des immeubles, meuglaient une musique de sourdingue qui assommait.
Lance mena la marche.
Parce que c'était comme une marche, les machettes en moins.
Péniblement, nous forçâmes un passage étroit au travers la jungle de chimpanzés qui dansaient comme des malades. Nos yeux mirent un certain temps pour s'habituer à l'obscurité zébrée de lasers. Le temps d'échouer à l'oasis du bar. Le bar. Ilot esseulé au milieu d'une foule d'assoiffés. Par dizaines, des dos tournés s'y étaient agglutinés. Lance était un homme assez corpulent et il parvint à se glisser entre deux personnes qui restaient muettes en observant la titanesque piste de danse.
Ray l'imita et tout de suite après, je grimpai au sommet d'un tabouret aux tubes métalliques. Sans me consulter, Lance passa la commande qu'en un clin d'oeil, un barman plutôt exhibitionniste (il faisait virevolter les shakers et jonglait avec les bouteilles) nous servit.
Je m'éveillai de l'ennui profond qui m'avait soudain assaillit, lorsque Ray me tapota l'épaule nerveusement. (Il s'était penché vers moi et parlait très fort à mon oreille).
- T'as vu ?
Je lui fis signe non de la tête. Je ne voyais rien et je n'avais pas envie de voir quelque chose.
- A droite !
Alors seulement je me retournai et fis attention aux gens qui nous entouraient. Sur ma droite, effectivement, deux créatures de rêve buvaient leur verre en fumant des cigarettes interminables. Ray s'avança vers elles et leur parla.
Je n'entendis pas ce qu'il disait, la musique résonnait beaucoup trop fort, mais la blonde, qui portait une mini jupe dix fois trop courte pour cacher quoi que ce soit, lui sourit d'un sourire méprisant en expirant la fumée de sa giga marlboro.
Pareil à un rapace en quête d'une proie, Lance fondit sur Ray et les deux filles. Automatiquement, son tabouret fut occupé par quelqu'un d'autre.
Dans des boîtes pareilles, les places assises sont comme la fève dans une galette de rois. Une fois qu'on en tient une, il faut la garder, au sinon, c'est le coup du chasseur qui va à la chasse, le coup de la chaise musicale !
Lance et son bagou furent efficaces, les filles se mirent à l'écouter en riant.
C'est étrange comme les filles en manque de compagnie sont plutôt enclin à sourir et à rire facilement !
La blonde et ses jambes magnifiques m'adressèrent un sourire (un de plus) en saluant de la tête. Lance m'avait probablement présenté à distance et un peu comme par télépathie, la fille et moi nous nous étions dit bonjour.
Ray héla un garçon et passa une autre commande.
De cinq verres cette fois.
Ce n'est un secret pour personne, le budget financier des filles qui sortent en boîte, est inversement proportionnel au nombre de cons qui leur paient des verres et implicitement lié à la générosité (cécité ?) de ceux -ci.
Ils levèrent leur verre, les filles firent teinter le leur et la blonde me fit santé de loin.
C'était une belle fille.
Une vraiment belle fille.
Mais ce n'était pas le genre de belle fille à me faire oublier Shanon !
Tous les quatre, ils disparurent en plongeant dans la marée humaine jusqu'à la piste de danse.
Je m'ennuyais à mourir, je pensais à Shanon, qui, elle, devait certainement passer une soirée formidable avec ses amies...
S'il avait fait plus clair, j'aurais compter les mouches au plafond, mais comme dans tous les mégadancings, l'obscurité faisait loi. Seul un stroboscope sadique m'aveuglait à une vitesse vertigineuse.
Les reliefs saccadés des courbes attirantes de la blonde rampèrent par à -coups jusqu'à mon tabouret.
- Tu ne viens pas danser ? hurla -t -elle en posant sa main pleine de doigts bagués sur mon épaule, comme si on se connaissait depuis toujours, comme si on avait gardé les moutons ensemble.
Elle savait parler !
Miracle, elle savait parler !
Jusque là, j'avais toujours pensé que les filles belles comme des top -models, ne savaient pas parler ! Que la science du langage était uniquement réservée au commun des mortels comme moi !
Erreur !
- Je, ... non, pas là maintenant tout de suite ! pour un peu j'en perdais mes moyens.
Il faut que je précise pour ma décharge que la blondasse arborait fièrement, et elle avait tout à fait raison, un splendide décolleté aux profondeurs abyssales où mes yeux se perdirent longuement sur les renflements magnétiques de sa poitrine.
- Allez, viens, on s'amuse ! insista -t -elle encore une fois. Mais je n'eus pas le temps de décliner son invitation, Lance, mon sauveur, surgit de nulle part pour agripper la blonde par sa croupe incendiaire.
Elle se retourna vivement et lui sauta au cou pour l'embrasser sur la joue.
De toutes manières, la perspective d'aller gigoter sur la piste avec tous ces névrosés, ne m'enchantait pas du tout !
Cependant, c'était malgré tout une très très très belle fille !
- Qu'est -ce que t'en penses ? piailla Lance en me déchirant les tympans.
J'acquiesçai d'un signe de la tête. J'étais incapable de dire un seul mot. La musique, le brouhaha, le tohu -bohu hurlait beaucoup trop fort et puis, ce n'était pas mon style d'apprécier une fille (même une superbe blonde comme celle -là) comme on apprécie une voiture !
- Je pense que je vais me la faire ! ajouta Lance.
J'aurais voulu lui crier d'arrêter, de penser un peu à Megg, mais déjà la blonde avait glissé sa main dans la sienne pour le guider dans le magma des tarés de la piste de danse.
Je n'avais décidément rien à faire là !
Si ma mère avait encore vécu, elle me l'aurait répété un bon milliard de fois, comme elle en avait l'habitude.
