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Le frigo (histoire banale d'un couple en froid) par tehel

Le frigo (histoire banale d'un couple en froid)

 

Garry s'était relevé, et sans relâcher un seul instant ses flancs qu'il tenait de ses deux bras serrés, il alla consulter le thermomètre.  Le mercure était toujours à 0°.  Il n'y avait rien de changé.

‑ Ca n'a servi à rien ! se plaignit Margarett.

 ‑ Je pensais qu'en tournant ce bouton, la température augmenterait.  Pardonne‑moi de ne pas être un spécialiste en frigos ! s'emporta une nouvelle fois Garry en se rasseyant contre la paroi métallique.

 Cela faisait plus de dix heures qu'ils étaient bloqués là, dans le frigo de chez Angelo Calderone, un restaurant à la mode et très en vue.

Garry et Margarett étaient mariés, mais en principe, plus pour très longtemps.

Ils s'étaient donné rendez‑vous dans ce restaurant, pour justement s'entendre une dernière fois sur les termes de leur divorce.

 Et tout avait été si vite !

 Le restaurant était désert ce soir‑là.  Seule la table 1 était occupée par Garry et Margarett qui se chamaillaient au sujet du chien, quand plusieurs hommes armés et masqués, trois ou quatre, impossible de préciser davantage, avaient fait irruption dans le restaurant.

Des tables furent renversées, une jeune fille cria dans les cuisines, un coup de feu retentit, le Patron fut molesté et Margarett, dépouillée de ses bijoux.

Sans comprendre pourquoi ni comment, l'homme et la femme avaient été poussés dans le frigo à viande où ils furent enfermés.

Depuis plus de dix heures, ils étaient là, sans que personne ne soit venu les chercher.

Bien entendu, ils avaient appelé à l'aide, ils avaient frappé à la porte, tenté de l'ouvrir, mais une porte métallique sans clenche, ça ne s'ouvrait pas ainsi, ils avaient encore crié et hurlé, mais personne ne les avait entendu.

Leur dernier tête‑à‑tête fut des plus froids: zéro degré !

Zéro degré dans le frigo, vingt‑sept à l'extérieur.

Zéro degré en plein mois de juillet !

Zéro degré, et Margarett les jambes nues, en robe légère avec un décolleté coquin.

Zéro degré et Garry en manches courtes, pantalon de toile et espadrilles.

Zéro degré et dix heures de calvaire avec celui et celle qu'on a décidé de quitter.

Zéro degré, 10 heures interminables et insupportables avec l'homme et la femme qu'on déteste probablement le plus au monde pour un tas de raisons !

 Un enfer glacial !

 La lampe de sécurité du plafonnier éclairait la pièce où étaient suspendus des dizaines de quartiers de viande inertes, et donnait en même temps du relief au souffle embué de l'homme et de la femme qui s'étaient assis l'un en face de l'autre, chacun de son côté, le dos contre la paroi murale.

Il faisait froid.  Margarett avait froid.  Garry avait froid.  L'un comme l'autre, ils tentaient de se recroqueviller au maximum pour avoir plus chaud, mais rien n'y faisait, la température ambiante était de zéro degré et zéro degré, c'était peu.  Très peu !

‑ Peut‑être que si nous nous rapprochions un peu‑

‑ Pas question, Margarett, je ne veux plus te toucher ! avait bredouillé Garry en réprimant un frisson supplémentaire.

‑ Ils vont se décider, oui ou merde ?

‑ J'en sais rien, Margarett, il n'est pas certain que les autorités soient déjà au courant.

‑ Tout cela, c'est de ta faute !

‑ Pardon ? il avait relevé la tête et l'avait foudroyée du regard.

‑ Si tu n'avais pas encore une fois voulu faire de ton grand genre et venir ici, nous n'en serions pas là ! mitrailla la femme.

Margarett était une très belle femme, un véritable canon, mais quand elle se mettait à critiquer quelque chose ou quelqu'un, c'était une mitraillette !

‑ Si tu n'avais pas fait la salope en me trompant avec ce connard, nous n'aurions jamais divorcé et nous n'aurions pas été là non plus !

‑ Tu peux parler, avec ton autruche sur échasses !

Chaque fois qu'ils se retrouvaient seuls, Garry et Margarett se disputaient à coups d'insultes et de reproches caustiques.

‑ Mel ne mesure qu'1,75 mètre !

‑ Et toi avec ton mètre vingt, tu es ridicule à ses côtés !

Garry souffla.  La situation devenait impossible.

Finalement, ils finirent pas se taire, tremblant de tout leur corps, luttant contre le froid, et n'espérant plus qu'une seule chose: que les secours arrivent au plus vite.

...

‑ Garry ?

