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GLACE par tehel

GLACE

 

Khaly avait disparu et la vieille dame également.  Gray avait beau scruter les alentours, il pouvait plisser les yeux tant qu'il voulait, l'horizon immaculé était désert.

Rien.

Il n'y avait rien autour de lui.

Juste cette glace sous ses pieds.

Cette glace qui gémissait au moindre de ses gestes.

La glace geignait et sous elle, à quelques centimètres à peine, l'eau trouble bouillonnait en lâchant de grosses bulles d'air, signe irréfutable que tout allait céder d'un instant à l'autre.

15 mètres, c'était approximativement la distance que Gray avait parcouru sur la couche de glace trop fine pour supporter son corps.

15 tous petits mètres.

15 mètres qui le séparaient du bord de l'étang.

Le thermomètre suspendu à la statue à l'entrée du Parc indiquait - 16°, Gray frissonna et une fois encore, son regard affolé chercha quelqu'un pour lui venir en aide.

Mais le Parc était désert, par moins seize degrés, seuls les imbéciles comme Gray prenaient la peine de sortir s'oxygéner après un bon repas à la Taverne de l'Etoile ou alors seules les mémères à toutous comme cette petite dame ‑ sans qui il ne serait pas là, bloqué au milieu de l'étang gelé, sur la glace prête à craquer ‑ sortaient promener leur chien !

 

‑ Monsieur, monsieur, s'il vous plaît, voulez‑vous bien m'aider ? mon chien s'est échappé, il est là, sur l'étang ! avait imploré la vieille, une toute vieille petite dame à l'embonpoint flagrant, avec un chapeau grotesque, des frusques immondes et de grands yeux de caribou empaillé.

‑ Votre chien ? où çà ? Gray avait porté la main au‑dessus de ses yeux éblouis par un soleil pointant à droite de la Tour du Paradis, il avait suivi la direction indiquée par le doigt tordu d'arthrite de la vieille dame et il avait enfin aperçu Khaly, le caniche femelle de cette femme qui pleurnichait en s'accrochant avec force à son bras.  Comment s'appelle‑t‑il ?

‑ Khaly, c'est une femelle, d'ordinaire elle est obéissante, mais là, je ne peux plus la rattraper, vous voulez bien m'aider monsieur, s'il vous plaît ?

Gray avait jugé l'étang, les traces laissées par quelques patineurs étaient encore visibles, aucune indication ne déconseillait d'y marcher, aussi, s'était‑il aventuré sur la glace à la poursuite de Khaly qui avait trouvé cela très amusant.

Le chien avait esquivé une première tentative d'approche, il avait contourné Gray et s'était enfuit un peu plus loin.

Gray l'avait appelé.

En vain.

Khaly avait contourné l'homme, elle avait encore dérapé un peu, et puis, elle avait glissé jusqu'à hauteur du piquet.

Un piquet en béton avec une pancarte illisible parce que recouverte de neige compacte.

Gray s'était avancé prudemment, il avait vérifié la glace sous ses pieds, puis, il avait essayé d'attraper Khaly.

Mais le chien avait, une fois encore, été plus rapide que lui, échappant de justesse à l'étreinte des bras de l'homme.

Gray était tombé de tout son long, il avait glissé lentement et il était venu heurter doucement le piquet de béton, en en faisant tomber la neige.

Khaly s'était soudain ravisée et elle avait rejoint le bord de l'Etang où sa maîtresse l'avait aidée à remonter.

‑ Merci Monsieur, vous êtes bien aimable ! la vieille n'avait plus accordé un seul regard à Gray, elle avait soulevé son chien et elle l'avait emmitouflé dans ses guenilles avant de disparaître.

Gray s'était relevé et l'avait suivie du regard.

‑ Y en a, j'vous jure ! avait‑il murmuré en secouant la tête d'un geste de dénégation.

Comme il fit un premier pas en avant, pour rejoindre la berge, il lui avait semblé entendre un bruit étrange.  Quand il posa une seconde fois le pied un peu plus loin, le bruit s'intensifia, et quand Gray eu fait 5 ou 6 pas, il eut la présence d'esprit de se retourner et de lire l'inscription sur la pancarte du piquet en béton:

 

danger:

ne pas circuler sur l'etang en cas de gel !

P.: 2,80 m.

 

La glace s'était fissurée d'une énorme cicatrice en meuglant, sur toute une partie, de dessous les pieds de l'homme jusqu'au piquet.

Gray avait fait un pas supplémentaire, un second, puis encore un, mais la glace avait continué à se fendre, crissant de partout.  Il s'était immobilisé, il avait retenu son souffle, il avait attendu que cela s'arrête.