Ma mère avait toujours une remarque à placer. Tantôt une remarque judicieuse, tantôt une remarque stupide et débile qui m'irritait à chaque fois.
Je n'avais rien à faire là, tu as raison Maman !
Non seulement, je n'avais rien à faire là, mais en plus, je me demandais ce que je fichais là !
RI -DI -CU -LE ! C'était ridicule ! Qu'est -ce que je foutais là ?
Comme bien d'autres d'ailleurs !
En observant autour de moi, je dénombrai des dizaines de jeunes gens qui donnaient l'impression de s'ennuyer tout autant que moi.
Ils restaient là à regarder d'autres qui semblaient s'amuser, ils restaient là sans rien faire, sans rien dire, sans même pouvoir dire quelque chose tant la cacophonie de la techno était assourdissante !
L'incommunicabilité ! Voilà le grave problème des jeunes qui fréquentent couramment les mégadancings. Comble de l'histoire, la plupart d'entre eux prétendent avoir passé une soirée super ! une soirée d'enfer ! Une mégasoirée dans un mégadancing à méga s'emmerder !
Voilà exactement ce que je pensais au moment précis où Lance, Ray et leurs deux grognasses désertèrent la piste de danse pour se rabattre vers mon refuge.
L'autre fille, une brunette dont les cheveux frisés avaient probablement dû passer des semaines dans un toaster, et dont les yeux paraissaient battre de l'aile comme deux papillons effarouchés, m'embrassa violemment en laissant une immonde trace de rouge sur ma pauvre joue qui ne lui avait pourtant rien fait.
Au passage, je remarquai son short rapiécé qui laissait déborder la convexité coquine de ses fesses paraissant n'attendre qu'une poignée de mains volontaires.
Persévérante, la blonde m'assaillit de nouveau.
- Tu m'offres un verre ?
Comme si j'avais l'air de vouloir lui payer un verre ! Il n'était pourtant pas écrit sur mon front au marqueur indélébile: pigeon ou distributeur de billets !
- Moi c'est Eather, et toi ? à nouveau elle avait posé sa main sur mon épaule (c'est fou comme on éprouve le besoin de toucher dans des endroits pareils) et ses doigts agiles avaient caressé ma nuque.
- Jay.
- Une coupe de champagne ! dit -elle sans tenir compte de l'avis que je n'avais pas exprimé.
Puisque de toutes manières c'était à mon tour d'offrir la tournée, j'appelai le barman et lui indiquai de servir à boire.
Lance et Ray me sourirent et la blondasse fit pareil.
Je pensai: goûte la bien cette coupe, c'est la première et la dernière !
Elle m'adressa une jolie grimace et sans que je puisse y changer quelque chose, elle me colla un baiser sonore et humide sur la bouche.
Ca avait été comme une bonne petite claque en pleine poire ! Elle haussa les épaules en faisant mine de s'excuser.
- Elle t'a à la bonne ! me susurra Ray à l'oreille, Ray dont l'haleine empestait l'alcool.
- Tu penses à Suzanne ? lui dis -je d'un ton de trouble -fête.
- Y a pas de mal, pas de problème mon vieux, suffit de ne pas dépasser le point limite de non retour !
Ca y est, nous y voilà !
- Le quoi ? j'avais crié si fort que la blonde, Eather qu'elle disait s'appeler, en sursauta.
- Le point limite de non retour ! répéta Ray.
- Qu'est -ce que ça veut dire ?
- Je t'expliquerai tantôt ! ajouta Ray dont les bras indisciplinés avaient encerclé la taille facétieuse de la brunette qui le laissait faire.
Lance faisait le pied de grue en attendant Eather, il fumait cigarettes sur cigarettes et cachait mal son irritation.
Si seulement il avait eu la bonne idée de décider de partir !
Nous l'aurions suivi. Nous étions inséparables ! Lance attendait que la blondasse me lâche la grappe pour qu'elle s'occupe un peu de la sienne, mais au rythme où les choses évoluaient, il aurait pu attendre une éternité !
Je ne suis pas un apollon, je ne suis pas Dieu ! Pourtant, Eather me regardait avec des yeux dévorants de passion. J'étais mal à l'aise ! J'aurais fait n'importe quoi pour qu'on s'en aille, j'allais appeler Lance, lui confier mes impressions au risque de passer pour un imbécile, mais à ce moment -là, une petite rouquine lui sourit en passant devant lui et d'emblée, il se mit à la suivre pour la rattraper et l'accoster.
Lance, le traître, m'abandonnait aux atouts de la blonde dont la poitrine montait et descendait au rythme de sa respiration entrecoupée.
Je ne suis personne. Je ne suis qu'un homme, rien qu'un homme. Avec ses faiblesses, avec ses travers !
Je laissai faire les doigts malins de la fille qui cherchèrent les miens et finirent par les serrer très fort. J'étais prisonnier !
Ray, lui, ne l'était pas tant. Dans un mouvement de yo -yo assez ridicule, sa tête voyageait de gauche à droite à la recherche de la bouche de la brunette qui se désistait à chaque fois qu'il parvenait presque à l'embrasser.
M'en aller ! Il fallait m'en aller à tout prix ! Sortir de là, échapper à l'étreinte de cette fille magnifique qui m'enivrait tout autant que le whisky, échapper à la tentation !
Eather s'était rapprochée davantage, elle s'était penchée vers moi pour me parler, le visage grave et sérieux. Elle allait me proposer de sortir, cela ne faisait aucun doute dans mon esprit, elle allait m'entraîner dehors, et là...
In extremis, le barman m'interpella pour me demander si je prenais la même chose. La brunette payait un verre ! Sauvé par le gong !
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