‑ Mmm ?

‑ Je dois faire pipi !

‑ Retiens‑toi !

‑ Ca fait dix heures que je me retiens !

‑ Pisse‑toi dessus !

‑ Imbécile !

...

‑ Garry ?

‑ Mmm ?

‑ Je dois vraiment faire !

‑ M'en fous !

...

‑ Qu'est‑ce que tu fabriques ?

‑ Je fais pipi, je ne pouvais plus me retenir !

‑ Tu me dégoûtes !

...

‑ Garry ?

‑ Mmm ?

‑ J'ai froid !

‑ Moi avec !

...

‑ Garry ?

‑ Quoi ? il avait haussé le ton.  Cela faisait dix fois qu'il tentait de s'endormir et dix fois qu'elle le dérangeait.

‑ J'ai faim !

‑ Sers‑toi ! il lui montra les cuisseaux de veau au dessus de sa tête pâle.

‑ C'est très malin !

...

‑ Garry ? ... T'as pas faim toi ?

‑ Si !  Si, j'ai très faim, mais on n'a pas à manger, ni à boire, il y a juste deux choses à faire: c'est attendre, et toi, me foutre la paix !

‑ Mais je meurs de faim, Garry ! elle retint un sanglot.

...

‑ ...

Cela faisait dix minutes que Margarett ne disait plus rien.  Garry la regarda.  Ses joues étaient si pâles qu'elles paraissaient transparentes.  Elle frissonnait de partout et ses genoux pliés dansaient la danse de Saint‑Guy.   Des petites tâches grises étaient apparues sur ses bras dénudés: des gelures !

Il se leva et vérifia les étagères.

‑ Qu'est‑ce tu fais ?

‑ Je cherche de la nourriture !

‑ Tu as faim aussi ?

‑ C'est pour toi !

‑ Merci Garry, c'est gentil.  Elle toussa et éternua.

‑ Y a rien !

‑ Aide‑moi, tu veux ?

‑ Pour aller où ?

‑ Je vais regarder aussi.

‑ Dis tout de suite que je suis aveugle !

‑ Aide‑moi s'il te plaît, Garry !

L'homme releva la femme.

‑ Et ça, c'est quoi ?

‑ Du pain, que veux tu que ce soit ?

‑ Du pain, ça se mange non ?

‑ Du pain, ou; du pain surgelé, non !

‑ On peut peut‑être essayer de le décongeler ?

‑ Vas‑y, quelques secondes au micro‑ondes et ça suffira !

‑ Tu te crois malin ? Margarett glissa la pain congelé entre ses cuisses.

...

‑ Combien on va tenir Garry ?

‑ J'en sais rien !

‑ Combien de temps est‑ce qu'un homme ou une femme peut résister au froid ?  A zéro degré précisément ? Hein ?

‑ J'en sais rien je te dis, je ne suis pas médecin !

...

‑ Garry ?

‑ Mmm ?

‑ Je gèle !

‑ Moi aussi !

‑ J'ai surtout froid aux fesses !

‑ C'est drôle, t'as toujours eu le feu là où t'as froid; en principe, on devrait avoir des toasts ! il montra le pain de son index tendu.

‑ Connard ! tu ne t'es jamais dit que c'est peut‑être de ta faute, que tu ne savais pas y faire ?

‑ Ce n'est pas ce que les autres femmes disent en tous cas !

‑ Les autres ?  quelles autres ?  Cette pute de Mel‑

Soudain, un bruit étrange retentit dans la pièce voisine; l'homme et la femme se redressèrent aussi vite que leurs membres engourdis le leur permirent.

‑ T'as entendu ?

‑ Ouais.

‑ C'est quoi ?

‑ Tais‑toi, écoute, on dirait un bruit de moteur.

‑ Les secours ?

‑ Nan, c'est autre chose, on dirait.. Garry se précipita jusqu'au thermomètre et faillit s'évanouir en apercevant la petite bande rouge du mercure descendre sous zéro.

‑ Qu'y a‑t‑il ?

‑ Les compresseurs !

‑ Quoi les compresseurs ? Margarett s'était accrochée à son épaule.

‑ Les compresseurs se sont remis en marche !

‑ Remis en marche ?

‑ La température, Margarett, elle est trop élevée à cause de nous, aussi, le thermostat a‑t‑il enclenché les compresseurs qui vont refroidir davantage la pièce !

‑ Refroidir encore ? elle s'écroula, le dos contre la paroi métallique.

‑ S'ils ne se grouillent pas pour arriver, nous sommes foutus !

‑ Garry, j'ai peur !

‑ Moi aussi j'ai peur, tout le monde a peur dans des circonstances pareilles .  Garry avait frappé du poing contre la lourde porte du sas.