Et la glace ne s'était effectivement plus crevassée davantage.

Il avait appelé au secours, il avait essayé de repérer la vieille dame, il s'était retourné tout doucement, mais il avait vite dû conclure qu'il était seul et perdu par moins seize degrés et deux mètres quatre-vingts de profondeur !

Pas un passant, pas un promeneur, personne !  Personne à qui adresser un petit signe, personne sur qui compter.

A chaque respiration de l'homme, la glace semblait se crevasser davantage.  Gray faisait mille efforts pour ne pas paniquer.

Au loin, mélangée aux reliefs difformes découpés par le soleil, une silhouette dodelinante s'approcha dans sa direction.

Gray fit signe !   je suis là, aidez‑moi, je suis bloqué, la glace se rompt sous mes pieds !

Gray eut beau faire signe, la silhouette qui venait vers lui n'était pas celle d'un homme, c'était celle d'un cygne !

L'animal, calmement, s'approchait.

Gray pouvait l'entendre se rapprocher, il distinguait parfaitement le bruit feutré des pattes palmées de l'animal qui se posaient sur la glace saupoudrée de neige !

Un beau cygne, avec un somptueux plumage duveteux et deux ailes blanches d'une envergure impressionnante, un cygne d'une bonne quinzaine de kilos au moins.

La couche de glace se rompit un peu plus.

‑ Ksss, ksss, fiche‑moi l'camps ! allez, fissa ! l'homme tenta d'intimider la bête, mais celle‑ci continua de s'approcher inexorablement, guidée par son instinct, guidée par la voix humaine qui devait probablement l'appeler pour lui offrir quelques miettes de pain sec ...

Malgré la basse température extérieure, d'énormes gouttes de sueur se mirent à perler sur le front de l'homme.  En écho, sur la neige immaculée des horizons, les plaintes de la glace se rompant retentirent en vagissant l'hallali.  Le cygne se rapprocha davantage en ahanant.

‑ Rhâââ ! hurla Gray pour lui faire peur.  Le cygne s'immobilisa quelques secondes, il ouvrit grand les ailes, s'ébroua nerveusement pour ensuite reprendre sa lente progression vers l'homme.  Une horrible crevasse poussiéreuse se dessina d'un trait dans la glace.  Impuissant, Gray observa ses pieds immobiles.  L'hydrocution serait fatale.  2,80 mètres de profondeur, une eau croupie aux alentours de 1 ou 2 degrés, un corps en émoi chauffé à 37 degrés, l'inhibition implacable, le choc fatal, la chute imparable, l'hydrocution !

Le cygne contourna l'aire crevassée tout en espionnant Gray de son regard noir et déterminé.

‑ Rhâââ !  Rhâââ !, Gray fit de grands gestes avec les bras, mais cela ne parût pas effrayer le palmipède qui s'approcha davantage.

Tout cela de la faute de cette saloperie de clébard !  Gray pestiféra mentalement à l'encontre de la vieille dame et de son chien Khaly.

La blancheur éternelle du paysage vira au gris pâle et amer d'une mort certaine et latente.

Soudain, Gray fouilla ses poches.  Dans celle de droite, il venait subitement de se rappeler qu'il avait fourré un biscuit qu'on lui avait servi avec le traditionnel café de la Taverne de l'Etoile.

Aussi vite qu'il en fut capable, il en déchira l'emballage, craqua le biscuit en 2 parts égales et bien loin, en fait, aussi loin qu'il put, il le jeta sur la glace.  Le cygne affamé se précipita sur sa malheureuse pitance.  Gray souffla.  La bête piqua du cou, coinça le biscuit dans son bec, releva la tête et fit disparaître cette modeste offrande en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, puis, il dodelina de contentement.

A la charge cette fois, il revint.  Gray n'avait toujours pas bougé, comme figé sur place, immobilisé par la peur.  Il coupa l'autre moitié du biscuit en deux autres parts et en jeta une bien loin.  Mais beaucoup moins loin cette fois, car le biscuit était beaucoup trop léger.  Le cygne fondit sur la nourriture en dérapant sur la glace.

Avant même que Gray n'eut le temps d'essayer quoique ce soit, l'animal était revenu.  L'homme lança son dernier morceau de biscuit et une fois encore, le cygne se précipita dessus.  Gray souleva son pied droit mais il dut le reposer aussi vite car la glace fissurée menaça dangereusement de céder davantage et pour de bon cette fois.  Quand Gray releva la tête, le cygne était là, en face de lui, à trois mètres tout au plus, les yeux rieurs, pétillants et d'un noir profond à la fois, le cou tendu, les ailes déployées.

