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SACRIFICES par tehel

SACRIFICES

 

SACRIFICES,

 

 

L'infernal cliquetis des rouages titanesques résonnait en échos dans la haute charpente du campanile.  Perchés sur une poutre transversale maculée de fientes séchées, des dizaines de pigeons espionnaient Lauraleen de leur regard glauque.

La fille était là, malencontreusement empêtrée au carillon central entre les buttoirs du mécanisme d'horlogerie.  Le vent qui s'engouffrait entre les voûtes lui flagellait les joues faisant pleurer ses yeux affolés.

Au loin, les reliefs formolés et ébréchés des buildings enluminés brillaient en flashes étincelants au firmament de l'aube encore fatiguée.  L'horizon tout entier reflétait le spectacle grandiose de Bruxelles qui s'éveillait lentement sous la vigilance protectrice de la Basilique de Koekelberg, fraîchement rénovée depuis l'attentat du mois d'août dernier.  Pareils à des prédateurs affamés à la recherche de leur pitance, les phares blancs et jaunes des automobiles circulant Boulevard Léopold II, défilaient à un rythme fou et impassible, insouciants du drame qui se jouait là‑haut.

Lauraleen avait beau tenter de se dégager, ses longs cheveux emmêlés, qui la retenaient prisonnière, la faisaient souffrir un peu plus à chaque fois.

L'espace de quelques secondes à peine, elle avait oublié de prendre garde aux engrenages de la nouvelle horloge et juste comme elle s'était accroupie pour vérifier son mélange de peinture, ses cheveux avaient subitement été happés par les roues dentées de la machinerie.  La grande aiguille, celle des minutes, avait sauté d'un cran et était passée sur le chiffre 1.

Les paupières des gargouilles s'étaient animées, pleines de mauvaises intentions...

Il était 06h01.

Lauraleen le savait, elle ne voyait d'ailleurs plus que ça, puisque l'arrière de l'horloge flottait devant elle, une gigantesque horloge suspendue à la façade de la Basilique.

Tout d'abord, elle avait presque ri de sa maladresse, pensant pouvoir se dégager assez rapidement, puis, comme elle avait dû se rendre à l'évidence qu'elle serait incapable de se libérer avant 07h00, quand la petite aiguille effectuerait un pas supplémentaire, elle avait paniqué.

Une peur panique indescriptible !

Parce que l'ennui, c'était que, bien avant 07h00, l'horloge de la Basilique sonnerait 06h15, 06h30, 06h45 et puis seulement 07h00...

Mais à 06h15 et quelques secondes, Lauraleen ne serait plus de ce monde pour entendre sonner les fois suivantes, car à 06h15 moins des poussières, les deux monstrueux automates, à l'effigie de saints oubliés et montés sur rails, allaient surgir de leur tanière, effectuer une petite ronde à l'extérieur, sur le belvédère du frontispice, et puis entrer à nouveau pour venir cogner à trois reprises, de leurs lourds marteaux de fonte, le carillon derrière lequel la chevelure de Lauraleen s'était accidentellement enroulée.  Et pour sûr que les trois notes allaient jouer faux, car entre les marteaux de 16 kilos chacun, et le carillon, il y avait la tête paralysée de Lauraleen.

C'était la faute à pas de chance !  Un contrat exceptionnel: peindre la nouvelle horloge de la Basilique de Koekelberg, de l'argent facile, sans trop se casser les méninges lui

avait dit Fred, son associé, mais c'était surtout sans compter sur la légendaire malchance de Lauraleen !

Les deux mètres quatre‑vingt de fer forgé, que représentait l'aiguille des minutes, sautèrent un cran pour venir se positionner sur 06h03, dans douze petites minutes, Lauraleen allait souffrir de son dernier mal de tête !

Et il n'y avait aucune échappatoire, la fille était bel et bien immobilisée à califourchon sur le guide central, sous l'énorme gong de résonance principal auquel elle était désormais rattachée.