...

‑ Garry, j'en peux plus, je tremble de partout !

‑ Viens là, on va se serrer, ainsi on aura plus chaud.

Ils se mirent l'un contre l'autre, Margarett posa la tête sur son épaule et il l'imita.

Ni Garry ni Margarett n'éprouvait de la pitié pour l'autre, mais la situation se dégradait tellement, qu'ils n'eurent pas le choix.  Ou bien ils se serraient les coudes et tenaient un peu plus longtemps, ou bien ils restaient chacun de leur côté et tout serait bien vite fini.

‑ Arrête de claquer des dents !

‑ J'y peux rien, c'est plus fort que moi !

‑ Tu m'énerves ! Margarett détourna la tête pour ne plus le voir.

...

‑ Margarett ?

‑ ...

‑ Margarett ? il la secoua nerveusement.

‑ Hein ? quoi ?

‑ Ca va ?

‑ Fiche‑moi la paix et remets ta tête, j'ai si froid !

‑ Je pensais que tu étais morte !

‑ Qu'est‑ce que ça peut te foutre ?

Et elle avait une nouvelle fois raison !  Il s'en fichait comme de son premier poil pubien !  Elle pouvait bien crever là, il s'en moquait complètement, ce qui comptait pour lui, c'était de sortir de là au plus tôt.

...

‑ Mon Dieu, Garry, qu'est‑ce qui t'arrive ?

‑ Quoi ? la fille regardait avec répulsion le pied déchaussé de Garry.  Son espadrille avait dû glisser de côté.

‑ Ton pied !

Les orteils du pied droit de l'homme étaient devenus tout noirs.  Noirs comme du charbon, noirs comme la mort.

‑ Ils sont gelés, Garry, ton pied est gelé !  Quelle horreur !

Il se mit à se masser les orteils, mais rien n'y fit, il ne ressentait plus rien du tout, son pied droit était définitivement perdu !

...

Les compresseurs s'arrêtèrent finalement et le thermomètre se stabilisa à ‑2°.  Une température convenable et de circonstance pour un couple en passe de divorcer.

...

‑ Cela fait combien de temps maintenant ?

Elle vérifia sa montre, frotta la petit glace embuée et y décrypta l'heure.

‑ 14 heures qu'on est là !

‑ 14 heures ! ce n'est pas normal, il y a longtemps déjà que la police aurait dû être prévenue !

‑ Ne sois pas encore fataliste, ils peuvent encore venir !

‑ Non, c'est foutu !

‑ Lundi, des gens viendront certainement à la porte, et ils préviendront les autorités...

‑ Lundi, c'est dans deux jours !

‑ Et tu penses qu'on ne tiendra pas ?

‑ ...

‑ Frotte‑moi le dos, je ne tiens plus !

‑ Vas‑y aussi, toi !

Aussi vite que leurs bras paralysés par le froid en furent capables, ils se massèrent le dos.

‑ Ca va mieux ?

‑ Ouais, continue !

Margarett se mit à rire.  D'un rire hystérique.

‑ Qu'est‑ce qui te prend ?

‑ C'est tellement drôle !

‑ Quoi ?

‑ Dire qu'il y a comme un petit froid entre nous !

Garry soupira et continua de lui stimuler les épaules.

...

‑ Ton briquet Garry !

‑ Je n'y avais pas pensé ! l'homme fouilla tant bien que mal ses poches et il en retira son Zippo.  Il fit rouler la molette et une belle flamme bien droite en jaillit.  Ils s'y réchauffèrent les mains.

‑ Bon Dieu que cela fait du bien.  On dirait que des millions de fourmis me dévorent les doigts !  Prends garde de ne pas te brûler, on ne sent strictement plus rien à cette température !

‑ Laisse m'en un peu, tu prends toute la flamme !

‑ C'est mon briquet, non ?

‑ C'était mon idée !

‑ Faudrait quelque chose à brûler, quelque chose pour nous réchauffer davantage !

‑ Les boîtes peut‑être ?

‑ Non, elle sont congelées, ça ne marchera pas !

‑ Garry ?

‑ Mmm ?

‑ Et les bouches d'aérations ?  Si on les bouchait, peut‑être que...

‑ Inutile, t'as vu les kilomètres de grille  ? On n'a que deux mains !

‑ Passe‑moi un peu le briquet.

...

‑ Garry, le thermomètre est remonté à 0 !

‑ Les compresseurs ne vont plus tarder à se remettre en route !

...

‑ Et si j'essayais de les court‑circuiter ?

‑ Les compresseurs ?

‑ Ouais !

‑ Comment ?

‑ J'en sais rien !

