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Le concours par tehel

Le concours

 

Pas moins de 400 candidats s'étaient pressés aux portes du palais, et même la pluie incessante, qui tombait depuis plusieurs jours, ne les avait pas arrêtés.

Chacun avait dû exhiber sa lettre de convocation délivrée par la poste quelques jours plus tôt, et des types de faction, à l'entrée du bâtiment, les avaient comparées avec leurs listes d'inscription.

Ensuite, les candidats avaient été invités à repérer les rangées marquées des lettres correspondant aux initiales de leur nom et à s'y aligner dans l'ordre d'arrivée.

Quand tout le monde fut prêt, un examinateur, juché sur une estrade et planqué derrière une série de quatre micros assourdissants, signala qu'il fallait s'asseoir.

Les candidats prirent place à la petite table basse devant eux et attendirent la suite.

Deux dizaines d'hôtesses, à une allure stupéfiante, distribuèrent les feuilles de papier blanc.

Sergeï, au risque de se faire exclure, tâta la structure du papier.

D'emblée, il s'aperçut, rien qu'au touché, qu'il s'agissait de papier bon marché, du papier rêche et rugueux, comme du papier buvard, avec plein d'aspérités désagréables.  Il expira doucement en soufflant de désapprobation parce qu'il avait l'habitude d'écrire sur du papier lisse et glabre.  Il fut soudain tiré de ses pensées par la voix monocorde de l'examinateur qui parlait dans les micros et qui annonçait que le concours allait incessamment débuter.  Au signal, les candidats purent sortir leur matériel.

Sergeï tira son stylo à bille hors de sa poche.  C'était tout ce qu'il avait emporté et cela devait largement lui suffire.  En principe...

Quelques‑uns déballèrent un véritable attirail de crayons, de gommes, de lattes, de stylos de toutes les couleurs, de correcteurs, et d'autres ustensiles, tous plus inutiles les uns que les autres.  Sergeï s'en amusa en en faisant l'inventaire.

‑ La limite de 250 mots a été établie, prononça l'examinateur sur l'estrade, limite à ne dépasser sous aucun prétexte, l'homme toisa la salle par dessus ses grosses lunettes qui conféraient à son regard un relief assez ridicule, nous allons à présent, prendre connaissance du sujet.  Il prit la sacro‑sainte enveloppe qu'une fille lui tendait, et l'ouvrit délicatement.  Tout le monde était suspendu à ses lèvres.  Le sujet, enchaîna l'homme après avoir lu le minuscule papier qu'il avait extrait de l'enveloppe, est, pour ce 14ème concours des meilleurs nouvellistes, le sujet est: l'espace de quelques secondes qui parurent durer une éternité, l'homme hésita, puis, il relut le papier pour être certain: LIBRE.  Le sujet est libre.

Médusés, les candidats s'observèrent.  Quelques murmures de protestation montèrent du fond de la salle, certains se retournèrent vers leurs voisins de derrière pour leur adresser des signes de protestation, tandis que l'examinateur répétait une fois encore que le sujet était libre.

Ils avaient osé !

Sujet libre !  c'était certes là le plus difficile à respecter.  Alors que quelques candidats étaient encore occupés à se plaindre, Sergeï plongea vers sa feuille et griffonna: sujet libre.  Il insista sur le point, tout en réfléchissant à ce qu'il allait écrire.  Il mâchonna la tête de son stylo, leva les yeux au plafond, puis, comme certains s'étaient déjà mis à l'ouvrage, il posa son stylo, regarda la page blanche devant lui, rit intérieurement en se souvenant des recommandations de son Maître - T.L. -, puis, il vérifia ses mains.

Ses mains.  De belles mains, avec de beaux doigts, hormis le majeur droit.  Ce majeur‑là, était totalement déformé d'une callosité arrondie, légèrement saillante de l'épiderme, un horrible durillon provoqué par l'habitude exagérée d'écrire.

A sa droite, un gros homme, jaloux de son travail, se coucha littéralement sur sa feuille.

Sergeï empoigna son stylo favori et commença sa nouvelle.  L'idée était venue, comme surgie de nulle part, elle s'était installée, et elle prit forme au fil des mots.

 

Sujet libre.

 

Ils sont 400 pour cette dernière épreuve, dès que le sujet est dicté, plusieurs concurrents se désistent et quittent cette pièce infecte où il empeste une odeur de mort.

400 pour commencer, 1 seul pour finir !

Les guillotines, comme des sentinelles, se tiennent droites et stoïques, leur couperet brille sous les lueurs des néons, prêt pour tomber et débiter tous ces tristes doigts énervés.  Dès qu'un concurrent écrit le sigle interdit, on l'emmène de force, on lui bloque les poignets et, selon l'occurrence, on lui coupe les doigts senestres ou droits.  Cette merde de lettre qu'il est interdit d'écrire et qu'il est si difficile d'éviter pour ne point perdre ses outils d'écriture !  Cette toute première lettre, celle qui précède le B !  Vous voyez ?  C'est un concours, une épreuve, 400 idiots qui ont rêvé pouvoir s'en sortir, 400 imbéciles qui prétendent remporter le prix: meilleur nouvelliste de tous les temps !

Les règles ont été modifiées un lustre plus tôt.  Plus besoin d'être le plus fort ou le premier, suffit d'écrire n'importe quoi, pourvu qu'on évite le piège du sigle interdit.  Obligé d'écrire, sinon c'est perdu, obligé d'écrire vite, sinon c'est fini.  Les guillotines tombent, coupent, sectionnent et emportent vos dix doigts.  Infirme pour le reste de vos jours, l'écriture devient un rêve oublié, un rêve impossible.  250 mots, c'est l'horizon, 250 mots qui s'inscrivent sur des postes de télévision, sous les yeux hostiles et embués de témoins somnolent, qui vérifient sur des toiles tendues.

 

Sergeï relut son texte, il compta les mots ‑ il y en avait tout juste 250 ‑, il vérifia qu'il n'avait pas utilisé la lettre a, contrôla l'orthographe, puis, ...

Tout à coup, il se mit à hurler, il lâcha son stylo comme si celui‑ci s'était mis à brûler, et de sa main gauche,  tandis que les autres candidats relevèrent la tête en l'observant, Sergeï se tint fébrilement le poignet en vociférant: sur sa feuille, au beau milieu du texte, juste au‑dessus du mot somnolant mal orthographié, trois doigts ensanglantés gisaient tranchés en frétillant encore d'angoisse et de douleur...

à Serge

 

 

FIN.

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Coup de cœur : 10 / Technique : 10

Commentaires :

pseudo : scribio

J'ai aimé ce texte. On peut y voir plein de choses, la passion de l'écriture, l'envie d'être le meilleur, le dictacte des règles, la sensure, la liberté d'expression. Est-ce-que je me trompes ?