Je vais vous conter l’histoire de Maximilien Gromoletz. Il est inutile que je commence par son enfance : vous aurez tout compris si je vous dis, en résumé, qu’il est né dans une petite ville de province, un père représentant placier (il en faut), un mère mercière (un métier hélas en voie de disparition), fils unique, un pavillon Berval (du solide en somme), des meubles vernis au polyester (si vous en avez, gardez-les précieusement, ils vont prendre de la valeur). Après des études au lycée de la ville (aussi ternes que le reste), Maximilien, son baccalauréat en poche, se présenta au concours de rédacteur.
Quand mon histoire débute, Maximilien Gromoletz est rédacteur de 1ère classe à Paris au ministère des Affaires sans importances. Je vous vois sourire. Et pourtant on ne dira jamais assez combien les affaires sans importances sont importantes. Importantes pour les citoyens qui sont concernés. Pas important le bruit que fait votre voisin du dessus en enlevant ses chaussures ? Pas important la queue de poisson que vous a fait le malotru en vous doublant ? Pas importante la mouche que vous avez trouvée dans le yaourt que vous venez d’acheter ? Le chef de l’État conscient de la gravité que représente pour chaque Français, chacun de ces petits faits, a décidé d’y consacrer un ministère, avec à la tête, un ministre d’Etat. Cette mesure s’est traduite immédiatement par une remontée de 30 points dans les sondages …
Donc Maximilien Gromoletz est employé dans ce ministère dont je viens de vous souligner l’intérêt. Il a remplacé, dans ses locaux, le ministère de l’Écologie qui manifestement ne servait à rien. Qui se soucie des rejets des agriculteurs, des industriels dans les rivières et les nappes phréatiques ? L’air des villes est pollué un jour sur deux. Il y a trop d’intérêts économiques en jeu pour que l’on puisse prendre des mesures ! D’ailleurs, argument déterminant, cela produirait encore plus de chômage ! Vous voyez donc qu’il est inutile de garder un ministère dont aucune décision n’est applicable.
Avant d’être nommé au ministère des Affaires sans importances Maximilien Gromoletz officiait au ministère des anciens combattants. Son poste disparut avec le dit ministère, le Président de la République, dans sa sagesse, ayant décidé de supprimer également ce ministère et de l’intégrer au ministère des Affaires sans importances. En effet, à quoi bon garder une lourde administration pour quelques combattants que le temps décimait chaque jour, pour une guerre qui fut aussi drôle que courte et pour des combats qui ne reçurent jamais le nom de guerre. Un bureau du ministère des Affaires sans importances continue donc de gérer ces dossiers, pas plus importants que les autres et de toute façon en voie d’extinction.
Mais revenons à Maximilien Gromoletz : vous pouvez trouver son bureau au fond de la cour, vous montez l’escalier, 3ème étage et au bout du couloir, porte 37. Maximilien y mène une vie tranquille, régulière au milieu de piles de dossiers qui s’accumulent au fil des mois indiquant ainsi la nécessité de traiter au plus vite les affaires qui arrivent. Pas de téléphone dans le bureau, cet instrument risquerait de troubler son attention. Pas d’ordinateur non plus, ils sont réservés à d’autres bureaux. D'ailleurs, cela n’a pas d’importance, Maximilien ne saurait pas s’en servir ! Le rôle de Maximilien Gromoletz est fondamental. Il est chargé d’enregistrer les dossiers qui arrivent et de leur attribuer un numéro (qu’y a-t-il de plus important que l’enregistrement dans une administration ?). En outre, il est chargé de lire le contenu des dossiers et d’en faire un résumé de 2 lignes. Impératif les 2 lignes. C’est le maximum que veulent trouver les chefs de Maximilien quand ils leur arrivent de consulter les dossiers. Bien que cela soit très rare : l’intervention d’un député, d’un conseiller général …La majorité des dossiers terminent leur vie dans le bureau 37. Mais ne croyez pas qu’ils cessent d’exister ! Maximilien Gromoletz transmet le numéro des dossiers, les noms et les adresses des demandeurs à mademoiselle Bénichou qui les introduit de ses douces et belles petites mains (si, si elles sont très belles) dans l’ordinateur. Ce merveilleux engin envoie aux personnes concernées des lettres pré-écrites mais merveilleusement personnalisées (on n’arrête pas le progrès). L’ingéniosité de l’appareil ne se limite pas à cette lettre de réception. Une personne s’inquiétant des suites données à son dossier reçoit une lettre type lui demandant de prendre patience et de comprendre les difficultés des procédures. Mais si la personne téléphone ? Pas de problèmes non plus de ce côté-là ! Une aimable standardiste lui demande de patienter et le demandeur a le plaisir d’entendre plus de vingt minutes « Une nuit sur le mont chauve » ou « Le sacre du printemps » avant que …la communication ne se coupe… ! Même processus en cas de rappel !
