Un peu de vent agite les feuilles et les feuilles bruissent délicatement.
Tu es venue en avance, aujourd'hui. Je me demande pourquoi. Dans un sursaut d'audace, je te murmure la question à l'oreille mais tu ne réponds pas. Bien évidemment, quoi de plus normal ? La place du parc n'est pas encore déserte, l'automne est encore teinté de printemps, les feuilles sont encore vertes... Ici et là, d'autres enfants s'amusent, rient, se bousculent, jouent à capturer le vent dans leur mains grandes ouvertes mais toujours, ils échouent et repartent en criant. Un jour, ils l'attraperont, ils en sont convaincus. Un jour, c'est sûr, s'ils sont assez vaillants... Ou c'est lui qui les rattrapera, qui sait, avec le temps ? ! En s'en allant, ils te font signe et tu réponds en souriant. Machinalement.
Mais moi...
C'est la toute première fois que je te vois sourire et ce sourire-là me bouleverse, et ce sourire-là me transperce, et ce sourire-là me transporte, et ce sourire-là me transforme, j'en tombe à la renverse, tente de le figer dans mes souvenirs et de le faire durer - si ce n'est une seconde, au moins, éternellement - tant tu parais soulagée, tout à coup, tant tu parais enjouée, paisible, joyeuse... Hélas ! La seconde qui suit, ce sourire s'est déjà effacé, ne laissant qu'une empreinte, une vague étincelle dans tes yeux tandis que tu les regardes comme tu regardes vers les cieux, avec la même mélancolie, la même passion, la même intensité. Peut-être, un jour, viendras-tu là avec les tiens. Peut-être, alors, auras-tu oublié les longues heures passées sur ce banc, les longues heures perdues à attendre, les longues heures laissées à la providence... Et peut-être qu'ils joueront pour toi aux enfants invisibles qui font mine de ne pas se voir, qu'ils se courront après ou qu'ils enverront un ballon rouler jusqu'à mes pieds...
Et moi qui n'aurait pas bougé, je leur sourirais à mon tour comme tu viens de le faire, avec le même soulagement et la même lumière - et avec un seul souhait, cette fois - : pouvoir leur renvoyer, pouvoir jouer, aussi, et faire comme si c'était les miens, et faire comme si j'étais heureux et te prendre par la main et te regarder faire. Ta tête sur mon épaule, les porter sur mon dos et les lancer en l'air, chacun à tour de rôle, et leur tenir la main pour leur première descente du toboggan de fer, patauger avec eux dans les flaques d'eau et la poussière, prendre d'assaut leurs châteaux de sable, inventer des histoires dont nous serions les rois, dont tu serais la reine, les pousser sur la balançoire, plus haut, plus haut, t'écouter me dire d'être prudent et te faire un peu peur - sûrement pour oublier combien j'ai peur moi-même - et ne jamais lâcher ton coeur, et ne jamais lâcher ta main, et ne jamais lâcher les leurs, jamais, jamais, ou seulement quand ils me diront qu'ils n'en ont plus besoin. Veiller sur eux. Veiller sur toi.
Si seulement...
Si seulement je pouvais être là pour voir leurs premiers pas, entendre leurs premiers mots... Etre là pour leur premier tour du parc à vélo, pour leur premier dessin, pour leur premier tableau et, encore, pour leurs premiers émois et leurs premiers chagrins d'amour. Etre là pour voir combien ils te ressemblent. Combien ils sont parfaits, combien ils méritent d'être aimés, combien ils tiennent de toi.
Ah... Si ces enfants-là pouvaient être... Les nôtres. Mais non. Allons, allons, je ne dois pas penser à ça. Je n'en ai pas le droit et puis, en fait... Je n'en ai pas envie. Je me laisse emporter. C'est ce décor, c'est cette ambiance, c'est ton sourire, c'est toi... Jamais auparavant je n'avais eu de telles idées en tête, jamais auparavant je n'avais même songé à être appelé « papa »... Peut-être que je devrais ne pas venir, demain. Peut-être que je devrais partir, te laisser derrière moi, tout laisser derrière moi, marcher droit devant moi et ne jamais, jamais me retourner. Peut-être faut-il que je t'oublie tant que j'en suis encore capable. M'enfuir tant que je n'éprouve rien pour toi. Trouver un autre parc, un autre banc et une autre « elle », mais qui ne compterait pas autant. Peut-être que je me perds, en venant te trouver ? Peut-être qu'il ne faut pas... Que je ne dois pas t'approcher ?
Qu'est-ce que tu me dirais, si tu avais conscience de ma présence ? Est-ce que toi aussi, tu me conseillerais de fuir, ou est-ce que tu ferais tout ce qu'il faut pour me garder ?
Tu me conseillerais de fuir, bien évidemment.
Je ne peux pas être le héros de ton histoire, j'ai beau avoir oublié mon visage, j'ai beau ne plus savoir à quel point je suis ordinaire, je sais que les belles histoires sont écrites pour les beaux princes sur leurs beaux chevaux blancs, surtout quand la Belle est aussi charmante, tout comme je sais que je n'ai rien de l'homme dont tu es en droit de rêver et dont tu rêves sans doute chaque soir, à l'écart sur ton banc : ni le courage, ni le mérite, ni la vertu, ni la peau de velours, ni le regard de braise. Je ne suis bon qu'à être invisible, moi. En conséquence de quoi...
Je suis fou d'y penser. D'ailleurs, je n'y pense plus. Je n'y ai pas pensé. Pas vraiment, en tout cas. Je suis quelqu'un de raisonnable : il me faut une minute pour me reprendre et pour tourner la page. C'est à peine si je me répète encore mon fameux « si seulement tu pouvais me voir », timide, atone...
Comme il se doit, cette fois encore, c'est sur moi seul que la nuit finit par se refermer.
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Style : Nouvelle | Par L. | Voir tous ses textes | Visite : 555
Coup de cœur : 12 / Technique : 8
Commentaires :
pseudo : Brestine
C'est très beau L. Une belle suite à cette histoire, cette narration de l'intérieur pleine d'images, de désirs, d'émotions... Mais pourquoi un tel pessimisme, finalement... A moins que tu ne nous réserves une suite avec rebondissements ?
pseudo : L.
Merci Brestine, de ton intérêt et de ta fidélité. Pourquoi un tel pessimisme, alors ? ! Sans doute juste "parce que c'est moi". C'est sans doute un mélange de lucidité, d'expérience, de lacheté et de mélancolie... Le titre ne ment pas vraiment : même s'il y a "transposition", intellectualisation, l'écriture est ici très indécente. Entre le slignes, c'est bien moi, c'est bien "mon histoire vraie"... Elle est écrite ainsi parce que c'est ainsi qu'elle se déroule. Mais oui, il y aura bien des suites. Des rebondissements, par contre... ça ne dépend pas que de moi ! ; )
pseudo : ficelle
...(soupir, soupir et soupir)...que c'est beau...Au fur et à mesure que nous l'histoire "grandit" en volume (3ème partie), tu zoomes davantage sur ton désir, il se dessine, il est là, il t'accompagne. Et nous entrons en toi, dans tes rêves, le questionnement d'hier prend une forme nouvelle, la projection pour demain...C'est magnifique...Je file voir la suite !
pseudo : L.
Mille merci pour ses éloges qui me vont directement là d'où viennent ces textes : droit au coeur !
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