Dès le matin, M'man m'avait semblée bizarre.
Pas vraiment contrariée ou tracassée, comme cela lui arrivait parfois les semaines où elle passait quasi autant de temps aux toilettes qu'à la cuisine, mais sur les nerfs, comme ils disent.
Elle s'était levée très tôt, et à l'inverse des autres jours, elle ne m'avait pas appelé pour me faire un câlin, elle m'avait juste dit bonjour et puis, elle s'était d'emblée affairée à son ménage.
Elle avait, à l'instar des grands jours de marché des débuts de mois fastueux ‑ quand P'pa ramenait un bout de papier gribouillé de chiffres et que, magistralement, il jetait sa mallette d'ouvrier derrière la porte, près du stock de chaussures ‑ établi une liste interminable qu'elle consultait à chaque révolution de la grande et fine aiguille de l'horloge de la cuisine.
Tout avait été chamboulé.
M'man avait ouvert tous les tiroirs des armoires, tous les placards avait été fouillés et au fur et à mesure, elle avait coché sa liste avec le gros crayon boudiné suspendu au frigo.
Elle était descendue à la cave et montée à l'étage un bon millier de fois et comme nous n'étions pas allés nous balader au Parc comme d'ordinaire, j'avais dû me contenter d'un petit tour au jardin, près de la balançoire rouillée qui n'intéressait plus personne d'autre que moi.
Ca m'inquiétait de la voir courir d'un coin à l'autre, alors je l'ai suivie un moment, puis, elle s'est énervée, elle a crié une bonne fois et je suis resté tranquille dans le fauteuil, devant la télé qu'elle n'avait pas branchée, en attendant que les choses se tassent.
Quand il fut l'heure de manger, là, elle se rattrapa.
M'man est gentille !
Des boulettes !
De succulentes boulettes !
Les boulettes, c'est mon plat préféré !
Tandis que je m'enfilais mes boulettes, M'man m'a regardé amoureusement et elle a souri.
M'man m'aime bien !
P'pa aussi, mais pas autant ! Ca se sent.
Moi je les aime tous les deux !
Et puis, j'ai eu sommeil.
Je me suis étiré, j'ai bu un coup, j'ai remercié M'man du regard et je suis allé me coucher dans le fauteuil.
Et pour une fois, M'man s'est assise près de moi. J'ai posé ma tête sur ses genoux et elle m'a parlé doucement.
Des mots, des paroles douces et gentilles, sa voix tremblait un peu, mais je sentais que quelque part M'man était heureuse. Et puis, je suis tombé endormi, comme assommé.
Les boulettes avaient été délicieuses, mais il m'en restait un arrière‑goût assez désagréable qui me fit dormir comme une masse.
Quand j'ai rouvert les yeux, P'pa était revenu du boulot.
Avec M'man, ils avaient chargé la voiture d'un tas d'objets qu'ils avaient soigneusement disposés sur la banquette arrière, à côté de moi, et le coffre avait été rempli de toute sorte de choses que j'avais, soit oubliées, soit jamais vues.
P'pa roulait vite.
Là aussi, j'ai été étonné, parce que P'pa ne roulait jamais vite quand nous allions quelque part.
M'man avait posé sa main sur sa jambe ‑ signe que tout allait bien entre eux ‑ et elle chantonnait sur l'air diffusé par la radio.
P'pa guettait de temps en temps dans le miroir placé à sa droite.
P'pa était nerveux.
Quand on croisait une voiture, il se tassait sur lui‑même et détournait les yeux, comme s'il n'avait pas envie de voir quelqu'un, M'man lui parlait tout bas.
Et puis, P'pa a encore roulé plus vite.
La moyenne !
J'sais pas ce que cela veut dire, mais ça avait l'air important.
La moyenne à respecter.
P'pa et M'man, comme tous les grands, sont toujours pressés !
La moyenne !
La moyenne, P'pa ne devait pas l'avoir, parce qu'à un certain moment, M'man l'a houspillé en tapotant sur le petit truc de l'auto qui a des aiguilles, comme l'horloge de la cuisine.
P'pa a alors roulé plus vite encore.
Quand P'pa a dit qu'il avait soif, M'man lui a pas dit de s'arrêter, pourtant, moi aussi j'avais soif, mais à mon avis, la moyenne ne tolérait aucune entorse !
On a roulé longtemps.
Aussi loin que je me souvienne, jamais on n'avait roulé aussi longtemps.
J'en étais malade !
Mais comme M'man m'avait dit d'être sage, j'ai pas rouspété.
Y avait pas intérêt, parce que quand M'man se met en colère, vaut mieux pas être dans ses pattes !
J'ai attendu, en regardant le paysage.
Quand P'pa a vu que j'étais réveillé, il a failli avoir un accident.
C'est terrible un accident de voiture !
J'en n'ai jamais vu, mais ça doit être terrible, parce que j'ai vraiment eu très peur.
