Je n'osais espérer que tu montes dans le même wagon que moi, précisément à la porte juste en face de moi. Alors que les gens se pressent et se bousculent, tes grands yeux apeurés cherchent une petite place où te faufiler. Je les vois, tu sens mon regard et ta peau blanche rosit un peu. Je t'ouvre là l'espace qu'il te faut, le bras tendu à la barre, pour que tu puisses te placer devant moi. Tu te mets dos à moi, mais la vitre qui m'a permis de te voir tout à l'heure m'y autorise à nouveau, et dans le reflet, nous nous sourions. Il y a un peu d'espace devant toi, pourtant tu es contre moi. Je m'écarte un peu, pensant qu'on te pousse par devant. Tu te rapproches à nouveau. Ton reflet me fuit, mais ton corps est là. Ton parfum me trouble, ta main sous la mienne tremble un peu, et j'entends ton cœur qui bat. Je l'entends malgré le bruit du métro et des parisiens affairés alentour. Il me semble qu'il pourrait faire dérailler le wagon, s'il était à l'unisson avec le mien. Le terminus n'est plus loin, le silence règne dans ce concert de percussions. Tu détaches tes cheveux, pudique, pour cacher tes joues et pouvoir te retourner. Tes boucles brunes virevoltent dans les virages, tressautent dans les freinages, elles parlent autant que ce que tes yeux se taisent. Alors je ferme les miens. Je sens ta petite main fraîche caresser une mèche de mes cheveux. Elle passe dans mon cou et me fait frissonner, tandis que l'autre se pose sur mes paupières, les priant de demeurer closes. Virage. Tout va bien, je te tiens fermement. Ta vie est là, contre ma vie, elle bat comme le tonnerre dans le ciel, comme le taureau dans la plaine, et nos lèvres qui se rejoignent, sucrées. C'est un moment bref qui nous transporte dans l'éternité, de l'esprit par la chair, la curiosité de la passion. Les gens se sont arrêtés de parler, même le chauffeur semble avoir ralenti pour tourner la tête, tant le vacarme de notre silence les interpelle. Nous leur sommes différents en tout point : nos lèvres et nos paupières sont closes, les leurs sont ouvertes ; nous sommes debout et proches, ils sont assis et éloignés ; nos cœurs battent, les leurs se taisent pour mieux nous écouter. Un battement, suit un autre battement, puis un troisième. Nous sommes rappelés à notre infime partie de vie par le carillon de notre station. Tu es revenue contre moi, adossée à mon torse. Tes yeux brillent un peu plus, ton sourire fait écho au mien. C'est la fin du rêve, nous montons les escaliers, l'un devant l'autre. Lorsque j'arrive tout en haut, je me retourne. Tu es toujours là, ton sourire aussi. Tu ne me reverras peut-être jamais, ou bien tu ne te souviendras pas de moi. Moi, je me souviendrai de nous.
PS : c'est cela, petit chat, le béguin.
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Style : Nouvelle | Par ifrit | Voir tous ses textes | Visite : 710
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Commentaires :
pseudo : obsidienne
un métro nommé désir... de quoi être différent, forcément différent
pseudo : deborah58
Une jolie histoire, trés romantique...
pseudo : ficelle
magnifiquement écrit !
pseudo : L.
Oui, les trois à la fois ! Le fond et la forme s'accordent parfaitement, c'est un vrai régal. on y est. Ou en tout cas, on a envie d'y être. Sans doute qu'on y a été, un jour. Vivement la prochaine station !
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