Maximilien Gromoletz aime rendre visite à mademoiselle Bénichou. Il faut dire qu’elle a tout ce qui plait à un honnête homme. Quand le jeune homme la voit se pencher sur la photocopieuse il a bien du mal à garder son sang-froid. Mais Maximilien Gromoletz est trop timide pour faire quelque avancée que ce soit vers mademoiselle Bénichou. Il n’a rien pour séduire une femme. Il n’est même pas laid. Certains hommes sont tellement laids que c’est pour eux un atout. Leur laideur devient leur personnalité. Et justement Maximilien Gromoletz n’a aucune personnalité ! Ses traits sont communs, sa taille moyenne, sa voix monocorde. Les fées qui se sont penchées sur son berceau devaient être pressées, les bonnes comme les mauvaises. Elles ne lui ont donné aucun signe permettant de le distinguer : pas d’oreilles décollées, de nez proéminent, de calvitie de bonne aloi. Pas même un bégaiement ou un strabisme. Rien ! Vous dis-je ! Maximilien Gromoletz est terne… c’est le mot qui convient !
Inutile de vous dire après cette description, que Maximilien est vieux garçon. Quelle femme voudrait d’un tel homme ? Ce n’est pas le traitement que le ministre alloue à ses subordonnés qui est de nature à séduire une femme. Mais Maximilien Gromoletz n’est pas malheureux pour autant. Il a su atteindre un équilibre qui le satisfait. Son travail l’intéresse. Ses chefs lui distillent les quelques félicitations verbales et gratuites qui le maintiennent dans sa bienheureuse médiocrité. Il a quelques amis avec qui il joue à la belote et qui l’apprécient car son insignifiance les met en valeur. Pour sa libido, il se contente de la vision du bas du dos de mademoiselle Bénichou et des quelques revues masculines qui lui procurent des rêves oniriques de nature à purger son trop plein d’énergie.
Mais je vais entrer dans le vif du sujet !
En cette belle journée de printemps, Maximilien vient d’arriver au bureau 37. Bien qu’il fasse un soleil éclatant, la salle est éclairée car l’unique fenêtre de la pièce donne sur le mur de l’immeuble mitoyen tout proche. Isidore le coursier du ministère entre (comme d’habitude) sans frapper et d’une voix joyeuse annonce :
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Max, mon bon, 6 dossiers pour toi. Bon courage, tchao !
Et il quitte le bureau aussi vite qu’il y est entré. Maximilien Gromoletz aimerait bien étrangler Isidore. Il est jeune, beau, plein de bagout et en plus il plait à mademoiselle Bénichou…Il est d’une familiarité qui l’exaspère, l’appelant Max, lui un simple coursier, alors que lui est quand même rédacteur de 1ère classe ! Tous les matins c’est la même cérémonie et il garde toute sa rancœur bien rentrée au fond de lui.
Il prend les dossiers, les enregistre, les lit soigneusement et pour chacun d’eux, rédige un résumé (2 lignes, impératif les 2 lignes). Il se met alors en devoir de les ranger. Les étagères métalliques, tout autour de la pièce, sont pleines et les dossiers commencent déjà à garnir la partie supérieure de certaines d’entre elles, atteignant peu à peu le plafond. Le rangement devient périlleux. Maximilien Gromoletz pousse son fauteuil à roulettes, grimpe et tendant les documents à bout de bras, essaye de les glisser dans un espace vide. A cet instant je suis contraint de faire un peu de physique, veuillez m’en excuser. En s’appuyant sur l’étagère Maximilien met en œuvre le principe bien connu de l’action et de la réaction. Son fauteuil se déplace et s’éloigne du mur. La verticale passant par son centre de gravité quitte le polygone de sustentation et il arrive ce qui doit arriver (car nous ne pouvons échapper aux lois implacables de la physique), Maximilien perd l’équilibre et tombe la tête en avant. C’est madame Mamamoudia qui le trouve, inanimé, le soir, en faisant le ménage. Accident du travail caractérisé. Les médecins de l’hôpital où il fut transporté jugèrent son état sérieux mais non préoccupant. Au bout de quelques heures il reprit connaissance et l’examen au scanner ne révéla aucune lésion au cerveau. Il s’en tira avec une immense bosse et une semaine plus tard il retrouva la quiétude de la pièce 37. Apparemment cette chute ne sembla pas modifier la vie de Maximilien Gromoletz. Et pourtant ….