L'homme fit mine de lancer un autre morceau de biscuit, imaginaire celui‑là, le cygne suivit son geste, pivota de côté, sembla vouloir s'éloigner, mais nullement dupe, il resta en place, cancanant de protestation.  Gray fouilla ses poches à la recherche d'un autre biscuit qu'il savait pertinemment bien qu'il n'avait pas, ses doigts explorèrent en vain les cavernes sans trésor de son blouson parka, le cygne fit un pas.

Désespérément, Gray se tapota les flancs, cherchant quelque chose, un objet, n'importe quoi qui fasse plaisir à ce satané cygne.  Il repéra la forme généreuse de son zippo et l'empoigna.  D'un geste sans conviction, Gray lança le briquet aux mille diables.  Le cygne, avide de nourriture, se précipita derrière l'objet.  Gray se concentra, il fit glisser son pied droit, le gauche, la glace gémit sournoisement et se craquela en un réseau étoilé, Gray patina un peu plus vite, au loin, près du bord, l'animal renifla le zippo, il lui décocha un léger coup de bec en le faisant rouler sur la glace et puis, il revint mécontent.  Gray continua de progresser au détriment de la glace qui se fissura partout.  Le cygne le rejoignit presque, cette fois, Gray tenta de le leurrer avec son portefeuille, aussitôt il glissa un pied devant l'autre, prudemment.  Son coeur battait à tout rompre, il lui sembla qu'il allait éclater, mais cela ne fut rien, comparé au bruit grotesque et effrayant de la glace qui explosa à gros bouillons au pied du piquet.  Gray n'hésita plus une seconde, il fonça droit devant lui, son pied gauche dérapa, il faillit tomber, s'écrouler sur la glace dispersée en d'énorme pièces d'un puzzle monstrueux, le cygne flaira le danger, il fit demi tour, tomba de côté, se releva aussi vite et tout en tentant de s'envoler, il se mit à courir.  Gray le rattrapa, la glace se morcela uniformément sur toute sa surface, l'eau mordante, comme en ébullition, engloutit le talon de Gray qui se précipitait les bras tendus en avant, totalement déséquilibré.  Le sol sous ses pieds se déroba, d'énormes tranches de glace blanche pivotèrent de côté pour piquer du nez vers les cieux et replonger aussi vite dans l'écume de l'étang agité de remous.  Gray sauta d'une plaque à l'autre, comme dans une marelle diabolique instinctive, inconsciemment, machinalement, il esquiva la chute fatale, il rebondit davantage, bouscula le cygne affolé tout comme lui, sentit l'étau impitoyable de l'eau glaciale se refermer sur ses mollets noyés.  Sa respiration se bloqua, le bord de l'étang se rapprocha ironiquement tandis que Gray eut l'impression de couler, il ferma les yeux, impuissant, tétanisé par le choc étrange et soudain mitigé de précipitation et cette furieuse envie de vivre...

Tout était fini !

... ou presque.

Et puis, miraculeusement, ses mains avides et éperdues d'étreinte, se rattachèrent vigoureusement à ce dernier espoir que représentait cette masse duveteuse et turbulente qu'était le cygne en mouvement.

Gray, sans réellement s'en rendre compte, s'accrocha aux ailes agitées du palmipède qui l'entraîna rapidement vers le bord.  A la vitesse de l'éclair, l'homme s'agrippa aux pierres rugueuses et se hissa d'une traite ...

...

Quelques semaines plus tard.

 

Le dégel avait fait disparaître la neige et les glaces, un soleil serein noyait le parc tout entier, un homme marchait tranquillement sur l'allée de l'étang, les mains enfouies dans les poches de son parka.

Une fois encore, l'homme fit demi‑tour et remonta l'allée, ne quittant pas l'étang des yeux.

Un gardien qui passait par là et qui avait repéré l'étrange manège de cet individu aux allures suspectes, s'en approcha.

‑ Vous cherchez quelqu'un ?

‑ Un ami ! répondit Gray en décryptant l'étang miroitant le soleil.

‑ A quoi il ressemble ? insista le gardien méfiant.

‑ A ça ! Gray leva le bras, il sortit de sa poche la grande boîte de biscuits qu'il avait pris soin d'emporter, il s'assit sur le bord de l'étang et, comme il en avait maintenant l'habitude depuis sa fameuse mésaventure, il lança, un à un, les biscuits au cygne qui s'était approché.

Des biscuits, tous les jours, en guise de récompense.

Témoignage d'une amitié tacite et éternelle que nul ne pouvait ni comprendre ni soupçonner !

 

 

FIN.

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