P'pa s'est retourné vers moi, l'air surpris, et il a lâché le guidon de la voiture.
On a bien failli s'encastrer dans le poteau électrique qui traversait la route à ce moment‑là.
M'man a crié un coup, P'pa a redressé, et puis, il a freiné à bloc.
La voiture a glissé, M'man a hurlé, je suis tombé de la banquette en criaillant, et P'pa a arrêté la voiture, au détriment de la moyenne, qui semblait étrangement n'avoir plus aucune importance.
P'pa et M'man ont soufflé, et je suis remonté sur la banquette, tout étourdi.
Puis, comme si elle avait soudain une révélation, M'man a demandé à P'pa s'il avait pensé à la corde.
La corde ?
Quelle corde ? P'pa et moi, on n'en savait rien.
Puis M'man lui a fait des signes, P'pa n'avait apparemment rien compris, mais il a aussitôt redémarré.
P'pa et M'man n'ont plus rien dit, M'man a coupé la radio.
Plus tard, on a emprunté des petits chemins, des routes perdues sans personne.
Et tout au bout d'un sentier tortueux, on a fait une halte.
Une pause.
P'pa a vérifié que personne ne venait, et puis il est descendu faire pipi.
M'man n'a pas fait, parce qu'elle fait pas comme lui, contre un arbre. Moi, j'ai fait là où elle m'a montré.
On n'est pas reparti tout de suite.
J'étais content, on allait sans doute aller se balader dans le bois, faire une belle promenade, mais on n'a rien fait de tout ça, parce que M'man a reparlé de la moyenne.
P'pa a fouillé le coffre de l'auto tandis que M'man m'embrassait comme elle savait si bien le faire, et puis P'pa m'a attaché.
J'avais pourtant rien fait de mal !
P'pa m'a attaché avec un long tuyau, une corde qu'ils appellent ça, à un arbre.
M'man pleurait presque, P'pa la poussée dans la voiture et ils sont repartis.
C'est une blague !
P'pa et M'man aiment faire des blagues, comme le jour où on s'est amusé à faire peur au type qui rapporte les factures dans le trou de la porte d'entrée.
Ca fait déjà longtemps maintenant, j'ai soif et j'ai faim, je ne sais pas où je suis, mais je sais que P'pa et M'man vont revenir parce qu'il m'aiment bien.
Je me suis allongé dans l'herbe en les attendant, vont plus tarder, j'imagine !
J'ai beau les appeler, ils n'arrivent pas.
En plus, je m'ennuie, y a rien à faire ici, y a rien à voir, juste cette sorte d'image un peu abîmée que les grands ont collée sur un piquet métallique.
Une affiche qu'on dit. Une affiche avec un chien tout seul, comme moi, et qui regarde une voiture qui s'en va, pleine à craquer d'humains qui partent en vacances...
FIN.
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Style : Nouvelle | Par tehel | Voir tous ses textes | Visite : 699
Coup de cœur : 13 / Technique : 8
Commentaires :
pseudo : scribio
l'abandon d'un animal, vu de l'intérieur, au début on pense que c'est un enfant qui parle, mais au fond ces animaux de compagnie sont commes des enfants, complètement dépendants de leur maître, ton texte est trés intéressant, on ne parle pas assez de cela.
pseudo : david
Je trouve cette nouvelle très bien enmmenée, très imagée, et très triste, et les autres capables de ça des vrais merdes.
pseudo : asicq
super bien écrit; bravo !
pseudo : FANON
oouah! j'ai cru tout le temps qu'il y avais un malheur genre maman se suicide, après les parents sont se sucider avec l'enfant mais quand j'ai lui la dernière phrase c'est un cri que j'ai poussé! Un cri d'horreur,pour moi un chien si on le prend on le garde à vie, si un hotel ne veut pas de mon bichon je n'y vais pas, au resto pareil. Bravo tu m'a faites frémir,ton histoire était véritablement di réalisme
pseudo : volatile
Génial, ce texte. On se demande où tu veux aller dans ce récit (où ils veulent aller) On pense vraiment que c'est un enfant qui parle et on se pose plein de questions. Je ne me suis rendu compte qu'à la phrase "... et p'pa m'a attaché" que c'était un chien. Et là, j'ai tout de suite compris et je rejoins complètement le commentaire de david: des vrais merdes, ceux qui font cela. Des idiots qui achètent un chien comme on achète un jeu que l'on jette parce qu'on n'en veut plus. Intolérable.
pseudo : Arthur Maury
Très originale comme histoire. Prendre une voix d'enfant était une très bonne idée. Félicitation
pseudo : Contemplatif
bien joué,ce texte m'a fait monter la colére,faut dire que plus je regarde vivre certains êtres humains plus j'aime les animaux au moins il n'ont pas la cruauté gratuite.amicalement,Franck.
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