Chaque soir, à la sortie du bureau, il reprit les parties de cartes avec des collègues amis, au café, annexe du ministère. Ce jour là, ils avaient entamé une énième partie de belote. Georgette, la patronne, avait apporté les apéritifs et les olives éléments indispensables au bon déroulement de la partie. Maximilien tout en croquant une olive annonça :
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Lys !
Ses partenaires le regardèrent interloqués.
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Que dis-tu Maximilien ?
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Je dis atout lys !
Ils éclatèrent de rire.
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Tu as le boyau de la rigolade, aujourd’hui, monsieur le rédacteur de 1ère classe ! Elle est bien bonne ! Moi je dis atout saucisse ! - dit le deuxième qui devait parler.
Le troisième continua :
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Bon messieurs un peu de sérieux cette partie est importante, je vous rappelle au cas où vous l’auriez oublié que le perdant doit payer la tournée ! Moi je dis atout cœur !
Finalement Maximilien paya la tournée.
Rentré chez lui, il se précipita sur un jeu de cartes. Il les compta. Il y en avait 40 ! Pas de doute avec le valet, l’as, le neuf et le dix il avait eu raison d’annoncer : atout lys. Mais pourquoi ses amis l’avaient regardé comme s’il était débile ?
Le lendemain pour changer il leurs suggéra une partie de 421. Tout se déroula normalement jusqu’au moment où il annonça : 777. Ses partenaires le regardèrent interloqués.
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Tu ne vas pas bien Maximilien. Tu devrais prendre un peu de repos. Tu ne sais plus jouer aux dés, c’est un mauvais signe !
Maximilien Gromoletz ne put que répondre.
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Vous avez raison, je vais rentrer c’est sûrement la fatigue !
Allongé sur son lit, il tourna un dé qu’il venait de sortir d’un tiroir : un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept. Pas de doute le dé avait sept faces, c’est lui qui avait raison !
Le lendemain un incident le déstabilisa encore un peu plus. Il était allé voir mademoiselle Bénichou pour une photocopie. Il avait eu le plaisir de la voir pencher sur la photocopieuse et était reparti le cœur joyeux au bureau 37. En consultant la photocopie du document il sursauta. Il retourna au bureau de mademoiselle Bénichou :
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Mademoiselle Bénichou vous n’êtes pas réveillée ce matin, vous avez oublié de photocopier tous les tierços de mon document !
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Les tierços !!!???
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Mais oui les tierços ! Vous avez photocopié les rectos et les versos et vous avez oublié tous les tierços !
Mademoiselle le regarda avec un tel air de commisération que la colère de Maximilien s’éteignit d’un seul coup. Sans rien ajouter, les épaules basses il retourna dans son bureau.
Un grand doute s’était installé dans son esprit, l’air désapprobateur mademoiselle Bénichou lui avait fait mal. Les incidents des jours précédents avec ses amis lui revinrent à l’esprit. Revenu chez lui le soir, il s’allongea sur le lit et le regard fixé sur le plafond il réfléchit. Pris soudain d’une inspiration subite, il alla sortir un des livres de sa bibliothèque. Il l’avait lu déjà une dizaine de fois. Il ouvrit une page au hasard. Il en lut le recto et le verso, il connaissait le texte presque par cœur. Soudain il sentit une bouffée de chaleur lui monter à la tête. Une troisième partie était présente qu’il n’avait jamais lue ! Fébrilement il feuilleta le livre et à chaque nouvelle page le phénomène se reproduisit ! D’un tiroir il sortit le jeu de cartes et un dé. La sueur perla de son front : 40 cartes, 7 faces ….Il pensa : « je suis fou, pas de doute je suis fou ». Le souvenir récent de sa chute lui revint à l’esprit.