Inexorable, le temps s'égrainait tandis qu'impitoyable, la mort se rapprochait.

Les cariatides encerclant l'architrave semblaient sourire aux gargouilles en se moquant de la pauvre fille qui se débattait en vain.

‑ Trouve une solution pour ne pas mourir aussi stupidement, trouve au plus vite, le temps presse ! se répéta Lauraleen pour la centième fois.  L'aiguille des minutes exécuta un autre saut en avant.

Son petit coffret à outils, dans lequel se trouvait notamment une série de lames à décaper, gisait à quatre ou cinq mètres d'elle, il était donc exclu qu'elle essaye de l'atteindre pour se couper les cheveux !  Quant à s'extraire ainsi, en tirant de toutes ses forces, elle en était incapable tant ses longs cheveux étaient irrémédiablement enchevêtrés dans les rouages de l'horloge.

A plusieurs reprises, elle avait crié, appelé au secours, en espérant que quelqu'un finisse par l'entendre, mais là où elle se trouvait, personne ne viendrait, ni Fred, ni le Doyen, car personne ne pouvait se douter de toute l'horreur qui se déroulait là‑haut.

‑ Tu verras,  lui avait certifié Fred pour la convaincre d'accepter ce boulot, là‑haut, la vue est imprenable, Bruxelles est fantastique !

C'est vrai que le coup d'oeil en valait la peine, mais à présent, la ville lui paraissait beaucoup moins sympathique.

Un pigeon prit son envol, se faufila entre les arcs‑boutants et s'échappa vers les nuages bas, en claquant des ailes, l'aiguille monstrueuse avança d'un cran.

06h05 !

Lauraleen déglutit nerveusement, son front ruisselait de sueur malgré la bise écorchante qui le fouettait, ses doigts nerveux cherchèrent à tâtons la poche des ses jeans, ils y entrèrent et fouillèrent désespérément.

La poche était vide.

Rien ne pouvait l'aider, elle allait crever là, la tête fracassée par les deux somptueux bonshommes armés de leur marteau, qui faisaient la fierté de toute la citée !

CLAC ! l'aiguille sursauta à nouveau et se positionna sur 06h06.

Et dire que Fred le lui avait répété un bon milliard de fois: ‑ quand tu travailles, noues‑toi les cheveux, on ne sait jamais, un accident est si vite arrivé ! et Lauraleen de lui répliquer toujours la même phrase: ‑ que veux‑tu qu'il m'arrive en tant que peintre en bâtiment ?

Si elle avait su !!!

Ses cheveux !  Une magnifique tignasse qu'elle exhibait fièrement et à laquelle plus aucun coiffeur n'avait touché depuis qu'elle avait eu quinze ans !

70 centimètres de scalp embrouillés autour d'un axe coriace et vorace, une situation inextricable qui allait lui être fatale !

CLAC ! une fois encore, la grande aiguille tressaillit et progressa d'une graduation supplémentaire.

La fille se contorsionna en lâchant quelque petits cris plaintifs provoqués par ses cheveux la tiraillant, et elle fouilla son autre poche.

Rien.

Tout était fini !

‑ Apprête‑toi à me recevoir chez toi, oh mon bon Dieu ! supplia‑t‑elle en levant les yeux vers la voûte du dôme.

Soudain, elle eut comme une révélation, ça avait été comme si brusquement elle s'échappait d'un mauvais rêve: ‑ Mais oui, suis‑je bête ! elle tendit la main et essaya d'atteindre son petit sac à main qu'elle avait suspendu à la poutre juste à côté d'elle.

Elle tira encore, ses yeux meurtris par la douleur laissèrent s'échapper quelques larmes, elle tira davantage et l'atteignit.

Son GSM !

Bon Dieu de misère de Dieu, comment n'y avait‑elle pas pensé plus tôt !

Elle attrapa son sac et sortit le téléphone cellulaire.  Elle tira l'antenne qu'elle serra entre les dents, et rapidement, elle composa le numéro de Fred.