‑ C'est bien ça ton problème, Garry, tu as toujours des idées de génie, mais tu ne sais jamais comment les exploiter !

‑ Ta gueule !

...

‑ Maggy ?

‑ Quoi ?

‑ Je ne peux plus bouger ma jambe !

‑ Laisse‑moi regarder.

La jambe droite de l'homme avait pris une teinte bleutée jusqu'au‑dessus du genou.

‑ Moi c'est les fesses !

‑ On est foutus !

...

‑ Voilà, fallait pas rêver !

‑ Essaye de le rallumer !

‑ Il est vide je te dis ! Garry jeta le briquet contre un quartier de viande.  Il lâcha son étreinte autour des épaules de la femme et rampa en se tortillant jusque contre la paroi.

‑ Que ?  Pourquoi abandonnes‑tu ?

‑ Ca ne sert plus à rien.  Je ne veux pas que Mel s'imagine qu'en dernier recours, nous nous sommes remis !

‑ Tu es ridicule !

‑ Non, je l'aime et je la respecte !

‑ Arrête tu veux, tu ne te rends même pas compte qu'elle vit à tes crochets !  Tu ne vois pas clair ?  Ouvre tes hublots mon ami !

Garry l'avait soudain interrompue d'un geste horizontal de sa main gelée.

‑ Quoi ?

‑ Une idée !

‑ Une idée ?

‑ La viande, Maggy, la viande est suspendue par des crochets, des esses !

‑ Et alors, c'est pas nouveau !  Tu délires, mon vieux !

‑ Non, si on parvenait à détacher un de ces morceaux et à prendre un crochet, peut‑être que..

‑ Peut‑être que quoi ?

‑ Le hublot, Maggy, peut‑être qu'on parviendrait à le briser !

‑ Tu, tu penses ?

Ils s'aidèrent mutuellement à se tenir debout, et réunissant toutes leurs dernières forces, ils décrochèrent un cuisseau de veau.

‑ Vas‑y, mes doigts ne m'obéissent plus !

Margarett frappa le hublot avec le crochet qui rebondit violemment.

‑ C'est du solide, il n'y a rien à faire !

‑ Attend, laisse‑moi essayer.

A cloche‑pied, Garry sautilla jusqu'au hublot et il essaya, en vain, de le briser.

‑ Non, y a rien à faire, c'est une vitre de sécurité !

‑ Le joint, Garry, essaye le joint !

‑ Le joint ? il se retourna sur le hublot dont la circonférence était parcourue d'un épais joint en caoutchouc.

Ensemble, ils tirèrent sur le crochet glissé entre le joint et la vitre.

‑ Encore, tire encore !

‑ Mes doigts !  Mes doigts me brûlent !

‑ Tire bon Dieu, tire, c'est notre dernière chance !

Les compresseurs se remirent à fonctionner.

Margarett et Garry se suspendirent littéralement à la esse.

‑ Encore !

Brusquement, le crochet se détacha et ils tombèrent par terre.

‑ J'en peux plus Garry !

‑ Bouge‑toi, allez, bouge‑toi, on va encore essayer une fois !

Ils recommencèrent l'opération.  Le mercure chuta à nouveau au dessous du zéro.

Avec un bruit ridicule et grotesque, le caoutchouc sauta hors de la porte et le hublot s'écrasa de l'autre côté.  Une formidable bouffée d'air chaud pénétra d'emblée dans le frigo.

‑ On a réussi, Garry !  On a réussi !

‑ Ouais, on a réussi !

La femme tendit le bras et elle lui prit la main...

...

Quelques mois plus tard.

‑ Vous êtes donc bien certains tous les deux qu'il n'y a plus d'avenir pour votre couple ?  Que c'est fini, que vos relations sont belles et bien définitivement gelées ? lança méthodiquement le Juge.

Garry et Margarett se regardèrent en souriant, ils explosèrent littéralement de rire, d'un rire complice, d'un rire franc et gai, d'un rire que, eux seuls, pouvaient réellement comprendre.

‑ Oui ! dit Garry en manquant de faire tomber sa béquille tellement il riait.

‑ Oui ! répondit‑elle essuyant une petite larme de joie qui avait coulé sur sa joue.

 Pantois et prosternés, le Juge et le Procureur se regardèrent sans rien comprendre...

  FIN

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Style : Nouvelle | Par tehel | Voir tous ses textes | Visite : 1032

Coup de cœur : 12 / Technique : 9

Commentaires :

pseudo : anyone

Excellent!

pseudo : winther jean

Une nouvelle bien menée, avec du suspense et une chute plein d'humour. Bravo ! Une petite remarque : les températures s'écrivent °C (degrés Celsius)

pseudo : Blanche Plume

Perso, j'étais dans le frigo ! Encore !