Le lendemain au lieu d’aller au ministère, il alla consulter son médecin et lui expliqua la situation. Celui-ci l’orienta vers un neuropsychiatre après lui avoir prescrit un arrêt de travail de 8 jours. C’est ainsi que Maximilien Gromoletz se retrouva deux jours après dans le cabinet du docteur David Josua Lévistonstein, éminent spécialiste du cerveau. Sa plaque reflétait l’étendu de ses compétences : « Diplômé des Universités de Paris et de Berlin, professeur attaché au Memorial Institut de Boston et à l’hôpital Paco José Ibéria des Bahamas ( très utile pour les déclarations d’impôts), membre de l’Académie de médecine, secrétaire général de l’association des spécialistes des neurosciences ».
Le professeur fit asseoir Maximilien Gromoletz dans un fauteuil dont la qualité était à l’image du cabinet, de l’immeuble, et sans doute aussi du montant des honoraires. Il ouvrit sans un mot la lettre envoyée par le médecin généraliste et hocha la tête d’un air entendu.
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Bien monsieur Gromoletz ! Parlez moi de vos problèmes…
Maximilien entama d’une voix monocorde le récit des évènements récents.
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Je vois, je vois ! D’après votre dossier vous avez fait une chute sur la tête. Ceci pourrait être une explication de vos troubles.
Il sortit les radios que Maximilien avait apportées et après les avoir posées sur un écran lumineux les examina soigneusement, plusieurs fois.
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Rien ! Comme mes collègues je n’observe aucune lésion suspecte. Allons dans la salle d’à côté je vais vous faire passer quelques tests.
Le professeur fit asseoir Maximilien Gromoletz derrière une table et sortit un casier rempli de fiches. Il posa devant Maximilien une fiche où était dessiné un triangle.
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Combien de côtés a cette figure ?
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Six !
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Et celle-ci ? -dit-il en lui présentant un carré
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Douze !
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Bien intéressant ! Poursuivons le test. Et cette figure ?
En même temps il posa une fiche où était dessiné un cube.
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Vingt quatre !
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Changeons de domaine !
Il sortit une pièce de sa poche.
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Vous allez prendre cette pièce et la lancer plusieurs fois et vous me direz sur quelle face elle est tombée.
Maximilien s’exécuta.
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Face !
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Pile !
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Pile !
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Tierce !
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Tierce !!!???
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Oui tierce docteur, elle est tombée sur le côté tierce !
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Recommencez svp !
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Tierce ! Encore tierce !
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->D’accord on continue, vous allez me réciter les jours de la semaine.
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi, dimanche et plutoni !
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Plutoni ?
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Oui c’est cela plutoni !
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->C’est noté. Passons aux notes de musique. Veuillez me les réciter.
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Do, ré, mi, fa, sol, la, si, ma.
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Ma !!!???
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Pouvez-vous me chanter un « ma » S.V.P. ?
Maximilien prit une profonde inspiration et articula quelque chose.
Le professeur Lévistonstein vit les lèvres de Maximilien bouger et son cou vibrer mais n’entendit aucun son.
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Pouvez-vous recommencer ?
Même mimique mais toujours aucun son.
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Bien nous allons nous arrêter là. J’ai fait assez d’observations.
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Qu’ai-je docteur ?
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Rassurez-vous rien de grave ! Vous n’avez aucune lésion organique au cerveau. Je pense que votre état résulte d’un surmenage. C’est la première fois que j’observe les signes que vous manifestez mais le cerveau humain est complexe. Nous ne savons pas encore tout. A priori je pense que vous êtes sujet à des visions protéiformes !
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Protéiformes !!??
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Oui c'est-à-dire qu’au lieu de voir les choses telles qu’elles sont votre cerveau fabrique des images supplémentaires que vous considérez comme réelles. Mais ne vous affolez pas, si nous ne pouvons pas identifier la cause de ces visions nous pouvons en soigner les effets. Les laboratoires Ziller et Propharmac de Zurich viennent de sortir un nouveau médicament le Zircofon qui fait merveille sur les états hallucinatoires (et il m’offre une superbe croisière sur le Rhin si j’en prescris suffisamment). Vous allez en prendre 3 comprimés par jour pendant six mois. J’y ajoute du Stenfort qui est un remontant, des pilules à l’huile de foie de morue, de la poudre de kakachouba, des gélules d’extrait de requin bleu, du Paraboum qui est un cocktail de vitamines. Ainsi votre état va nettement s’améliorer. D’ailleurs vous reviendrez me voir dans 10 jours afin que je vérifie les effets du traitement.