La première sonnerie retentit faiblement au creux de son oreille où les battements de son coeur résonnaient à tue‑tête lorsque l'aiguille fit un autre saut pour passer sur 06h08.

‑ Fred ? je t'en prie, Fred ? réponds, je t'en prie ! au bord des larmes, elle étreignait l'appareil en l'implorant.

‑ Allô ? répondit une voix lointaine et brouillée de parasites.

‑ Fred ! Fred, je t'en prie, aide‑moi, je suis coincée dans le clocher, mes cheveux se sont coincés dans l'axe du carillon, à 06h15, je vais être écrabouillée par ces deux saloperies de sonneurs de cloches ! avait‑elle mitraillé d'une traite.  Comme figé, son regard terrassé surveillait l'aiguille indifférente.

‑ Qu'est‑ce que tu racontes ? c'est une blague ou quoi ? Au volant de sa voiture, Fred n'avait pas réellement compris.

‑ Je t'en supplie Fred, le temps presse !

CLAC ! impassible, l'aiguille indiqua 11h09 !

‑ Lauraleen ? que se passe-t‑il ? l'homme plissa les yeux, dans un geste machinal qui traduisait son étonnement, il se pencha de côté pour vérifier l'emplacement de la Basilique qui s'éloignait dans le rétroviseur.

Exaspérée et à bout de nerfs, la fille répéta son message en essayant d'être aussi claire que possible.

CLAC ! 06H10.

Durant quelques secondes qui parurent durer une éternité, Fred réfléchit, tout d'abord pour essayer de comprendre, et ensuite, pour tenter de trouver une solution.

Il écrasa la pédale de frein, tira un coup sec sur le volant et dans une dangereuse embardée, il fit demi‑tour.

CLAC ! 06H11.

‑ T'inquiète Lauraleen j'arrive !

‑ Fais vite Fred, je t'en prie, fais vite ! pleurnicha encore Lauraleen, la gorge serrée.

Fred raccrocha, il posa sa main droite à côté de la gauche sur le volant et poussa sur l'accélérateur; devant, se dressait la Basilique, tout au bout du boulevard Léopold II.

CLAC ! l'aiguille plongea sur 06H12...

Lauraleen replia ses jambes contre sa poitrine, elle les enserra dans ses bras croisés et ferma les yeux en espérant très fort que ce brave Fred fasse vite.  Dans sa tête en ébullition où les idées s'entrechoquaient, le tic‑tac infernal de la machinerie de l'horloge continuait de résonner à une cadence affolante.

CLAC ! tandis que Fred zigzaguait parmi une circulation dense, l'aiguille tomba sur 06H13.

‑ La peinture !?! sursauta Lauraleen en relevant la tête.  En s'y prenant bien, en jetant son pot de peinture le plus fort possible, peut‑être parviendrait‑elle à le faire basculer par‑dessus le parapet du perron, peut‑être même que quelqu'un l'apercevrait tout de suite et se déciderait finalement à monter là‑haut, mais comme elle cherchait le fameux pot des yeux, l'aiguille, cette satanée aiguille que rien ni personne ne pouvait arrêter, sauta d'un cran, dans quelques secondes à peine tout serait terminé.

La voiture de Fred dérapa sur les gravillons de l'esplanade, l'homme en sortit et fonça à toute jambe en direction du porche d'entrée, là‑haut, l'horloge indiquait 06h14...

CRÏÏC ! sur leurs gonds mal huilés, les deux doubles portes automatiques des caches s'ouvrirent lentement, les crémaillères du mécanisme d'entraînement se tendirent et les masses de bronze apparurent, brinquebalantes et hésitantes.

Imperceptible, l'aiguille progressait vers 06H15, heure fatidique où tout serait terminé.

La femme remarqua les gargouilles alignées sur les merlons, il lui sembla qu'elles souriaient de contentement en s'impatientant.  Il y avait si longtemps que ces monstrueuses pierrailles n'avaient plus assisté à un sacrifice, que l'imminence de celui‑ci leur avait étrangement insufflé la vie.