Maximilien Gromoletz sortit du cabinet du docteur David Josua Lévistonstein avec une ordonnance impressionnante et 200 euros de moins dans son portefeuille…
Au bout de 10 jours, son état ne s’était pas amélioré pour autant et il retourna voir le professeur. Les tests donnèrent les mêmes résultats. Maximilien était de plus en plus dépressif. Vous pensez, ce n’est pas simple de vivre avec des visions protéiformes. Il avait repris son travail au ministère des Affaires sans importances. La lecture de chaque dossier était pour lui une dure épreuve. Ce qu’il lisait sur le tierço de chaque feuille lui permettait de savoir ce que la personne avait pensé, avait voulu écrire ou n’avait pas osé écrire. Aller rédiger un résumé dans de telles conditions ! La lecture du journal était aussi une souffrance. Sur le tierço il lisait ce que les journalistes savaient sur chaque événement et qu’ils n’avaient pas écrit. Maximilien Gromoletz pouvait se rendre compte des mensonges, des affabulations, des inventions que recélaient les nouvelles quotidiennes. Et cela le plongeait, chaque jour, un peu plus dans la déprime. Ses visions protéiformes avaient parfois de bons côtés. Elles lui permettaient de voir la télévision et les images de cinéma en relief. Quand il se regardait dans une glace il pouvait se voir de tous les côtés. Mais ce flot d’images nouvelles était difficile à gérer ! Essayez de vous raser quand vous voyez votre tête, simultanément, de face, des deux côtés et de dos ! Et encore ce que voit Maximilien est infiniment plus compliqué que ce que je vous dépeins. Mais vous l’expliquer présente la même difficulté que de décrire le tableau de la Joconde à un aveugle de naissance. L’univers qui l’entourait était devenu d’une complexité oppressante. Il ne reconnaissait plus les étoiles dans le ciel, le moindre morceau de musique devenait une monstruosité sonore. Certes il pouvait fermer ses yeux et boucher ses oreilles. Mais « voyait-il » avec ses yeux, « entendait-il » avec ses oreilles ? Il avait cessé de voir ses amis et se rendait le moins possible dans le bureau de mademoiselle Bénichou. De son côté le docteur Lévistonstein était de plus en plus perplexe. Il constatait que le Ziracofon n’avait aucune action sur les troubles de Maximilien et ne servait qu’à l’abrutir. Devant cet échec patent il consulta ses collègues et c’est ainsi qu’un jour Maximilien Gromoletz fut examiné par un aréopage de neuropsychiatres venus des quatre coins du monde. A la fin de l’examen, ces éminents spécialistes se réunirent pour faire un bilan. Une majorité pencha pour une forme hallucinatoire aiguë, vraisemblablement consécutive au choc sur le crâne bien qu’aucune lésion n’ait été détectée. Maximilien Gromoletz était fou et comme son état empirait on allait l’interner et on pourrait, ainsi, expérimenter sur lui, à loisir, de nouveaux traitements et médicaments. Plusieurs membres de l’assemblée proposèrent de donner aux troubles de Maximilien le nom de « maladie de Lévistonstein » afin d’honorer leur collègue qui en avait décrit les symptômes dans une communication à l’académie de médecine. Aucune opposition ne se manifesta contre cette demande. Pourtant un jeune neuropsychiatre intervint à ce moment et troubla cette belle unanimité. Devant ses collègues ahuris, émit l’hypothèse iconoclaste suivante :
<!--[if !supportLists]-->- <!--[endif]-->Cet homme n’est pas fou ! Je pense que pour une raison inexpliquée, à la suite du traumatisme crânien, il a développé une nouvelle faculté intellectuelle. Je ne peux expliquer pourquoi car nous sommes loin de connaître tous les phénomènes qui régissent notre cerveau. La seule chose certaine actuellement c’est que les expériences que nous avons réalisé montrent que nous exploitons au plus 10% des possibilités de nos neurones. Dans de rares cas, en raison de stimulus non connus, certaines personnes peuvent mettre en œuvre de nouvelles possibilités. Nous les appelons des génies. Newton, Galilée, Mozart, Léonard de Vinci font partie de ces êtres d’exception. Mais on n’explique pas autrement les performances de certains calculateurs prodiges, de ces personnes capables d’apprendre par cœur un annuaire téléphonique ou de mener simultanément 50 parties d’échec. Maximilien Gromoletz a subi un stimulus qui lui a permis de développer une faculté supplémentaire : celle de percevoir ce que les autres hommes ne peuvent percevoir. Les physiciens ont montré que ce que nous appelons la réalité n’est qu’une facette d’un univers infiniment plus complexe. Notre patient ne croit pas voir les choses qu’il nous décrit, il les voit réellement. Ceci explique, d’ailleurs pourquoi dans bien des cas, il lui est difficile d’expliquer et nous de comprendre ce qu’il perçoit.
Les paroles du jeune neuropsychiatre déclenchèrent un tollé. Comment ce jeune blanc bec osait émettre une opinion aussi farfelue, aussi opposée aux doctrines officielles défendues par des spécialistes reconnus, anciens et par la même, érudits. Il fut donc, à juste titre remis à sa place et condamné au silence par le président de séance. Le ministre des Affaires sans importances prenait ombrage de la regrettable publicité que son subordonné faisait à son ministère. Cette affaire devenait trop importante dans une institution qui se vantait justement de ne s’occuper que d’affaires sans importances ! La majorité des participants à la réunion décidèrent que Maximilien Gromoletz était fou et qu’il était nécessaire pour son bien (et le bien de la société,) de l’interner au plus vite.
Le lendemain Lévistonstein et deux infirmiers, arrivèrent chez Maximilien Gromoletz. Le professeur expliqua à son illustre patient (ce n’est pas tous les jours qu’on la chance de pouvoir donner son nom à une maladie) qu’un séjour dans une maison de repos, à la campagne, au grand air avec de nouveaux traitements allait lui permettre de se rétablir rapidement. Son chef lui ayant téléphoné que le ministre, soucieux de santé, souhaitait qu’il suive un traitement dans une maison spécialisée (comment résister à une si haute et hiérarchique sollicitation !) et abruti par le Zircofon, Maximilien Gromoletz se laissa faire. Il monta dans l’ambulance, s’allongea sur la civière et se laissa sombrer dans une béatitude douillette sous l’œil attendri du professeur.
Mais c’était sans compter sur les manifestations du destin.
Le chauffeur de l’ambulance avant de prendre son service avait passé la nuit à arroser la naissance d’un fils (enfin un garçon après 5 filles !). Il n’avait donc pas la pleine possession de ses réflexes et sa vision de la route était quelque peu altérée. A un virage, il crut voir la route se poursuivre en ligne droite. L’ambulance traversa le bas côté et vint terminer sa course cinq mètres plus bas dans un pommier (innocente victime des méfaits de l’alcool). Quand les secours arrivèrent ils ne purent que constater le décès du professeur et des deux infirmiers (je vous rassure les obsèques du professeur furent particulièrement réussies et la maladie de Lévistonstein figure en bonne place dans les publications de l’académie de médecine). Protégé sans doute par civière sur laquelle il était solidement attaché Maximilien Gromoletz avait de multiples contusions mais il survécut à ce regrettable accident. Transporté d’urgence à l’hôpital le plus proche il put sous les mains habiles des chirurgiens retrouver un état présentable. Après un mois de convalescence, il reprit ses activités au ministère des Affaires sans importances.
Ce qu’un traumatisme avait déclenché un autre l’avait effacé. Tout avait disparu : le tierço, le ma, la septième face du dé, le lys et le reste…
On ne sut jamais qui avait raison : la faculté ou le jeune neuropsychiatre !
"Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur est interdite"
Style : Nouvelle | Par winther jean | Voir tous ses textes | Visite : 731
Coup de cœur : 16 / Technique : 12
Commentaires :
pseudo : Arthur Maury
elle est géniale ton histoire! c'est loufoque, on dirait par moment l'univers de Kafka, et à d'autres instants, c'est tout à fait sensé. félicitation!
Nombre de visites : 9641