Fred défonça les portes d'un coup d'épaule, il bouscula une vieille dame qui sortait, il courut jusqu'à l'escalier, et sans perdre une seconde, il se lança à la conquête des marches sans plus penser à rien d'autre que d'aller plus vite encore.

Lauraleen suivait les automates qui sortaient sur l'espèce de terrasse, leur allure s'était stabilisée et à présent, ils défilaient droits et fiers, dans une valse révérencieuse.  Ils se croisèrent, semblèrent saluer Bruxelles encore vaseuse, ils se retournèrent vers l'horloge, et puis, inexorablement emmenés par les chaînes, revinrent à l'intérieur du dôme en soulevant leur marteau dans un geste précis pour lequel ils avaient été conçus.  Lauraleen eut l'impression qu'ils souriaient également, c'était exactement ça: ils souriaient d'un sourire faux et mielleux !

Les gargouilles pivotèrent et se régalèrent du spectacle.  Leur visage figé se métamorphosa en un rictus machiavélique.

L'aiguille se rapprocha du trait marquant le quart de 06 heures, Lauraleen rentra au maximum la tête dans ses épaules et ferma les yeux en se mordant la langue pour ne pas crier.  L'odeur âcre et répugnante de l'huile de graissage des automates lui picota les narines.

Puis, elle eut une toute dernière idée éclair.

Elle tendit le bras, trouva immédiatement son pot de peinture, et l'en débarrassa de sa anse qu'elle planta au hasard des maillons de la chaîne.

Les piédestaux des bonshommes n'étaient plus qu'à quelques centimètres de ses genoux.  La mécanique crissa et grinça en une plainte aiguë et désagréable qui fit sursauter les gargouilles, l'aiguille se confondit avec 06H15 et quelques rouages patinèrent encore, tandis que les automates s'arrêtèrent brusquement, tremblant sur leur rail de guidage.

Fred, à bout de souffle, apparut dans l'embrasure de la cage d'escalier.

Les gargouilles se confondirent dans un mouvement d'ensemble pour reprendre leur position.

‑ Lauraleen ! hurla Fred de satisfaction en se précipitant vers la fille qui n'avait pas encore réalisé.

‑ Fred !?! elle tendit les bras.  Ils s'embrassèrent en s'étreignant, heureux de se retrouver.

L'horloge ne bougeait plus, le temps s'était arrêté.  Les gargouilles immobiles paraissaient se concentrer et s'unir spirituellement dans une volonté inextricable.

Le Doyen leva les yeux au plafond et écouta, l'air inquiet.

Ca n'avait pas sonné, ça aurait pourtant dû sonner !

Fred et Lauraleen relevèrent la tête, un imperceptible bruit de friction attira leur attention.  L'instant d'après, la anse métallique plia et fut entraînée par la crémaillère.

De concert, les deux bonshommes abaissèrent leur mail de 16 kilos et dans un effroyable bain de sang, deux cervelles humaines explosèrent simultanément.

Le carillon résonna une première fois timidement, et ensuite, deux autres coups plus francs se firent entendre, tandis que dans un effort débloqué, l'aiguille cabriola jusqu'au trait de 06h16.

Une large grimace de satisfaction fendit la face impassible des gargouilles.

Apaisé, le Doyen replongea dans sa lecture, l'espace d'un instant, il avait bien cru qu'il y avait un problème, là‑haut, tandis qu'envenimmée d'une aura spectrale malsaine, Bruxelles sortit enfin pour de bon de la lourde torpeur récurrente des nuits magiques distillées par la Basilique de Koekelberge.

Dirigées vers la Ville et ragaillardies du spectacle d'une aurore de mauvais augure, les gargouilles fouillèrent l'éternité à la recherche ardue du fatum impitoyable qui pouvait leur offrir une autre victime en sacrifice...

 

FIN.

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